L’Arménie attaquée, l’Artsakh en sursis – Entretien avec Hovhannès Gevorkian

16 septembre 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Une vue de l'Arménie (c) Pixabay

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L’Arménie attaquée, l’Artsakh en sursis – Entretien avec Hovhannès Gevorkian

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Dans cet entretien exclusif Hovhannès Gevorkian, représentant en France de la République autoproclamée de l’Artsakh (ex-Haut-Karabagh), explique pour Conflits les enjeux de l’attaque militaire azerbaïdjanaise en cours et du péril existentiel qui menace l’Arménie et l’Artsakh.

Propos recueillis par Tigrane Yégavian

NDLR : Pour donner à nos lecteurs le point de vue des deux parties, nous publions un entretien avec le représentant de l’Artsakh et avec l’ambassadeur d’Azerbaïdjan en France, qui est à retrouver ici.

Une des principales caractéristiques de cette nouvelle phase du conflit arméno-azéri, est que l’armée azerbaïdjanaise s’en prend, et c’est la première fois, directement au territoire souverain de la République d’Arménie, alors qu’il n’y n’existe pas d’état de belligérance entre les deux pays. Quelle est votre lecture de la situation et comment expliquez-vous cette offensive de large ampleur ?

L’Azerbaïdjan ne cache pas sa volonté de dépeçage voire de disparition de l’État arménien. Ses revendications territoriales exprimées publiquement sur le territoire arménien en témoignent[1]. Par ailleurs une politique raciste à l’encontre du peuple arménien est mise en place par Bakou depuis des décennies. Le tout récent rapport du CERD de l’ONU le confirme[2]. L’État arménien, le garant le plus fiable à même d’assurer l’existence du peuple arménien dans cette région est donc perçu par l’Azerbaïdjan comme l’obstacle majeur à éliminer pour arriver à ses fins à la fois expansionnistes et d’épuration ethnique.

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En effet, l’Azerbaïdjan ne se contente pas de conquérir des territoires. Il y pratique une politique d’épuration ethnique dans toutes les zones, sans exception, se trouvant sous son contrôle. Jadis fortement présents dans la région de Nakhitchevan (annexée à l’Azerbaïdjan par le pouvoir bolchevique dans les années 1920), les Arméniens n’y existent plus. Les régions peuplées d’Arméniens du Haut-Karabagh, comme Chouchi ou Hadrout, non seulement ont été vidées de leur population arménienne depuis deux ans, depuis leur conquête par l’Azerbaïdjan, mais toute trace d’identité arménienne, tout élément qui rappellerait une présence arménienne y sont supprimés. Des cimetières, des églises, des monastères, même des habitations arméniennes y sont détruits et rasés. Tout est mis en œuvre pour aliéner ces territoires aux Arméniens de telle sorte que ceux-ci ne soient jamais plus tentés d’y retourner. C’est ce que nous appelons une politique de nettoyage ethnique et c’est bien cette politique que l’Azerbaïdjan mène.

Quelle est votre appréciation du jeu azéri ? S’agit-il d’une guerre éclair visant à obtenir une capitulation totale de l’Arménie en leur annexant de larges portions de territoires pour opérer la jonction avec le Nakhitchevan et couper l’Arménie de l’Iran, mais aussi de votre pays, l’Artsakh afin d’en finir une fois pour toutes avec la question artsakhiote ?

Les plans de l’Azerbaïdjan vont au-delà de l’Artsakh. L’Azerbaïdjan prétend à tout le territoire de la République d’Arménie, y compris sa capitale. Je suis convaincu que s’il en avait les moyens militaires et géopolitiques, Bakou n’hésiterait pas un instant à supprimer l’État arménien de la région.

Les actions azerbaïdjanaises sont avant tout une conséquence de la rupture de l’équilibre des forces dans notre région en faveur de l’Azerbaïdjan depuis la guerre de 2020.

