Artiste et critique d’art, Aude de Kerros vient de republier son ouvrage Art contemporain, Manipulation et géopolitique, augmenté d’un chapitre qui prend en compte l’évolution du marché de l’art contemporain depuis la crise COVID. Forte de son expérience, nous sommes allés l’interroger sur cette dérive de l’art contemporain en système financier global et sur ces récentes évolutions.
Entretien réalisé par Xavier Loro
Aude de Kerros, Art contemporain. Manipulation et géopolitique, Eyrolles, 2024.
Pourquoi une Géopolitique de l’Art contemporain ?
Art, culture, idées, science sont des sources de pouvoir revêtues d’une aura, une illusion de gratuité, qui bénéficie de surcroit d’une fluidité transfrontière. Depuis plus d’un siècle, il ne s’agit plus de créer un rayonnement prestigieux aux Cours royales et Républiques, mais d’élaborer des stratégies de manipulation sorties de laboratoires de psychosociologie qui élaborent aussi les méthodes du management et du marketing. L’Art contemporain a été conçu comme outil d’influence, ayant pour fin et cible la soumission d’un cercle du pouvoir très important en Occident : celui des intellectuels, les artistes et les élites qui les fréquentent. Cette guerre nouvelle dans ses stratégies a été menée d’abord en Europe où liberté de pensée et création sont un élément déterminant de la vie politique, difficile à tenir sous contrôle.
Les agents soviétiques de l’entre-deux-guerres ont été les premiers à opérer en ce domaine en entraînant dans leur camp les prestigieux intellectuels du monde libre dans un commun et vertueux combat « pour la Paix », en tant que « compagnons de route ». Après la Deuxième Guerre mondiale, les Américains y ont répondu de façon symétrique. Constatant que les intellectuels et artistes, alors encore puissants, étaient séduits par le communisme, ils ont alors flatté leur gauchisme libertaire, pour les détourner de Moscou et les consacrer à New York et ainsi les tenir. Ils ont compris que ni la guerre armée ni la guerre économique ne suffiraient à assurer la victoire.
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Ce livre traite spécifiquement des arts visuels, pourquoi ?
Les stratégies d’influence après 1947 ont rapidement maîtrisé ce qui concerne le monde des idées. Mais le langage des arts, qui passe par les sens, le visible, l’imaginaire a été plus difficile à conquérir. Certes, ils ont gagné avec le cinéma le grand public, et cela dans le monde entier, mais pour les arts plastiques ce fut un échec. En 1960, Paris est toujours la capitale mondiale de l’art et Moscou, la référence planétaire du courant « Réaliste socialiste ». Pour détrôner l’un et l’autre, une stratégie efficace restait à trouver. Il ne s’agissait pas de séduire les masses, mais de soumettre les élites. Chose difficile en Europe, car elles sont « so arrogant ! », se considèrent si libres, si anti conformistes ! En 1960 les agents d’influence choisiront à leur égard l’outil de la mystification-intimidation-mépris. Comment traiter le mépris si non par le mépris ? Le nouvel art dont ils feront la consécration sera indéchiffrable : une chimère alliant conceptualisme duchampien, Pop et tout ce que l’on voudra, sauf l’art où forme accomplie et sens sont indissolublement liés. Un très grand budget a été engagé pour l’imposer en court-circuitant ou détournant les institutions et filières de consécration en Europe et en créant d’autres dites « internationales ». Un mystérieux mécénat a créé de nouvelles références : centres d’art contemporain fonctionnant en réseau, revues intellectuelles bilingues, fondations, bourses d’études, chaires universitaires créant un corpus de dogmes, théories et histoire de l’art contemporain, foires internationales.
Un système complet s’est construit en vingt ans. Il s’est ensuite adapté en permanence aux grandes évolutions géopolitiques. Tous les niveaux de consécration ont été traités de l’Université chargée de valider intellectuellement la « pertinence » du concept et diabolisation de toute esthétique, jugée d’essence nazie. Vient ensuite l’achat des œuvres, en amont de tout public, par les très grands collectionneurs américains, institutions, musées, fondations. La valeur des œuvres est ensuite validée grâce à une cotation faramineuse en salle des ventes dont les mass médias font un écho mondial. Les œuvres sont choisies selon des critères inconnus, en totale rupture avec la manière de collectionner en Europe où elle est le fruit d’une rencontre sensible entre une œuvre et le bon plaisir éclairé d’un amateur. La cotation désormais ne peut s’expliquer que si l’on identifie la valeur du réseau fermé qui l’a construite.
Peut-être pourriez-vous revenir sur la définition de l’art contemporain ?
