À de nombreuses reprises ces dernières années, l’armée brésilienne est intervenue dans certaines grandes villes rongées par une violence exponentielle. Contrairement à ce que pourraient penser des observateurs peu au fait du pays ou mal intentionnés, de telles interventions sont ponctuelles, se font dans un cadre rigoureusement démocratique et sont strictement encadrées juridiquement.
Les forces armées brésiliennes sont des institutions nationales, permanentes et régulières, organisées avec une base hiérarchique et une discipline toutes deux strictes, et placées sous l’autorité suprême du président de la République. Leurs missions sont définies par la Constitution fédérale de 1988 et peuvent être résumées aux principes suivants : la défense de la patrie, mission traditionnelle de toutes les forces armées du monde ; la garantie de la loi et de l’ordre, en cas de compromission grave de l’ordre public ; et la garantie des pouvoirs constitutionnels. La loi complémentaire à la Constitution fédérale no 136 du 25 août 2010 ajoute à ce spectre de tâches et missions fondamentales une compétence supplémentaire en matière de crimes transfrontaliers et environnementaux.
Avant d’étudier les contributions de l’armée brésilienne au combat contre la criminalité, il est nécessaire de comprendre les grandes lignes de l’organisation de l’État brésilien à proprement parler, où les trois pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) coexistent au niveau fédéral, au niveau des États fédérés, et dans certains cas au niveau des communes. En ce qui concerne la sécurité publique, le pays est organisé par l’article 144 de la Constitution fédérale :
- La police fédérale, la police autoroutière fédérale et la police ferroviaire fédérale sont toutes placées directement sous l’autorité du pouvoir exécutif fédéral. Ces organes de police sont responsables des crimes et délits qui dépassent les limites des États fédérés ou qui sont transfrontaliers.
- La police civile, qui exécute des missions de police judiciaire, et la police militaire, qui est une police de proximité, sont sous contrôle direct du pouvoir exécutif des États fédérés.
- Enfin, il existe une force nationale de sécurité publique, qui est constituée d’éléments de toutes les polices militaires des 26 États fédérés, et qui constitue une sorte de réserve en cas d’événements graves.
Lorsque l’on cherche à comprendre l’approche de l’armée dans son combat face à la criminalité, il faut se souvenir de sa vision institutionnelle. Celle-ci est décrite dans le manuel d’instruction militaire, lequel s’efforce d’expliciter le principe constitutionnel de garantie de la loi et de l’ordre : « Ce principe autorise les forces armées à assurer le respect de la loi, des droits et devoirs dans l’ordre juridique en vigueur en assumant, sur décision du président de la République, la responsabilité principale du maintien de la sécurité publique lorsque les instruments de préservation de l’ordre public définis par l’article 144 de la Constitution ont été épuisés » (EB20-MF-10.101, 2014, p 3-4).
Rappelant donc ici que la Constitution prévoit que l’armée n’est qu’une force d’appoint en matière de lutte contre la criminalité et le crime organisé, on est en droit de se poser la question du rôle, en pratique, des forces armées dans ce type d’opérations ?
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Opérations de garantie de la loi et de l’ordre (GLO)
Si l’on se réfère aux directives contenues dans la publication officielle de l’armée brésilienne mentionnée plus haut, il est possible de définir précisément les circonstances dans lesquelles il lui est possible de déclencher une opération de GLO : tout d’abord, il doit exister une menace grave pour l’ordre public ou la sécurité des personnes et des biens ; ensuite, la situation d’insuffisance de moyens doit être caractérisée. Par insuffisance de moyens, il faut entendre ceux des forces de police ordinaire, dont la mission principale est l’ordre public. Le processus de déclenchement d’une opération de GLO est lui aussi très encadré.
Le point de départ est une situation de crise, par exemple une forte vague de violences urbaines contre laquelle les forces de sécurité locales n’ont pas ou plus la capacité de faire face. Il s’agit de la police civile et militaire, dont on se souvient qu’elles sont placées sous l’autorité du gouverneur de l’État concerné, et qui forment le premier rempart de défense face aux activités criminelles. À tout moment, le gouverneur de l’État a compétence pour déclarer que les forces de police sont indisponibles, inexistantes ou insuffisantes pour remplir la mission de rétablissement de l’ordre public face à la vague de violence imaginée dans notre scénario. Par le biais d’une demande officielle adressée au président de la République, le gouverneur est alors en droit de solliciter l’aide du gouvernement fédéral pour résoudre la crise.
