<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Asie centrale, terrain de jeu de la rivalité sino-russe

27 décembre 2022

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : 8294965 14.10.2022 In this handout photo released by the Kazakh Presidential Press Office, Kyrgyz President Sadyr Japarov, Kazakhstan's President Kassym-Jomart Tokayev and Russian President Vladimir Putin attend a joint photographing ceremony of the Commonwealth of Independent States (CIS) heads of state on the sidelines of the 6th Summit of the Conference on Interaction and Confidence Building Measures in Asia (CICA) at the Palace of Independence in Astana, Kazakhstan. Editorial use only, no archive, no commercial use. Valeriy Sharifulin / POOL//SPUTNIK_8294965_63490a7964328/2210141321/Credit:Valeriy Sharifulin/SPUTNI/SIPA/2210141332

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L’Asie centrale, terrain de jeu de la rivalité sino-russe

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Sir Arnold Mackinder ne s’y trompait pas lorsqu’en 1904, dans son fameux Geographical Pivot of History, il définissait le continent eurasiatique comme la « région pivot de la politique mondiale ». Force est de constater qu’avec la disparition de l’Union soviétique, l’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan) est réapparue sur la scène internationale comme une zone politiquement instable, mais au sous-sol riche qui fait l’objet de l’attention des grandes puissances. La Russie considère cette zone comme son « étranger proche » ; une influence qui se dissipe avec la guerre en Ukraine. La Chine montre elle aussi des velléités d’influence.

Les années 1990 ont vu le retour du « Grand Jeu » en Asie centrale avec l’entrée de la Chine populaire qui s’impose progressivement comme un partenaire incontournable des jeunes États centrasiatiques. Un enjeu qui dépasse de loin le cadre bilatéral, mais qui s’inscrit dans une stratégie régionale de la Chine et de la Russie. Les ressources naturelles de ces États issus de l’URSS sont de fait importantes et complémentaires. Le Kazakhstan est riche en charbon, en pétrole et en uranium. Il possède le tiers des réserves mondiales de chrome, de 25 % de celles de manganèse, de 10 % environ de plomb et de zinc, ainsi que de nombreuses terres rares. Le Turkménistan jouit d’importantes réserves de gaz, le Tadjikistan détient de fortes capacités hydroélectriques. Les grandes compagnies russes contrôlent encore une partie significative des infrastructures énergétiques qui assurent le transit et l’exportation des hydrocarbures d’Asie centrale vers l’Europe. Elles exploitent les champs pétrolifères et gaziers, elles gèrent les raffineries et financent la construction de nouvelles infrastructures, conférant à la Russie une prédominance économique.

Intérêts économiques

Afin de garder des leviers sur cet espace, la Russie a investi dans une architecture d’intégration régionale aux résultats incertains. Objectif : faire revivre un espace postsoviétique en renforçant son statut de puissance eurasiatique. D’où l’usage des processus d’intégration dans la région. Si la CEI est une coquille vide, l’Union économique eurasiatique (UEE) mise en place en 2015 table sur l’intégration régionale. Elle regroupe la plupart des États de la région plus l’Arménie et la Biélorussie ; elle vise à maintenir des liens économiques solides entre Moscou et ses partenaires par le biais de politiques monétaires, commerciales et tarifaires communes. Toutefois, elle se heurte à la faiblesse relative de ses moyens financiers qui la limite dans sa politique d’investissements d’envergure. Mais aussi à la résistance des gouvernements centrasiatiques qui cherchent à desserrer son étreinte. D’où cet appui sur une Chine de plus en plus présente. De sorte qu’un pays comme le Kazakhstan est aujourd’hui en mesure de jouir d’une flexibilité croissante dans ses choix économiques et géostratégiques. Ses voisins directs cherchent des voies complémentaires, à défaut d’être alternatives, du côté de l’Iran et de la Turquie.