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Que peut-on attendre de la Fédération de Russie qui affronte ces jours-ci une vaste contre-attaque des forces ukrainiennes ? Sont-ils en mesure d’envoyer des renforts sur place depuis la base 102 de Gumri ? Où la Russie privilégie la « diplomatie de couloirs » en vue « d’éteindre l’incendie » ?

La Russie a exprimé sa position par la voix de son ministère des Affaires étrangères en déclarant que Moscou avait reçu une demande d’aide des dirigeants arméniens pour résoudre la situation conformément aux accords bilatéraux existants et par l’intermédiaire de l’OTSC.

Tout en exprimant l’espoir que l’accord de cessez-le-feu conclu par la médiation russe le 13 septembre 2022 soit maintenu, on doit garder à l’esprit que la Russie compte aussi l’Azerbaïdjan parmi ses partenaires stratégiques. Elle cherche donc certainement un point d’équilibre qui assurera la pérennité de ses propres intérêts.

La Russie a-t-elle de bonnes raisons de ne pas s’aliéner l’Azerbaïdjan ? Lesquelles ?

Comme je le disais, la Russie a signé un partenariat stratégique avec l’Azerbaïdjan au début de la guerre en Ukraine. Moscou détient une part substantielle du capital des infrastructures d’acheminement gazier entre l’Azerbaïdjan et l’Europe ; ce qui au passage rendent illusoires les velléités européennes de s’affranchir de la dépendance russe en misant sur l’Azerbaïdjan.

Ce sont des acquis qu’elle ne veut pas perdre. La Russie doit donc continuer à assurer un certain soutien au président azéri Ilham Aliyev. Si la Russie s’aliénait l’Azerbaïdjan, elle verrait certainement le pays tomber totalement sous influence turque, influence qui est déjà largement majoritaire au sein de la population. L’expansionnisme turc dont l’Azerbaïdjan n’est que le relai régional devrait rationnellement constituer une préoccupation commune aux Russes et aux Occidentaux.

Bien qu’affaiblie, la Russie demeure la seule puissance en mesure d’imposer un cessez-le-feu, existe-t-il des lignes rouges fixées par Moscou ?

Je ne suis pas en mesure de m’exprimer sur les lignes rouges tracées par l’État russe. Je dirais simplement que c’est grâce aux efforts de médiation de la Fédération de Russie qu’a été signé la déclaration de cessez-le-feu du 9 novembre 2020 et stoppée l’avancée de l’armée azerbaïdjanaise jusqu’à Stepanakert. Depuis, la présence militaire russe est la seule garantie de sécurité pour les 120 000 Artsakhiotes qui rassurés, peuvent continuer à vivre dans leur pays, même amputé d’une large fraction de son territoire souverain. C’est un fait incontestable.

Pensez-vous que la République islamique d’Iran qui a dit ne pas tolérer une modification du tracé de sa frontière en faveur de l’Azerbaïdjan et par ricochet de la Turquie a un rôle à jouer dans la désescalade ?

Nous avons toujours salué toute expression de bonne volonté pour parvenir à une désescalade des tensions bien que cette désescalade ne soit pas en ce qui me concerne l’objectif final. Dès lors qu’il s’agit d’un déni de l’existence ou du droit à l’existence d’un État arménien, la réponse de la communauté internationale doit être extrêmement ferme et sans équivoque vis-à-vis des États dont la politique se fonde sur ce déni et qui essaient, par l’usage de la force, d’en décider à leur guise. Il en va de la responsabilité de la communauté internationale, pas seulement de l’Iran.

Quel regard portez-vous sur la réaction de la France et de l’Union européenne dont un grand nombre de pays est de plus en plus tributaire des approvisionnements en gaz azerbaïdjanais pour stopper cette guerre ?