La première réponse normale du gouvernement fédéral sera d’y dépêcher la force nationale de sécurité publique afin de renforcer les forces de police de l’État en crise. Si cette force de réserve n’est pas capable de résoudre la crise, le président de la République pourra alors, par décret, déclencher un déploiement des forces armées dans le cadre du GLO, dans une région bien définie et pour une durée normalement courte.
Voici quelques exemples récents de l’emploi de l’armée brésilienne dans le cadre du GLO :
Grève de la police militaire
Dans l’histoire très récente du Brésil, plusieurs mouvements de grève d’officiers de la police militaire ont eu lieu en appui à des revendications salariales. En février 2017, par exemple, la police militaire de l’État d’Espirito Santo a suspendu ses activités, provoquant une explosion de violence, notamment celle liée à la criminalité organisée. Le gouverneur de l’État a alors sollicité l’appui du gouvernement fédéral, qui a déployé la force de sécurité publique nationale puis les forces armées afin de rétablir l’ordre, notamment dans la capitale Vitoria. Concrètement, leurs opérations tenaient du travail policier classique : patrouilles dans les rues, contrôle des troubles civils, etc. La population d’Espirito Santo a largement soutenu cette initiative, elle s’est conformée aux ordres de l’armée brésilienne, ce qui a permis d’assurer le retour au calme jusqu’au retour aux affaires de la police militaire de l’État.
Une situation en tout point similaire s’est également produite dans l’État du Rio Grande do Norte à la fin de l’année 2017.
Grève des camionneurs
En mai et juin 2018, les syndicats de chauffeurs routiers indépendants ont coordonné un blocage des grandes routes du pays, empêchant autant le transport de marchandises que celui des personnes. Le chaos a été tel que la population a commencé à souffrir de pénurie de biens de consommation de base et de médicaments dans toutes les régions du pays. Le président de la République, Michel Temer, a donc sollicité le recours aux forces armées afin de garantir la libre circulation des personnes et des biens les plus essentiels pour la population et les infrastructures. L’on craignait alors des confrontations avec les camionneurs, dont certaines revendications concernant le prix du carburant étaient reprises par une partie de la population. Mais fort heureusement, la crise a fait l’objet de négociations, permettant ainsi aux forces armées d’assurer l’approvisionnement minimal des villes.
L’armée brésilienne a réalisé pas moins de 948 escortes de véhicules sur la période, dont 574 avec le soutien d’autres agences gouvernementales ou d’agences de sécurité publique. Les forces armées ont ainsi, et une nouvelle fois, démontré à la société leur « rigueur sereine » dans l’accomplissement d’une mission en droite ligne de leur tradition d’évitement de l’affrontement et de volonté de conciliation.
L’intervention fédérale à Rio de Janeiro – un cas à part
Au début de l’année 2018, le taux de criminalité dans l’État et la ville de Rio de Janeiro a atteint un niveau totalement critique, conduisant à la mise en place d’une intervention fédérale directe. Il ne s’agit pas pour autant, comme on a pu le lire dans la presse internationale, d’une intervention militaire stricto sensu, ni du reste d’un GLO classique. Le président de la République a chargé le général Braga Netto de diriger sur place le Bureau d’intervention fédéral (BIF), une organisation créée pour l’occasion, et de l’organiser autour de deux grands axes : soutien à la réorganisation opérationnelle des forces de sécurité de l’État de Rio de Janeiro ; renforcement du sentiment de sécurité par et pour la population. Le renforcement du sentiment de sécurité passe par un rétablissement de l’ordre dans les rues, très sérieusement compromis, pour lequel le BIF s’appuie avant tout, sur le terrain, sur les forces armées. La période d’intervention fédérale s’est terminée le 31 décembre 2018, date à laquelle le contrôle de la sécurité publique dans l’État fut rendu au gouverneur de l’État.
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Opérations dans les zones frontalières
Une partie de la mission de l’armée brésilienne en matière de sécurité publique se déroule dans les zones frontalières, mission permanente ne nécessitant pas un décret présidentiel comme dans le cas des opérations de GLO. La loi complémentaire à la Constitution no 136 du 25 août 2010 attribue cette mission aux forces armées :
« … en sus de leurs attributions normales, les forces armées sont également responsables en tant que forces subsidiaires, dans le respect des compétences exclusives de la police judiciaire, d’actions préventives et répressives aux frontières terrestres, maritimes, et dans les eaux territoriales, et, quels que soient les droits de détention, de propriété, les objectifs ou charges détenus par les éventuels contrevenants, contre les infractions transfrontières et environnementales, seules ou en coordination avec d’autres organes du pouvoir exécutif, en mettant en œuvre, entre autres, les actions suivantes :
- – Patrouilles ;
- – Inspections des personnes, véhicules terrestres, navires et aéronefs ;
III – Arrestations en flagrant délit. »
Ici encore, il est nécessaire de souligner la complémentarité entre les actions des organes de sécurité publique et des forces armées. Les actions de l’armée brésilienne menées à l’extérieur des frontières ne sont pas destinées à se substituer à celles de la police fédérale, dont c’est le rôle de lutter contre les crimes transnationaux.
