<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’apogée de la Perse : une vitrine de la modernité. Entretien avec Yves Bomati

23 février 2023

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Plafond de la tombe du poète persan Hafez à Shiraz, dans la province de Fars, en Iran. Crédit : Pentocelo — Travail personnel, Wikimedia commons

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L’apogée de la Perse : une vitrine de la modernité. Entretien avec Yves Bomati

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Au cœur des questions géopolitiques, une histoire attentive et éclairée de l’Iran permet de mieux appréhender les troubles actuels que connaît le pays. Souvent admirée sans être bien connue, la Perse a été pendant longtemps l’icône d’une civilisation inspirante pour l’Europe. 

Yves Bomati est Docteur ès lettres et sciences humaines, historien et spécialiste de l’Iran. Il publie L’âge d’or de la Perse aux éditions Perrin. 

Propos recueillis par Côme de Bisschop. 

L’imaginaire collectif considère souvent la Perse comme l’ancêtre de l’Iran au même titre que la Gaule aurait été l’ancêtre de la France. En tant que spécialiste du pays, pouvez-vous nous définir ce que l’on appelle la Perse ? 

Il est d’abord essentiel de comprendre que Iran et Perse sont synonymes. À l’origine, la Perse c’est le Fars, c’est-à-dire la région que dominait Cyrus le Grand et à partir de laquelle il a conquis une bonne partie de lAsie Mineure. Ce sont les voyageurs et ambassadeurs européens qui, à partir du XVe siècle, ont repris la terminologie grecque, « persis », sans se rendre compte quelle ne désignait en réalité que le sud-ouest de lIran. Seuls donc les Occidentaux se sont attachés à employer le mot « Perse ». Par ailleurs, beaucoup considèrent que la Perse représente le passé et l’Iran le présent. En réalité, c’est Reza Khan qui fonde la dynastie des Pahlavi en 1925 et oblige, en 1935, les ambassadeurs à passer du mot Perse au mot Iran. C’est depuis cette date que tous les courriers diplomatiques parlent de l’Iran et non plus de la Perse. Iran signifie d’ailleurs « pays des Aryens ». Or les Aryens sont un des peuples indo-européens descendus des régions de l’Oural pour se disséminer sur le sous-continent indien, en Europe et en Iran qui était à l’époque un désert entouré de montagnes fertiles. « Aryen » est donc un terme qui a été utilisé par les Indo-iraniens pour se désigner eux-mêmes, à ne pas confondre avec l’utilisation qui en a été faite par les nazis.

L’histoire de l’Iran ne saurait être parfaitement appréhendée sans bien connaître l’histoire de la dynastie des Safavides. Pourquoi cette dynastie qui règne sur l’Iran à partir de 1501 représente, selon vous, l’âge d’or de la Perse ? 

Cette dynastie fixe l’identité propre de l’Iran en définissant ses frontières, sa politique et sa religion. En effet, c’est lors du règne des Safavides que le pays va définir ses frontières qui subsisteront presque jusqu’aujourd’hui. Cette dynastie va également repousser ses ennemis sunnites, notamment les Ottomans et les Ouzbeks, et se déterminer comme une entité extrêmement particulière au sein du Moyen-Orient en choisissant en 1501, sous le règne du shah Ismaïl Ier, le chiisme duodécimain comme religion d’État. C’est un moment fondateur pour s’opposer au pan-sunnisme prôné par les Ottomans. Ainsi, le choix du chiisme est un choix religieux certes, mais c’est aussi un choix politique. S’il place l’Iran en situation de faiblesse au sein du monde musulman avec des voisins largement sunnites, il est cependant voulu et raisonné. Les sunnites essayeront certes d’abattre l’hérétique pendant de nombreuses années mais ce sera surtout Shah Abbas 1er le Grand qui mettra un terme à leurs contestations de territoires et de religion en développant une politique extrêmement novatrice. 

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L’arrivée de Shah Abbas 1er le Grand sur le trône en 1587 marque l’apogée de la dynastie des Safavides en reprenant progressivement le contrôle de son territoire occupé par les Ottomans et les Ouzbeks jusqu’alors. Comment ce talentueux Abbas va-t-il transformer en profondeur l’Iran en se tournant vers l’Occident ? 