L’une des responsabilités premières d’un chef d’État est de garantir la sécurité de sa population, y compris sur le plan énergétique. Mais l’acharnement avec lequel certains mettent en place ou appliquent des sanctions contre la Russie semble avoir fait oublier les vraies raisons de ces sanctions. Ces sanctions sont dites motivées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

L’absence de sanctions envers l’Azerbaïdjan signifie-t-elle que l’invasion de l’Arménie par ce pays est moins grave ? Où que le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev est un démocrate que seuls sauraient reconnaître les hauts fonctionnaires européens au point de le qualifier, comble de l’ironie, de « partenaire digne de confiance »[3] ?

Il me semble au contraire que les démocraties occidentales devraient montrer un soutien plus clair, plus ferme et plus concret envers l’Arménie et l’Artsakh pour toutes les raisons qu’on peut invoquer :

Premièrement pour des raisons d’éthique. Les nombreux États ayant reconnu le génocide des Arméniens perpétré par la Turquie en 1915 ne peuvent décemment assister avec indifférence à ce qui n’est rien d’autre qu’une tentative de poursuite de ce génocide par les mêmes bourreaux.

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Deuxièmement pour leur crédibilité politique : On ne peut évoquer le droit international uniquement lorsqu’il défend nos propres intérêts. Cette attitude hélas courante a conduit aux yeux de beaucoup de responsables politiques non occidentaux à une perte totale de crédibilité des démocraties occidentales et des principes qu’elles affichent ; je n’ose plus dire qu’elles incarnent.

Enfin, pour des raisons géopolitiques. La suppression de l’État arménien de la région ouvrirait de grands horizons aux projets expansionniste turcs. En fin de compte, on assisterait à la fusion recherchée des intérêts de l’Azerbaïdjan et de la Turquie. Les deux États se considèrent comme deux pendants d’une même nation. Après, la disparition de l’Arménie comme État, l’expansionnisme turc s’attaquera à la Russie, à l’Iran, mais aussi à l’Europe comme en attestent les dernières déclarations d’Erdogan vis-à-vis de la Grèce[4].

Vous représentez un État non reconnu par la communauté internationale qui le 2 septembre dernier a commémoré le trentième anniversaire de la proclamation de son indépendance. Quel message adressez-vous à la France et de manière plus générale aux Nations Unies en ces moments où votre peuple traverse à nouveau de lourdes épreuves ?

Pour les Arméniens qui doivent faire face à la menace de suppression physique, l’enjeu est existentiel. Un génocide et un nettoyage ethnique sont irréversibles, et il ne s’agit pas qu’une épreuve de plus à traverser.

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Mais pour l’Occident aussi, l’enjeu est existentiel d’une certaine manière : certes notre destruction physique n’entrainera pas la vôtre à court terme, mais elle entrainera ce que les dirigeants occidentaux prétendent incarner. Il n’y aura alors plus de différence éthique entre les démocraties et les autres États.

Notes

[1] https://president.az/en/articles/view/48793 – Speech by Ilham Aliyev at the Victory parade dedicated to Victory in the Patriotic, 10 december 2020, 13:30

[2] https://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CERD/Shared%20Documents/AZE/CERD_C_AZE_CO_10-12_49770_E.pdf – Concluding observations on the combined tenth to twelfth reports of Azerbaijan

[3] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/07/29/en-choisissant-l-azerbaidjan-comme-fournisseur-de-gaz-ursula-von-der-leyen-affaiblit-l-union-europeenne_6136544_3232.html – Le Monde : « En choisissant l’Azerbaïdjan comme fournisseur de gaz, Ursula von der Leyen affaiblit l’Union européenne » ; publié le 29 juillet 2022

[4] https://www.liberation.fr/international/europe/erdogan-menace-la-grece-nous-pouvons-arriver-subitement-la-nuit-20220903_54BLRJPJJ5DLHCATSWN5YQUFVU/ – Libération : Erdogan menace la Grèce: «Nous pouvons arriver subitement la nuit» ; publié le 3 septembre 2022

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À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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