Parallèlement, les relations entre Moscou et l’Asie centrale ont diminué depuis quelques années au profit de la Chine qui voit dans ces pays des partenaires susceptibles de l’aider à stabiliser la région contre l’islamisme radical et la menace séparatiste dans le Turkestan chinois. Une stratégie de rapprochement avec l’Asie centrale saluée par les pays concernés puisque le commerce bilatéral avec la Chine a explosé une décennie durant au détriment de la Russie. Les relations économiques de la Russie avec les pays d’Asie centrale ont diminué depuis quelques années au profit de la Chine. Entre 2000 et 2012, la part de ces pays dans les importations totales de la Russie est passée de 35 à 13 %, l’UE et la Chine ayant grignoté des parts de marché au grand dam de Moscou qui craint de ne plus avoir qu’un rôle sécuritaire dans la région.

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Intérêts stratégiques

Outre le volet économique, la Russie poursuit deux objectifs en Asie centrale. Il y a la promotion de la sécurité et de la coopération militaro-technique (modernisation des armées, construction de bases militaires au Kirghizstan, au Tadjikistan), la mise en place de l’OTSC en 2002 qui comprend quatre pays d’Asie centrale : le Kazakhstan, le Tadjikistan, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan. Sans oublier la facilitation de projets énergétiques dans le secteur pétrolier, gazier et celui de l’hydroélectricité.

Si l’OTSC a montré ses limites, s’abstenant de venir en aide à un de ses membres, l’Arménie agressée sur son territoire souverain par son voisin azerbaïdjanais en septembre 2022, la Chine monte en puissance avec l’Organisation de la coopération de Shanghai (OCS) qui lui donne un cadre institutionnel pour réguler sa relation avec les pays d’Asie centrale. Pour cela, elle table sur une convergence de vues autour de la lutte contre le séparatisme, l’extrémisme et le terrorisme et investit massivement dans la réalisation de différents projets énergétiques (oléoducs, gazoducs, barrages, routes), tout en inondant les marchés locaux de produits chinois. De là à transformer cette expansion économique en influence géopolitique, il n’y a plus qu’un pas. Ce pas, elle s’apprête à le franchir avec son projet de nouvelle route de la soie (BRI), qui lui permettra de supplanter la Russie comme principal acteur économique au sein de l’espace centrasiatique.

Un partenariat toujours plus asymétrique

Marginalisée et isolée, la Russie a établi un « pivot vers l’Asie » après l’annexion de la Crimée en 2014, tandis que la Chine a adopté une « stratégie vers l’ouest ». Ce sont donc deux visions complémentaires qui promeuvent toutes deux néanmoins une Grande Eurasie. Vaste espace géopolitique à cheval entre l’Europe de l’Est et l’Asie de l’Est, où la Russie se voit comme le pivot clé ; et où Russes et Chinois perçoivent l’UE et l’OTAN comme des menaces fondamentales pour leur souveraineté, persuadé que l’axe euro-atlantique vise à leur démembrement.

Entre Russes et Chinois, l’heure est à l’apaisement depuis que les différends frontaliers ont été réglés dans la foulée de la disparition de l’URSS et que Pékin est devenu l’un des premiers acheteurs d’armements russes. La relation bilatérale a franchi un seuil décisif en 1996, par la signature d’un partenariat stratégique (on ne parle jamais d’alliance de part et d’autre du fleuve Amour). L’exercice « Vostok 2018 », manœuvre militaire sino-russe près de la frontière mongole, a été l’objet d’une démonstration de force inédite, un message envoyé à Washington.

Le vrai test du partenariat sino-russe, nous le voyons à l’œuvre en Asie centrale, zone d’influence traditionnelle russe, où la Chine entend développer ses routes de la soie afin de stabiliser le Xinjiang et sécuriser ses approvisionnements énergétiques.

Mais aussi dense que soit la relation sino-russe, le projet de BRI mis sur les rails par le dirigeant chinois Xi Jinping en 2013 pose davantage un défi qu’une opportunité économique à Moscou et à l’UEE qui risque de perdre le contrôle des voies de communication et par là même de mettre en danger ses intérêts vitaux. La Russie n’est pas près d’offrir ses ressources et son territoire à des projets dirigés par la Chine qui rendraient Moscou plus dépendante de Pékin.