Ce qu’on appelle « Art contemporain » (et que la critique d’art Christine Sourgins a dès le départ appelée « AC » pour le différencier du reste de l’art) est une construction américaine des années 1960 qui tente en pleine guerre froide de renverser le monopole européen de l’art (et en particulier parisien) pour concurrencer directement le modèle soviétique. C’est un outil de lutte hégémonique.
Il faut se souvenir qu’à ce moment-là, il existe un système soviétique très performant : depuis les années 1920, l’URSS a mis en place un système de contrôle des artistes tout en s’instaurant comme un lieu de passage obligatoire pour tout un tas d’artistes voulant devenir des artistes agréés par le communisme, ou des « compagnons de route ».
Il a donc fallu un système nouveau aux Américains pour s’opposer culturellement à leur nouvel ennemi à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Ce travail a été mené par la CIA qui a mis en place, par l’intermédiaire du galeriste Léo Castelli, un véritable réseau d’art contemporain dit conceptuel.
On assiste donc à un véritable renversement de la notion d’art : pendant très longtemps elle était chevillée à celle de beauté, d’esthétique, de sensibilité, alors qu’aujourd’hui on est plus près du sensationnel, du promotionnel, du nouveau. Et pour faire passer ça, le génie de ces acteurs a été de comprendre qu’il fallait utiliser des outils de marketing, pour vendre ce produit avarié qui était en passe de devenir la référence de l’art. On peut donc véritablement parler d’un renversement de l’art.
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Les stratégies ont-elles évolué après la guerre froide ?
Après 1991, en pleine période hégémonique, la stratégie du mépris et la sémantique confusionnelle ont été maintenues, mais avec une adaptation et de nouveaux outils permettant une domination qui désormais concerne les cinq continents grâce aux foires, aux rencontres périodiques d’une très haute catégorie de milliardaires. Ont été mis au point toutes sortes d’avantages : fiscaux, financiers et autres commodités rendant l’argent fluide et sa circulation discrète. Collectionner en réseau fermé sert désormais à sécuriser la spéculation.
La période hégémonique s’efface progressivement depuis une décennie. Le monde devient pluri-polaire. Après le Covid, trois facteurs ont changé le monde : Premièrement, il se fracture à nouveau. Deuxièmement, la révolution technologique numérique a enlevé aux mass médias le monopole de la visibilité. Troisièmement, la meilleure connaissance du système opaque de fabrication de la valeur de l’Art contemporain et l’accès direct, planétaire, sans intermédiaires, aux données du marché permettent enfin aux élites autres que financières, jusque-là sidérées, de reprendre leur jugement et de choisir en connaissance de cause l’art qu’ils aiment. Le public et son opinion sont réapparus.
Comment peut-on imaginer un art officiel, unique dans un régime libéral ?
Les stratégies de confusion sémantique, de manipulation de l’histoire, de sidération ont été plus efficaces en système libéral que totalitaires. C’est ce que Joseph Nye a nommé dès 1990 « soft power » et annoncé la formule « Not coerce, corrupt ! »
Pendant la période hégémonique, l’Art contemporain n’a pas eu de concurrence. Il s’est alors financiarisé en devenant planétaire. Il a rendu beaucoup de services monétaires et fiscaux aux fortunes internationales qui grâce aux mondanités artistiques périodiques des salons ont formé une société, des réseaux. La formule conceptuelle de l’Art contemporain : « pas de valeur intrinsèque-sérialité-fabrication industrielle » produit rapidement la quantité d’objets artistiques pouvant fournir les cinq continents et entrer dans la chaine de production de la valeur de l’art. Le produit collectionné en amont par les hauts collectionneurs, orchestré et historicisé par les mass médias, l’université, les institutions, parcourt toute la chaine : institutions-foires internationales-salles des ventes-hyper galeries. Ils sont seuls légitimes et visibles. C’est un marché non régulé qui pratique le trust et l’entente sans sanction, avec avantages fiscaux et circulation monétaire peu repérable. La formule conceptuelle est adaptée à la fabrication monétaire. Ce qui est vendu est le concept mentionné sur le contrat, sa fabrication est une option parmi d’autres. Le conceptualisme est aussi éminemment politique, les institutions consacrent davantage le profil des artistes (âge, sexe, opinions, nationalité, race, etc.) que les talents, trop rares, peu soumis, peu rentables. Ce qui crée un ressenti de libéralisme.
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Vous expliquez donc que ce renversement est lié aussi à des intérêts économiques qui accompagnent des artistes non plus pour des raisons esthétiques, mais pour des raisons financières. Comment se construit la côte d’un artiste contemporain ?
Il est difficile de répondre à cette question, mais disons que tout commence avant même la création de l’œuvre. Le collectionneur collectionne avant même que le produit se trouve sur le marché, grâce à la complicité d’un marché fermé.