Les Occidentaux voulaient alors essentiellement des comptoirs en Iran afin de faire commerce avec l’Inde, car c’était un important lieu de passage. Ainsi, les accords qu’ils signèrent avec les Persans portèrent surtout sur le commerce. Cela dit, Abbas Ier pensait à autre chose, notamment à une alliance militaire de revers contre l’Empire ottoman qui menaçait ses territoires et ceux des Européens. C’était donc pour lui une façon de s’allier aux ennemis de ses ennemis, bien qu’ils soient chrétiens. Tout restait à faire et l’« âge d’or » ne commencera qu’avec lui. Avant lui en effet, la Perse essayait seulement de se définir en tant qu’État souverain. Ainsi Shah Tahmasp Ier (1524-1574) s’efforça-t-il d’assoir son pays dans une sorte de paix avec les ennemis ottomans tout en développant le chiisme. À sa mort, Ismaïl II tentera en vain de restaurer une autorité royale, l’Etat tombant inexorablement sous la coupe des forces militaires que l’on appelait les Qizilbash (les Têtes rouges). Shah Abbas 1er s’attela donc à restaurer l’équilibre interne des forces de son État. Il instaura une paix définitive (espérait-il) au sein du Moyen-Orient qui permit un partage des territoires disputés. La Perse se réserva l’Azerbaïdjan et les Ottomans dominèrent l’Irak afin d’avoir un accès au Golfe persique. Abbas instaura également une garde royale qui allait contrebalancer le pouvoir politique des Qizilbash, encore très ancrés dans des pratiques anciennes. Pour moderniser son armée, il demanda surtout alors à des Anglais, les frères Anthony et Robert Shirley, d’éduquer l’armée à l’anglaise. Enfin, sur le plan religieux, il instaura une fonction qui soumit le pouvoir religieux chiite au pouvoir régalien, tout en montrant le plus grand respect pour les autres religions. 

En quoi la mort du shah Abbas marque le début du déclin des Safavides à partir de 1629 ? Quelles sont les faiblesses qui précipiteront la chute définitive de la lignée en 1722, sous l’assaut des tribus afghanes ?

Le déclin du pouvoir safavide est un long processus. Le chevalier français Chardin écrit dans ses récits de voyages à propos d’Abbas Ier : « Lorsque ce grand prince cessa de vivre, la Perse cessa dexister ». Avant de mourir, Shah Abbas supprime ses trois héritiers soit en les tuant soit en les aveuglant. Après sa mort, son petit-fils Safi Ier (1629-1642) lui succède et n’aura de cesse de détruire l’œuvre de son grand-père, meurtrier de son père. Safi laisse sa place à Abbas II, qui, au travers du culte qu’il voue à son arrière-grand-père Abbas Ier, redonne à la Perse un certain lustre avant d’abandonner progressivement le pouvoir et de le laisser aux mains des eunuques et des religieux, ce qui ne fit que s’empirer par la suite. Ainsi, la fin de la dynastie des Safavides est marquée par l’influence politique de la tendance osouli de l’islam, qui impose la loi de la charia à tous. Entre 1694 et 1699, cette charia domine l’Iran : les femmes ne pourront plus se promener seules, les jeunes se divertir, le vin sera prohibé… Alors que l’État s’affaiblit chaque jour davantage, l’économie s’écroule et les famines se multiplient. Au moment où le pays est à nouveau grignoté par les Ouzbeks et les Ottomans, les Afghans profitent du contexte pour lancer une conquête de la Perse en affamant la population et en faisant le siège d’Ispahan. La dynastie s’écroule définitivement en 1722, malgré les efforts postérieurs de deux Safavides, vite balayés par le puissant Nader l’Afshar, « le Napoléon iranien ».

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En quoi l’époque des Safavides a-t-elle pu constituer un laboratoire d’idées innovantes pour le reste du monde, notamment pour nos philosophes des lumières ? 

