La faillite de la SVB aux États-Unis et les difficultés du Crédit Suisse en Europe ont relancé les spéculations sur l’arrivée d’une crise économique et financière analogue à celle de 2008. Les derniers mouvements des Bourses d’actions se font aussi plus incertains, loin de l’euphorie des mois précédents. De même, le secteur immobilier commence à rencontrer des difficultés après la période prolongée de gains spéculatifs et de prix hors contrôle.
Que nous apporte la théorie économique sur ces perspectives de crise ? Je donne ici un point de vue, principalement étayé sur le modèle macroéconomique « Océan » publié dans l’un de mes ouvrages récents, Les Fluctuations économiques.
Même s’il ne faut pas abuser du terme, la crise est parfois au rendez-vous pour la plupart des économies mondiales et assez fréquemment synchronisées d’un pays à l’autre. Le modèle Océan a été justement construit pour traiter de cette question en réfléchissant aux conditions de la grande récession économique et financière de 2008-2009 ; il peut donc être suivi pour comprendre la genèse et le déroulement des crises.
Le modèle Océan
Tout d’abord, que veut dire le mot en économie et comment différencier une crise d’une baisse du taux d’expansion ? Les réponses sont assez attendues : une crise économique est une baisse du PIB pendant une période d’une ou de quelques années et assez forte pour que ses conséquences en matière de faillites, de déclassement du capital, d’emploi et de pauvreté soient durables et graves.
Autrefois, les économistes préféraient parler des cycles et de théorie des cycles parce qu’ils insistaient sur la récurrence quasi mécanique des crises de production à des intervalles à peu près réguliers, mais on peut tourner la page, la régularité dans le temps ayant complètement disparu.
On a pris l’habitude de parler de la « Grande Crise » des années 1930 ou plus récemment de la « Grande Récession » de 2008-2009 et on y insiste parce qu’au-delà de leur grande ampleur elles ont été géographiquement ressenties dans tout le monde capitaliste. Quand on étudie les répercussions des crises économiques, on s’aperçoit que les dégâts les plus importants, perte de production, chômage, sont enregistrés quand la crise économique est en même temps une crise financière. Les crises économiques et financières sont donc celles qu’il s’agit d’éviter.
Les crises ne concernent parfois qu’un pays isolé. Pour qu’il en soit ainsi, il faut un pays assez petit et que les causes de la crise soient spécifiques, par exemple un pays mono-exportateur d’un bien quand le prix de ce bien baisse beaucoup ou un pays dont le secteur dominant est affecté par des évènements particuliers ; songeons au cas du Liban contemporain pour son secteur financier.
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Contagion
Les crises sont souvent contagieuses et d’autant plus à notre époque où les échanges sont mondialisés. Elles le sont en particulier parce que les systèmes financiers sont interdépendants. Ainsi, en 2008, aucun pays occidental n’a pu se mettre à l’abri de la crise des « subprime » alors même que l’affaire était totalement américaine au départ. Le poids d’une économie initiant le déséquilibre, ici les USA, est évidemment un facteur primordial de contamination pour les économies étrangères connectées et c’est pourquoi l’alerte actuelle sur son système bancaire est importante. Les crises « économiques et financières » sont donc plus contagieuses parce qu’elles sont financières.
La lecture proposée par Océan correspond à un juste milieu entre le principe de Robert Lucas et celui de Joseph Schumpeter. Pour Robert Lucas « Tous les cycles se ressemblent !». Pour Joseph Schumpeter, il vaut mieux les étudier par la méthode historique parce que, selon lui, les différences d’un épisode à l’autre sont plus marquées que leurs ressemblances.
Causes des crises
Il est clair que la crise financière est une situation dans laquelle les « conditions du crédit », notion mise en avant par le dernier prix Nobel Ben Bernanke et reprises dans le modèle Océan, sont complètement déréglées. Il existe une nomenclature des crises financières par leurs caractères de départ : les crises bancaires avec paniques et/ou faillites ; les crises de change, c’est-à-dire l’effondrement de la valeur externe de la monnaie nationale ; les crises de dette souveraines par l’effondrement de la valeur des titres publics et les faillites d’États ; les crises boursières ou krachs boursiers correspondant à des « bulles spéculatives éclatées » ; les crises de restriction monétaire liées à une politique de lutte contre l’inflation ; les crises obligataires. Les « crises immobilières ne sont pas financières au sens strict, mais elles peuvent y conduire très vite comme on l’a vu pour l’épisode des « subprime ». Parfois, plusieurs types de crise financière se combinent entre elles et la situation est alors d’autant plus grave.
L’équation de détermination du PIB, analysée en détail dans le modèle Océan est évidemment la relation à regarder de près pour expliquer les mouvements réels d’une crise économique. Ce n’est pas qu’une relation de type keynésien à prédominance de demande globale. En effet, parmi les facteurs contribuant à l’évolution de la production et de l’emploi à court terme, on compte à la fois des éléments commandant la demande et des éléments commandant l’offre de production des entreprises. Dans les deux cas, l’activité dépend d’une large panoplie d’anticipations formées par les uns et par les autres : anticipations du revenu futur, anticipations des profits courants et des profits d’un futur plus lointain, anticipations de la valeur des actifs commandant des effets richesse, anticipations d’inflation et de taux de change réels, anticipations de taux d’intérêt réels … Ce sont les déterminants des fluctuations du produit et de l’emploi.
Ainsi, en jumelant les équations de détermination du produit et du crédit, on a la clef d’explication des crises économiques et financières. Dans ces deux relations figure en effet toute la gamme des anticipations déjà citées : 1) pour le produit ou revenu futur, 2) pour l’inflation future, 3) pour les profits à court terme, 4) pour les profits à moyen terme, 5) la valeur des actifs, 6) le risque financier et 7) la politique monétaire future.