En juin 2011, le gouvernement fédéral lance le Plan stratégique pour la frontière (PEF), qui vise à renforcer la présence de l’État dans les régions frontalières avec les dix pays voisins du Brésil. Grâce à ce plan, les actions menées par diverses entités étatiques dans la prévention et la lutte contre la criminalité transfrontalière – telles que la contrebande d’armes et de drogues – ont commencé à être intégrées, amplifiant leur impact. Sous l’autorité directe du vice-président de la République, le PEF est articulé autour de deux opérations : Sentinelle et Agate. L’opération Sentinelle, coordonnée par le ministère de la Justice, est avant tout axée sur le travail d’enquête, de renseignement, et la coordination de plusieurs agences de sécurité fédérale. L’opération Agate, coordonnée par le ministère de la Défense et les chefs d’état-major des forces armées, mobilise ponctuellement les personnels de la marine, de l’armée de terre et de l’armée de l’air à des points stratégiques de la frontière. En septembre 2018, par exemple, cette opération a permis la saisie de 1,4 tonne de stupéfiants à la frontière entre le Brésil et le Paraguay en seulement quatre jours.
Au-delà du PEF, l’armée brésilienne est présente vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur les frontières dans une optique de défense de l’intégrité territoriale du pays, et elle dispose à cet égard d’une autonomie et d’un champ d’action considérables pour contribuer à la lutte contre le crime, tout particulièrement dans les régions du pays où la présence de l’État brésilien n’est finalement matérialisée que par la présence de troupes (dans certaines zones d’Amazonie par exemple). Les efforts déployés par ces troupes sont à rapprocher des récentes paroles du commandant en chef de l’armée brésilienne, qui affirmait que le crime organisé et les trafics en découlant constituent « à l’heure actuelle, la plus grande menace pour la souveraineté du Brésil ». Dans le but de renforcer les actions à la frontière, le système intégré de surveillance des frontières (Sisfron) a été conçu à l’initiative du commandement de l’armée de terre brésilienne suivant le triple principe de surveillance/contrôle, mobilité et présence physique. L’idée directrice de ce système est d’aboutir à un renforcement de la capacité de surveillance et d’action de l’État brésilien au niveau des frontières terrestres, et indirectement de lutter plus efficacement contre les activités criminelles transnationales.
Le système intégré de surveillance des frontières, doté d’un budget de 12 milliards de R$ (à l’époque, environ 4 milliards d’euros), vise à renforcer la capacité d’action de l’armée dans la zone frontalière du pays, d’une superficie de 1,2 million de kilomètres carrés. C’est pour cette raison que Sisfron est considéré comme le plus grand système de surveillance des frontières au monde. Il s’agit d’un ensemble intégré de ressources technologiques (systèmes électroniques de surveillance et de contrôle, technologies de l’information diverses, armes de guerre électronique) et de renseignement, qui, associé à de grands travaux d’infrastructure, réduira les vulnérabilités de toute la zone frontalière.
Considérations finales et prospectives
« L’armée brésilienne a participé, participe et continuera de participer activement à tous les épisodes décisifs de notre histoire, dont l’intégration, le bien-être, la dignité et la grandeur de la patrie, en guidant toujours par sa présence la vie nationale. Institution ouverte à tous les groupes ethniques et religieux et à toutes les classes sociales, elle est le reflet à travers ses membres des aspirations nationales, auxquelles elle est sensible, ce qui se traduit par une intégration parfaite avec la nation brésilienne. » (EB20-MF-10.101, 2014, p. 3-9)
L’armée brésilienne, institution de grand prestige auprès de la population brésilienne, oriente ses actions dans le cadre des instruments juridiques qui régissent ses interventions. Elle participe dans ce cadre à des opérations visant à réduire les taux de criminalité dans le pays, de telles opérations contribuant à un environnement plus stable et favorable à une économie robuste, autant de facteurs clés dans la construction d’un pays plus sûr.
À nos frontières, elle agit de manière permanente afin de réduire les crimes transnationaux. Les investissements dans le système Sisfron devraient renforcer significativement cette capacité à affaiblir les activités criminelles internes et transnationales.