Jusqu’au déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, ces projets consistaient à sécuriser l’acheminent des flux d’hydrocarbures en ayant un plus grand contrôle qui, dès lors, lui garantissait des revenus financiers ainsi qu’un important levier de négociation, notamment vis-à-vis de l’Europe, car une importante quantité d’hydrocarbures est acheminée vers le continent européen. Mais l’isolement à l’égard de l’Occident provoqué par l’annexion de la Crimée en 2014 a davantage conforté la position russe dans son pivot asiatique et de son intérêt à rejoindre la BRI. En mai 2014, la Russie et la Chine ont annoncé avoir conclu d’importants contrats dans le domaine énergétique, dont un contrat gazier de 400 milliards de dollars qui prévoit la livraison annuelle de 38 milliards de m3 de gaz à la Chine pendant trente ans. Trois ans plus tard, lors du forum de la BRI à Pékin, Vladimir Poutine a proclamé le grand partenariat eurasien, réitérant le concept de la Grande Eurasie, en faisant la promotion d’un cadre plus large à la fois pour le projet d’UEE de la Russie et pour l’initiative BRI de la Chine. La Russie voit l’avenir du partenariat eurasien à travers le développement de nouveaux liens entre les États et les économies. Elle estime que cela va également changer le paysage politique et économique du continent en y apportant la paix, la stabilité, la prospérité, à l’Eurasie d’abord, et donc à l’Asie centrale.

Le Kazakhstan arbitre de la compétition sino-russe

Par son positionnement géostratégique majeur, le Kazakhstan est de loin le grand bénéficiaire de la BRI. Portail de la Chine qui y voit le principal point de transit de marchandises vers l’Europe, le Kazakhstan est le plus vaste et le plus riche État asiatique avec la plus longue frontière au monde.

Terrain de rivalité feutrée sino-russe, le Kazakhstan, abritant un tiers de russophones et une importante communauté ouïgoure, est appelé à jouer un rôle de stabilisateur vis-à-vis du Xinjiang. Les Chinois y ont grand intérêt puisque trois des six corridors économiques terrestres de la BRI, dont celui reliant le Xinjiang à la ville kazakhstanaise d’Alashankou, devraient traverser cette province. À Khorgos, proche de la frontière chinoise, se trouve le plus grand port routier du pays. Le rapprochement entre la Chine et le Kazakhstan inquiète Moscou, qui craint de perdre son influence, car incapable de rivaliser avec Pékin sur le terrain économique. Lukoil a une filiale au Kazakhstan, mais elle a été rachetée par la compagnie pétrolière chinoise Sinopel. De son côté, le Kirghizstan voit d’un bon œil la BRI et a signé des accords avec Pékin d’une valeur de 23 milliards de dollars.

Astana ne soutient pas la guerre en Ukraine et a pris ses distances avec Moscou, tout en veillant à ne pas fâcher le Kremlin. Car il lui est impossible de s’aliéner le voisin russe avec qui il partage 7 500 km de frontières et dont le commerce bilatéral représente pour l’économie kazakhe 11,5 % de ses exportations et 42,1 % de ses importations. D’autant plus que 80 % du pétrole que le Kazakhstan exporte transite par le territoire russe pour rejoindre le terminal de Novorossiysk sur la mer Noire via le Caspian Pipeline Consortium (CPC) dont Moscou est actionnaire à hauteur de 31 % et qui est d’une importance vitale pour l’Union européenne. Les Russes détiennent ainsi un levier considérable qu’il ne manque pas d’utiliser en suspendant les livraisons chaque fois que le Kazakhstan affirme un peu trop fort son indépendance à son égard. Comme ce fut le cas en juin en rétorsion de la non-reconnaissance par le président kazakh Tokaïev des républiques séparatistes de Louhansk et de Donetsk, ou encore en juillet lorsque Astana s’était engagé à fournir davantage de pétrole à l’UE. Si le Kazakhstan s’efforce de prendre ses distances avec l’ancienne puissance coloniale, ce n’est pas pour tomber dans l’escarcelle chinoise. Astana se montre méfiant face à Pékin et refuse de brader ses ressources naturelles à son grand voisin chinois.