Une crise est susceptible de survenir quand une ou plusieurs des anticipations citées passent dans le rouge avec un pessimisme irrépressible. Si l’on se cantonne aux crises économiques et financières, trois anticipations très sensibles peuvent plus particulièrement déraper :
Les anticipations de profits futurs (4) qui calibrent les investissements.
Les anticipations des valeurs d’actifs (5) : actions, obligations privées et publiques, immobilier, changes…
Les anticipations de risque financier (6), en gros le défaut de paiement des débiteurs.
Ces anticipations peuvent donc sombrer dans le pessimisme et balayer les investissements et les crédits. C’est l’explication des origines de la crise que propose le modèle Océan, explication qui semble convenir à la situation actuelle, du moins pour les deux derniers mécanismes.
Concrètement, le pessimisme peut venir au départ d’un phénomène exogène, guerre, épidémie… ou bien simplement d’un retournement d’humeur après une forte période d’euphorie. On se souvient que dans l’épisode lointain concernant le Système de John Law, les actions de la Compagnie des Indes occidentales avaient beaucoup monté, avec une expansion extrême du crédit de la Banque Royale pour soutenir le mouvement de hausse. Mais les rumeurs portant sur le caractère forcément limité des bénéfices de cette compagnie renversèrent les anticipations et déclenchèrent une descente aux enfers, balayant tout et en particulier la richesse des détenteurs d’actions.
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Questions d’anticipations
On possède deux éléments sûrs pour raisonner sur les crises : Les anticipations sensibles risquent d’autant plus de se retourner vers le pessimisme et la crise qu’elles ont été longtemps trop optimistes. Pendant parfois plusieurs années, des bulles d’optimisme ôtent aux acteurs leur sens critique et leur prudence, ce qui fragilise les marchés. Certains investissements industriels sont longtemps porteurs de profits assurés qui élèvent le niveau de confiance au-dessus du raisonnable, mais, parfois, les derniers entrepreneurs arrivés dans le secteur se trouvent dans une impasse de marchés saturés. Un exemple de cela a été apporté par la crise « asiatique » de 1997, quand les investissements d’immobilier de bureaux ont saturé le marché, notamment en Thaïlande. Remarquons qu’en conséquence, l’un des rôles de l’État et des banques centrales est de prévenir les crises en empêchant les spéculations exagérées et en tempérant les euphories. L’exercice n’est pas facile, car les mesures de modération qui sont prises trop tard à cette fin peuvent parfois entraîner le retournement pessimiste que l’on redoute ; le remède est alors pire que le mal !
Les anticipations, sous les sept formes citées au début, sont fortement connectées entre elles et s’influencent mutuellement. L’optimisme est contagieux comme le pessimisme et saute d’une forme d’anticipations à l’autre. Ainsi quand les valeurs d’actifs immobiliers (5) servant de garantie aux prêts hypothécaires sont soupçonnées de baisser beaucoup, les banques vont commencer à ruminer des anticipations pessimistes de la solvabilité de leurs clients d’où une remontée brutale du risque financier (6). De même, si les États sont trop endettés, les anticipations de valeur des obligations d’État risquent toujours de plonger et …
…c’est pourquoi les banques centrales se portent souvent acheteuses de ces obligations. C’est ce que la BCE a fait aussi préventivement lors de la crise Covid de 2020. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’elle a émis des quantités de monnaie par ses procédures de « quantitative easing ».
Quelques considérations finales
La présentation de l’origine des crises montre la palette importante des causes premières œuvrant pour faire apparaître une crise économique et financière, essentiellement un retournement pessimiste pour une anticipation sensible. Le choc initial est presque toujours proche de l’une des anticipations présentes dans la détermination du produit et/ou des conditions de crédit.
La période de prévention des crises est généralement forclose bien avant qu’une crise n’éclate. Il est souvent trop tard pour contraindre des anticipations trop optimistes dans les différents domaines : profits futurs, produit futur, confiance financière, valeurs des actifs … Pire, essayer de les bloquer est un risque de déclenchement. Dans la situation présente (mars 2023) c’est donc déjà trop tard. Plus question de vacciner, privilégier le traitement…
Ainsi, les banques centrales se sont aguerries face aux désordres financiers ; la crise de 2008 a montré l’efficacité de sa riposte face à une crise financière, les banques centrales les plus rapides (US) s’étant d’ailleurs plus facilement tirées d’affaire que celles qui avaient attendu (BCE). Le traitement des crises financières est mieux connu et efficace…
Pour en terminer avec les risques de ce mois de mars, deux remarques : si les États-Unis représentent comme en 2008 le principal danger, souvenons-nous qu’après 2007, certaines institutions financières avaient été secourues dans de bonnes conditions et que le non-soutien de Lehmann Brothers ne s’expliquait pas forcément par des raisons purement économiques. Si de telles motivations un peu troubles se renouvelaient pour une banque plus grande que SVB, dans un contexte de politique intérieure tendu, tout pourrait à nouveau se dégrader. En clair, la Réserve fédérale n’est pas « politiquement pure » !
Enfin, rappelons la règle quasi biblique mise en avant par Ludwig Von Mises : « Nul économiste ne sait ni le jour ni l’heure d’une crise économique et financière ». D’un côté est le tas de foin prêt à s’enflammer, de l’autre est l’allumette qui lui tourne autour. Personne ne sait si et à quel moment elle peut y mettre le feu.
Pr Bernard Landais auteur de : Fluctuations économiques, L’Harmattan, 2017.
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