Je m’explique. Pour contrôler une côte, il faut contrôler l’offre. C’est une règle ancestrale, et de tout temps les galeristes rusés ont su acheter directement aux artistes leurs œuvres pour contrôler l’offre, pour ensuite faire grimper la côte en vente aux enchères. Pour cela, ils se contentaient de faire une offre largement au-dessus du raisonnable sur l’œuvre de l’artiste dont il possède la majorité de l’œuvre pour ainsi faire croître la côte. Mais ce qui est propre à l’art contemporain, c’est que désormais il y a aussi un contrôle de la demande. Cette demande repose sur un circuit fermé : on sélectionne et n’accepte qu’un petit nombre de joueurs, pour éviter la dilapidation de l’œuvre et l’instabilité de la côte de l’artiste.
Et pour faire passer ça sans l’accusation de cupidité et d’exploitation financière de l’art, on maquille le tout avec un discours intellectualisant et conceptualisant. Et il n’y a pas pléthore de discours : on va vous parler de la société de consommation, du genre, de l’écologie, etc.
Quand est-il de ce marché aujourd’hui, et en particulier depuis le COVID ?
Les évolutions que l’on voit depuis la COVID commencent légèrement avant, mais deviennent parfaitement visibles en 2020. Ce marché de l’art est déjà bien attaqué lors de la crise de 2008 et lorsque la Chine est devenue en 2009 en tête du marché de l’art (ce que l’on a compris grâce à Art price qui a notamment mis en commun ses données avec celles chinoises, une première en Occident).
En 2020 tout s’accélère : coupure totale des circulations, fin des ventes, remise en question d’une chaîne internationale. Du jour au lendemain, tout s’est arrêté : foires, regroupements, salons, etc. Ce marché qui reposait sur l’hypervisibilité et la circulation des biens culturels a connu l’un de ces frissons qui lui ont fait comprendre qu’il fallait amorcer un changement pour se perpétuer.
Et pour la France ?
En France les choses sont un peu différentes dans la mesure où l’on y voit un système complètement original qui repose sur la participation de l’État à l’art contemporain. En effet, depuis Jack Lang, le ministère de la Culture a le droit de vie ou de mort sur l’art qu’elle juge légitime, par l’intermédiaire de ses FRAC (Fonds régionaux d’art contemporain) qui lui permettent de subventionner, de manière plus ou moins transparente et dans un régime juridique parfois qualifié d’ « ovnis », des artistes qui lui sont proche.
Les FRAC achètent énormément à des galeristes américains, délaissant un art français qui a du mal à exister en dehors du champ conceptuel.
Toutefois, l’évolution depuis 2020 laisse optimiste. Je pense par exemple à l’ouverture du musée de Fontevraud en 2021 (dont je parle dans mon ouvrage L’art Caché) à partir de collections contemporaines non conceptuelles, ce qui n’aurait jamais été possible avant.
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Quelle est la dernière actualité de cet art international, financier, global ?
La vente chez Sotheby’s de la « Banane scotchée » de Maurizio Cattelan est intéressante à observer. Vendue en 2019 à Miami, 120 000$, puis achetée et revendue invisiblement à la hausse plusieurs fois. Elle existe en trois exemplaires, dont un exposé au Musée Guggenheim. Le 21 novembre 2024, elle est mise aux enchères à New York dans la vente la plus huppée d’Art contemporain, marché qui souffre depuis quelques mois d’une baisse sévère. La banane est la seule œuvre de cette vente « éligible à un paiement en crypto monnaie ». Estimée à 1,5 M$, elle a été adjugée à 6,2M$. Elle a été acquise par Justin Sin, fondateur de la plateforme de cryptomonnaie TRON, jeune trentenaire sino-américain, né en Chine, basé à Hong Kong. Cette vente spectaculaire permet de créer l’illusion médiatique que tout va très bien pour le marché de l’Art contemporain. L’intérêt pour l’acheteur a été de payer ainsi, à un juste prix, l’affichage de la valeur, 6,2M$, de son réseau fermé tout en rémunérant la communication que lui fait Sotheby’s en lançant, en historicisant mondialement son nom et marque en l’espace d’un quart d’heure. La même semaine toujours chez Sotheby’s, un tableau peint grâce à l’IA par un robot humanoïde, genré « femme », a atteint 1,2 M$, au cours d’une vente d’Art numérique. C’est un record pour cette nouvelle tendance « cyber art ». à qui la contre-culture officielle fait bon accueil. Les institutions n’auront bientôt plus besoin d’artistes à soumettre. Ainsi va l’art hyper visible et coté ! Cependant, dans sa marge, un art humain, unique, inspiré, bien vivant, est bien là. Il est si anthropologique, si lié à l’amour, la vie, la fécondité qu’il s’accomplit de mille façons. Immense sujet que j’observe avec la plus grande et heureuse attention.