Il convient de noter une fois encore que les opérations de GLO sont limitées à des cas épisodiques de graves atteintes à l’ordre public, qu’elles n’ont pas vocation à durer dans le temps, et qu’elles sont destinées à permettre à d’autres institutions ordinaires de sécurité publique de s’acquitter à nouveau, en fin d’opération, de leur mission.
Nous sommes souvent questionnés quant à l’idée d’une intervention permanente des forces armées dans la politique de sécurité publique nationale. À la lecture de cet article, vous aurez compris que nos opérations en zones frontalières s’inscriront dans la durée, tandis que les opérations de GLO n’auront lieu que dans la mesure où elles seront nécessaires. La vraie question est de savoir pour combien de temps et où les États de la fédération auront encore besoin du soutien de l’armée pour lutter contre le crime. Le recours aux forces armées, malgré certaines réussites, ne peut être considéré comme une solution définitive au problème de la violence au Brésil. Comme dans de nombreux autres pays, seule une solution globale, entraînant la participation de tous les secteurs du gouvernement et de la société civile, est en mesure de réduire sensiblement les taux hors-norme de criminalité rencontrés actuellement au Brésil.
Texte paru initialement dans Brésil. Corruption, trafic, violence, criminalité. Vers la fin du cauchemar ?, sous la direction de Nicolas Dolo et Bruno Racouchot, Éditions Eska, 2020.
Traduction de Nicolas Dolo.
Voir également l’analyse d’Hervé Théry parue dans Conflits sur le livre de Mauricio França Pour mieux comprendre la géopolitique brésilienne (Appris Editora, 2020).
Brésil : une guerre intérieure qui ne dit pas son nom…
Le 28 octobre 2018, Jair Bolsonaro remportait – avec 55 % des suffrages – le second tour de l’élection présidentielle brésilienne. Raison première de cette victoire ? Avoir, à la différence des autres candidats, placé la lutte contre la criminalité et la corruption en tête de ses préoccupations. À cet égard, la place prépondérante qu’occupent les militaires dans son gouvernement est loin d’être anodine. Car c’est bel et bien une guerre intérieure contre la criminalité sous toutes ses formes que doit affronter aujourd’hui la huitième économie mondiale[1]. Les chiffres pour l’année 2017, donc juste avant l’élection de Jair Bolsonaro, donnent une idée de l’ampleur du phénomène :
- 65 602 homicides au Brésil cette année-là, soit 31,6 pour 100 000 habitants, le pire niveau de violence jamais enregistré dans le pays. À titre de comparaison, le taux oscille en Europe entre 1 et 2 pour 100 000, et au Mexique, pourtant déjà ultraviolent, aux environs de 19 pour 100 000.
- Si l’on additionne les homicides de 2007 à 2017, on parvient à 618 000 victimes, sans compter les disparus… Autrement dit, sur les mêmes périodes considérées, le Brésil a recensé plus de morts violentes que n’en a compté la guerre en Syrie.
- Les 70 grandes factions criminelles qui sévissent dans le pays peuvent compter au bas mot sur 100 000 tueurs, qui n’ont d’autre choix que de tuer ou être tués. Pour rappel, les effectifs de l’armée de terre en France oscillaient à la même époque aux alentours de 115 000 hommes.
- Prenons maintenant un exemple éclairant au regard des armées françaises. Depuis l’an 2000, et jusqu’à 2017, l’ensemble des soldats français tués en opérations extérieures se montait à 231. Pour la seule année 2017, ce sont 367 policiers brésiliens qui ont trouvé la mort dans l’exercice de leurs fonctions. Criminologues et spécialistes des conflits armés s’accordent à dire que la criminalité de rue au Brésil présente des taux d’attrition supérieurs à nombre de pays en guerre.
- Enfin, donnée clé qui permet de comprendre la dimension économique et financière du problème : en France, dans le projet de loi de finances 2019, l’enveloppe défense se montait à environ 36 milliards d’euros ; le seul coût de la criminalité au Brésil était évalué en 2017 à 5,9 % du PIB, soit peu ou prou 100 milliards d’euros.
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[1] Pour rappel, 5e pays au monde par sa superficie, le Brésil occupe quasiment la moitié de la superficie de l’Amérique latine, 4 300 km d’est en ouest, idem du nord au sud, avec 7 300 km de côtes. 208 millions d’habitants, 20 % de l’eau douce de la planète, un potentiel agroalimentaire hors du commun, une des biodiversités les plus riches de la planète…