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En perte de vitesse depuis deux décennies en Asie centrale, la Russie se retrouve davantage isolée sur la scène internationale. Le « pivot vers l’est » du Kremlin s’appuie sur un approfondissement des relations avec la Chine comme alternative valable aux relations avec l’Occident. Encore faut-il que les intérêts entre les deux voisins coïncident. Si Moscou espère que Pékin investisse massivement dans de nombreux projets d’investissements d’infrastructures sur son territoire, notamment en modernisant le Transsibérien, les Chinois s’intéressent davantage à la route maritime du nord en Arctique. Membre observateur du Conseil de l’Arctique, la Chine entend s’affirmer comme un pays « quasi arctique », via ses investissements ambitieux au Groenland et en Russie. Mais à l’évidence, ses intérêts commerciaux risquent de se heurter à la souveraineté maritime russe.

Reste la coopération énergétique qui occupe une place centrale dans la politique chinoise en Asie centrale en général et au Kazakhstan en particulier, où la Chine est partie prenante de l’exploitation des gisements pétroliers. L’acquisition en 2013 de 8 % du gisement de Kachagan par la China National Petroleum se veut un exemple éloquent, tout comme la participation chinoise au développement du site de Galkynysh, au Turkménistan. Une tendance qui, sur le temps long, ne peut que susciter une méfiance croissante de la part de Moscou. Vigilante, la Russie n’entend pas sacrifier sa souveraineté ni ses intérêts nationaux, tout en ménageant la Chine. Aussi, elle veut éviter de tomber dans le piège de la dette dans lequel se sont engouffrés de nombreux pays en développement comme le Sri Lanka. Moscou refuse que l’État chinois, à travers ses entreprises, soit propriétaire de projets essentiels pour la Russie : ils doivent être des coentreprises sur lesquelles la Russie exerce le contrôle ultime. La Russie veut également s’assurer que la BRI ne mette pas en retrait l’UEE que les Chinois considèrent davantage comme un prolongement de leur propre initiative plutôt qu’un partenaire incontournable. Car contrairement à ses discours de promotion du multilatéralisme au sein des forums internationaux, la Chine préfère cantonner ses partenaires à une relation bilatérale dans laquelle elle se trouve toujours en position de force.

La guerre russo-ukrainienne a revu les priorités de la Russie vers le besoin de renforcer la coopération avec la Chine, au risque de renforcer le caractère asymétrique de cette relation. La Russie accuse un inexorable déclin démographique et une dépendance économique accrue à l’égard de ses exportations d’hydrocarbures et de matières premières. En cela, elle a de bonnes raisons de craindre une hausse des investissements chinois en Sibérie.

L’envers du décor

La logique des nouvelles routes de la soie est avant tout interne, dans la mesure où Pékin essaie de dupliquer à l’international sa stratégie de relance de l’économie. Ses investissements sur les infrastructures ont été mis à profit pour pallier le ralentissement de la croissance chinoise. Pour la relancer, la Chine se tourne vers l’Asie centrale, l’Asie du Sud-Est et bien au-delà en présentant des projets toujours plus faramineux. De ce fait, elle lie son destin à celui du reste du monde. Mais pour parvenir à ses fins, la Chine populaire doit affronter un obstacle de taille : la nature des régimes politiques des pays concernés par la BRI et la recrudescence d’une sinophobie au sein de ces populations où le contact entre employés locaux et employeurs chinois est de plus en plus tendu comme l’attestent des incidents enregistrés au Kirghizstan. Passé l’enthousiasme initial, la méfiance de certains pays, trop lourdement endettés, a pris le dessus comme au Pakistan ou à Ceylan. L’agressivité de Pékin vis-à-vis de l’irrédentisme taiwanais passe de plus en plus mal. Le désir d’internationaliser sa monnaie pose un risque d’extraterritorialisation du système normatif chinois ; une façon d’imposer de nouvelles pratiques coercitives derrière le paravent d’une envie de développer les infrastructures onéreuses comme le rail, plus cher que le fret maritime.

À la fin des années 1960 et durant les années 1970, les gauchistes occidentaux voyaient dans le président Mao le phare de la pensée mondiale. L’étoile de cette fascination a pâli, la Chine populaire régie par un parti unique peine à se doter d’outils de soft power comparables à ceux des États-Unis, la diplomatie du Panda ayant montré ses limites.

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À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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