Sous Shah Abbas Ier, la Perse s’ouvre au monde entier. On y découvre un urbanisme extraordinaire, une certaine joie de vivre, un respect des cultures, un mécénat brillant. L’esprit d’Abbas Ier est un esprit novateur qui n’a aucune limite. En effet, il autorise à partir de 1609 les femmes à se promener dans de la ville dIspahan en étant dévoilées, les hommes étant tenus à distance … sauf lui qui en profitait pour obtenir de première source féminine des informations que ses ministres lui cachaient !  C’est une grande première dans un pays islamique de l’époque. Le statut de la femme n’a certes pas été révolutionné par Shah Abbas Ier, mais ce dernier a su se montrer novateur en libérant les femmes des harems (lieu interdit aux hommes) au moins une fois par semaine. La Perse d’Abbas Ier était en outre un exemple de justice sociale, d’organisation étatique équilibrée et de respect des autres religions. Le shah va même jusqu’à participer aux fêtes de Noël et à autoriser la construction de nombreuses églises arméniennes dans le faubourg d’Ispahan, la Nouvelle Djolfa. Il lance aussi de grands chantiers et reconstruit la ville d’Ispahan, « la moitié du monde » comme on s’est plu à la nommer. Il crée des corps de métier qui n’existent pas ailleurs : même les Ottomans le saluent sans peine, eux qui emmenèrent des artisans iraniens pour orner la ville d’Istanbul lorsqu’il s’emparèrent de Tabriz. En outre, l’ouverture de la Perse au monde attire des ambassadeurs européens, très nombreux à partir du XVIe siècle. Ces derniers sont reçus comme des rois et les échanges de cadeaux permettent de diffuser la culture iranienne à leur retour dans leur pays. La Perse devient ainsi un véritable phare qui rayonne dans le monde et les philosophes et penseurs du XVIIIe qui lisent les récits de voyage de Chardin et de Tavernier sont fascinés par ce pays. C’est ainsi que Montesquieu publie ses Lettres persanes, qui lui permettent de critiquer sous un regard neuf la monarchie de Louis XV et de promouvoir une législation où les pouvoirs s’équilibrent dans le respect des religions, comme c’était le cas en Iran à l’époque d’Abbas. La Perse est alors perçue comme un pays ouvert en matière religieuse, diplomatique et économique. C’est la préfiguration d’un monde moderne qui vit en harmonie.

Quel héritage ses deux siècles d’histoire et de grandeur ont-ils laissé au peuple iranien ? En quoi la connaissance de lidentité du pays et de ses racines historiques, culturelles et religieuses est-elle essentielle pour mieux comprendre l’Iran actuel ?

Shah Abbas Ier a laissé une empreinte indélébile. C’est en quelque sorte le point d’ancrage de la civilisation persane moderne. Sa politesse, son respect d’autrui et sa notoriété sont autant d’éléments qui ne sont plus de mode aujourd’hui.  Le gouvernement actuel est en effet en total décalage avec la vraie nature des Iraniens et leur aspiration à la sécularisation. Nous sommes actuellement en présence d’une théocratie dans laquelle un président donne l’illusion de gouverner alors que, dans la pratique, le grand Ayatollah Ali Khamenei concentre tous les pouvoirs et a le dernier mot sur tout. C’est une sorte de monarchie absolue religieuse. Le chiisme duodécimain est ainsi aujourd’hui passé du religieux au politique. Les juifs et les chrétiens fuient l’Iran. Bien que les universités soient ouvertes aux femmes, elles ne sont que 5% au gouvernement. Plus largement, la jeunesse iranienne n’a pas d’espoir. On assiste à une sorte de reproduction interne des familles qui, au pouvoir, s’assurent les meilleurs postes au travers d’une corruption massive. L’Iran développe par ailleurs ses relations avec la Chine et la Russie en formant un nouvel axe commercial fort entre ces trois pays. Quoi qu’il en soit, c’est bien le choix du chiisme politique qui est à l’origine des bouleversements actuels en Iran. La dynastie des Safavides qui a façonné la grandeur de l’Iran était certes une monarchie absolue. Néanmoins, la religion y était prise comme un appui – du moins sous Shah Abbas 1eret non pas comme un dictat comme c’est le cas aujourd’hui.

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Photo : Plafond de la tombe du poète persan Hafez à Shiraz, dans la province de Fars, en Iran. Crédit : Pentocelo — Travail personnel, Wikimedia commons

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