20 mars 1995 : attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo. Le bilan est lourd : 12 morts. Le roman (Underground) que l’écrivain Haruki Murakami a consacré à l’événement est non seulement une belle œuvre littéraire mais aussi un outil de connaissance du terrorisme.
Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.
En plus de l’analyse des actes terroristes proprement dits, la recherche dans le champ disciplinaire des études sur le terrorisme s’appuie sur au moins trois corpus textuels complémentaires. D’abord la littérature scientifique, faite de manuels, de monographies et d’articles de revues spécialisées. Ensuite, un ensemble assez hétérogène de publications comprenant des articles de presse écrite et audiovisuelle qui fournit des données de qualité variable. Enfin, des productions qui entrent dans le champ de la littérature, compris au sens large. Cette dernière catégorie de documents, trop souvent négligée par les chercheurs pressés, est d’une prodigieuse richesse non seulement pour donner une densité accrue à la connaissance historique des faits, mais surtout pour offrir un éclairage complémentaire sur de nombreux composants du complexe terroriste. On trouve une illustration particulièrement remarquable de cela dans le livre que le romancier japonais Haruki Murakami a consacré à l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995.
Un précieux recueil de témoignages
La version française d’Underground parue initialement en 2013 chez Belfond, et rééditée ultérieurement en édition de poche, comprend en fait deux ouvrages. D’abord, une version abrégée d’Underground, (1997) parue à Londres en 2000 ; ensuite une série d’entretiens avec des membres et ex-membres de la secte Aum Shinrikyo, réunis dans la seconde partie du volume intitulée : « Le lieu promis ».
Underground comprend une trentaine d’entretiens réalisés environ un an après les faits, et retravaillés par Murakami, avec des victimes plus ou moins gravement affectées par le sarin. Ici, le romancier s’efface derrière l’enquêteur qui fait office d’historien. Et si la préoccupation première de l’auteur est de prendre appui sur cet épisode pour mieux comprendre la société japonaise de la fin du xxe siècle, pour le chercheur sur le terrorisme, cet ensemble de témoignages constitue une source précieuse pour mieux comprendre le processus de victimisation. En effet, en lisant ces récits de gens ordinaires, vaquant à leurs occupations habituelles en des lieux banals, c’est toute la signification de ce que nous désignons comme l’identité vectorielle des victimes qui se trouve densifiée. En effet, ni le lieu ni le moment de l’attaque ne sont aléatoires ou « indiscriminés » :
en visant des rames de métro qui convergeaient vers le centre politique et administratif de Tokyo à une heure matinale de grande affluence, les auteurs de l’acte indiquent la nature du message qu’ils entendent transmettre.
Et les 12 morts et plus de 5 000 personnes impactées représentent des citoyens ordinaires dont l’existence a été littéralement empoisonnée par une attaque qui fait ressortir leur vulnérabilité.
Mais Murakami ne s’en tint pas là. Il chercha aussi à comprendre les motivations des auteurs de l’attentat à l’aide de huit entretiens avec des membres et anciens membres d’Aum, ce qui aboutit à produire l’un des documents les plus éclairants sur le fonctionnement mental et concret d’une entité ayant recouru au terrorisme.
Pourtant, malgré sa prodigieuse richesse, ce gros volume (543 pages) n’a guère été exploité par les spécialistes du terrorisme, alors qu’il concerne un événement qui a eu un retentissement énorme pour leur discipline. En effet, sauf une intéressante analyse de l’apport de Murakami qui se situe largement en dehors du champ des études sur le terrorisme, les auteurs de la plupart des travaux sur le complexe terroriste engendré par Aum Shinrikyo semblent ignorer ou sous-estimer ce document.
Un attentat doublement toxique
L’attaque du 20 mars 1995 a évidemment d’abord eu un effet toxique sur les victimes directes et indirectes de l’attentat. Et grâce au livre de Murakami nous savons comment quelques-unes ont réagi à cet événement absolument hors du commun à la fois au moment des faits et environ un an après.
Mais le retentissement de cet acte atypique, où pour la première fois une entité non étatique recourait au terrorisme en employant une « arme de destruction massive », aura également des effets toxiques sur la discipline des études sur le terrorisme et (surtout) sur les dispositifs antiterroristes de nombreux États, à commencer par les États-Unis. En effet, à partir de 1995, la crainte, jusque-là diffuse, concernant la possibilité de voir des organisations dites terroristes disposer d’armes CBRN (chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires) semble enfin acquérir un fondement réel. Il en résultera une multiplication de programmes de recherche abondamment financés, une avalanche de publications et d’énormes dépenses publiques pour préparer les dispositifs sanitaires et de sécurité à l’éventualité de ce genre d’attaques.
Sur le plan théorique, l’attentat au sarin de Tokyo a également beaucoup contribué à populariser la thèse du surgissement, au milieu des années 1990, d’un nouveau terrorisme plus létal et moins gérable au moyen de négociations.
Ce qui a donné lieu à un débat qui, sans démontrer une radicale rupture avec le passé, témoignait surtout d’une préoccupante inculture historique chez de nombreux spécialistes.
Cette ambiance alarmiste s’est aussi traduite par une focalisation sur le risque CBRN chez les responsables du contre-terrorisme, notamment nord-américains, au détriment d’une évaluation réelle de la menace et de l’observation attentive d’acteurs susceptibles de passer à l’acte avec un assemblage de moyens habituels. Et cet aveuglement sélectif n’a pas peu contribué à l’effet de surprise du 11 septembre 2001. Car ce matin-là, le plus meurtrier et spectaculaire des attentats sur le sol nord-américain a été réalisé par des opérateurs armés de banals cutters et en combinant des modes opératoires éprouvés de longue date (détournement d’avions et attentat-suicide).
Plus fondamentalement, ce qui est remarquable dans cette affaire, c’est la facilité avec laquelle une interprétation fausse de l’attentat de Tokyo s’est répandue chez des chercheurs et des décideurs dont les motivations, au vu des crédits disponibles, n’ont sans doute pas été aussi pures qu’on pouvait le souhaiter. Car, plutôt que de fournir des arguments alarmistes sur la menace terroriste CBRN, l’affaire Aum tend à montrer tout le contraire. En effet, on avait là une organisation disposant de ressources financières et intellectuelles considérables, et du temps nécessaire pour mettre ses armes au point sous le radar des forces de sécurité japonaises. Pourtant, ni les tentatives de produire et de disperser des agents biologiques efficaces, ni les essais de produire du sarin suffisamment pur pour engendrer une tuerie de masse ont eu du succès. Sans parler de l’incapacité à mettre au point des vecteurs appropriés. Il en découle que la dangerosité réelle d’Aum était finalement moindre que celle des groupes qui utilisent banalement des explosifs ou des armes automatiques de petit calibre. En témoigne le fait que la première attaque au sarin par dispersion aérienne (Matsumoto, 27 juin 1994) produira « seulement » sept morts, et l’attaque du métro de Tokyo l’année suivante 12 victimes létales. On est donc loin de la « destruction de masse » tant redoutée. En revanche, la nouveauté du mode opératoire qui déconcertera tant les victimes que les soignants et les autorités japonaises, et sans doute aussi la nature inquiétante de l’organisation impliquée aboutiront à un effet de sidération durable. Et, sans doute, contribueront également au succès du remarquable livre de Murakami…
La question épineuse du « terrorisme religieux »
Autre donnée importante : l’attaque de Tokyo survient à un moment où l’idée suivant laquelle un terrorisme spécifiquement « religieux » se manifesterait se développe depuis la fin des années 1970. Cette conception, qui prend appui notamment sur les effets de la révolution iranienne, les conséquences de l’invasion soviétique de l’Afghanistan et la résistance chiite à l’occupation israélienne du sud du Liban en 1982, concentre l’attention principalement sur l’islamisme. Elle sera théorisée et popularisée après 2001 par David Rapoport qui identifie une succession de « vagues » de terrorisme, dont la « vague religieuse » serait probablement l’avant-dernière. Dans ce contexte, l’épisode d’Aum Shinrikyo, malgré ou en raison de son caractère exotique, en est venu à figurer en bonne place dans la littérature spécialisée consacrée aux relations entre les religions et le terrorisme. Et dans ce cas avec une opportune mise en relief du rapport entre des croyances apocalyptiques (que Shoko Asahara emprunte au christianisme) et le possible passage à l’acte violent par des entités engagées dans des sortes de « combats cosmiques ». À cet égard, les entretiens de Murakami avec des personnes liées à Aum permet un regard de l’intérieur aussi rare que prodigieusement instructif.
En revanche, ce n’est que plus tard qu’une approche véritablement satisfaisante du terrorisme religieux verra le jour. Ce qui exige de cesser de privilégier sa composante théologique au profit d’une approche centrée sur la géopolitique interne et externe des religions. Et ici encore, le cas d’Aum est riche en enseignements, d’ailleurs entrevus dans la partie analytique du livre de Murakami.
En définitive, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’Underground constitue une excellente voie d’accès à un ensemble de questions relevant de l’histoire et de la théorie du terrorisme. En particulier, au fil des entretiens et des commentaires de l’auteur, la réalité du fait terroriste comme « fait social total » s’impose au lecteur. Reste donc à explorer dans ce domaine l’intuition dont Marcel Mauss n’a fourni qu’une ébauche de problématique.
De même, si on fait abstraction de la surréaction mentionnée plus haut, l’affaire Aum a entraîné un profond remaniement des dispositifs sécuritaires et sanitaires au Japon (et ailleurs), ce qui se justifie pleinement aux yeux de qui a lu les témoignages des victimes dans Underground. Ce sont donc de multiples raisons qui incitent à lire cet ouvrage passionnant, et aussi à l’utiliser abondamment dans le cadre de formations consacrées au terrorisme.
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