Qui se souvient de la colonne légère lancée à la conquête de Tananarive ? De la création des premiers tabors marocains ? De la mission militaire française du Hedjaz ? Le nom du général Édouard Brémond (1868-1948) est aujourd’hui oublié en dépit d’une riche carrière au service de la France. Lorsqu’il rentre définitivement en France à la fin de l’année 1920, il a très peu servi dans l’hexagone, seulement d’août 1914 à août 1916 et de mars à décembre 1918 sur le front occidental de la Grande Guerre. Celui que l’on surnomme « L’anti-Lawrence d’Arabie » acquiert une connaissance intime du monde musulman et de la guerre irrégulière. Retour sur la vie d’un homme d’exception avec Rémy Porte.
Lieutenant-colonel de l’armée de terre, diplômé de Sciences-Po., titulaire d’un DEA de droit international et docteur HDR en Histoire, spécialiste des conflits du XIXe au XXIe siècle, Rémy Porte est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages. Il vient de publier une biographie d’Edouard Brémond.
Entretien réalisé par Louis Descoups
Comment le général Brémond a-t-il participé à l’aventure coloniale ? Avait-il lui aussi un projet politique pour les colonies ?
Brémond n’avait pas de projet politique personnel au sens propre, à l’exception peut-être d’un intérêt particulier pour le Maroc, pour lequel dès le début du XXe siècle il souhaite un protectorat français. En sortant de Saint-Cyr en 1890, il fait le choix de servir dans l’infanterie, au 1er régiment de tirailleurs algériens. Dès lors, sa carrière coloniale semble naturelle, il participe aux missions données à son régiment. Il se spécialise rapidement sur les questions musulmanes et nord-africaines, et fait preuve d’une grande compétence au Maroc, ce qui lui vaut d’être maintenu dans ses fonctions par Lyautey, qui l’apprécie tout particulièrement ; puis d’être désigné pour le Hedjaz et la Cilicie. Dans ce domaine, il faut souligner qu’il a toujours été un défenseur de ses soldats indigènes, se heurtant comme capitaine à son chef de corps lorsqu’il demande sans cesse des améliorations des conditions de vie, s’opposant comme colonel à l’état-major général lorsqu’il insiste pour former les tirailleurs indigènes à toutes les techniques (notamment dans l’artillerie et l’emploi des mitrailleuses) ; prônant comme général une prise en compte accrue des contingents indigènes et demandant que les meilleurs bénéficient plus largement de l’avancement. Comme l’a écrit le général Paul Azan, il était « l’homme qui avait vécu au milieu d’eux, dans les camps, sous la tente, dans le bled.
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Dans quelle mesure peut-on affirmer que Brémond était « l’anti-Lawrence d’Arabie » ? Quelle était sa relation avec celui-ci et les Britanniques en général ?
Brémond est, sous tous les aspects, l’antithèse de Lawrence d’Arabie. Autant ce dernier est un jeune autodidacte, « militaire amateur » comme il se définit lui-même, rêveur qui saura après le conflit créer et entretenir sa légende, mais aussi formaliser les enseignements de la campagne du Hedjaz. Mais Les sept piliers de la sagesse sont essentiellement romancés, et les archives comme les témoignages des acteurs et des témoins ne racontent pas la même histoire. Lawrence est d’abord un agent d’influence, un « officier politique » selon l’expression de l’époque, et non un chef militaire. Brémond, par opposition, est un officier d’active blanchi sous le harnais, dont l’expérience dans les « petites guerres » est extrêmement solide. Les relations entre les deux hommes sont naturellement marquées par cette opposition des personnalités et des parcours, mais aussi par les rivalités entre les deux gouvernements de Londres et de Paris. Tandis que le Royaume-Uni considère le Moyen-Orient au sens large comme relevant de sa zone d’influence au titre de la défense des voies terrestres et maritimes vers l’empire des Indes, la France tente désespérément de jouer un rôle en s’appuyant sur son ancienne influence en Égypte et au Levant. Brémond s’efforce de remplir sans faiblir (et en dépit du manque de moyens) la mission au Hedjaz qui lui a été confiée par le président du Conseil et le conflit larvé avec Lawrence est donc inévitable.
Comment se fait-il qu’un officier tel que Brémond, avec les compétences dont il dispose, ne passe que très peu de temps en France, surtout pendant la Première Guerre mondiale ?
En fait un officier ne choisit pas ses affectations. Il peut exprimer des vœux, mais ceux-ci n’ont aucun caractère impératif. Si Brémond passe l’essentiel de sa carrière outre-mer, c’est tout simplement parce qu’il est nommé à des postes hors de métropole et que, comme il remplit les missions qui lui sont confiées à la satisfaction de ses chefs, ceux-ci demandent son maintien. D’autre part, Brémond se passionne pour le monde arabo-musulman dont il devient très tôt l’un des meilleurs spécialistes au sein de l’armée française et son nom vient assez naturellement à l’esprit dès qu’à Paris on recherche un officier pour un poste particulier dans cette aire géographique.
Quelle politique la France mène-t-elle dans la péninsule arabique pendant la Grande Guerre, en particulier vis-à-vis des tribus arabes qui luttaient contre l’Empire ottoman ?
Soulignons tout d’abord que la France n’intervient dans la région qu’à la suite de la sollicitation de l’Angleterre, première présente au Hedjaz. Par ailleurs, puissance musulmane du fait de sa présence en Afrique du Nord, la France ne peut pas se désintéresser des crises qui agitent l’Empire ottoman, d’autant que le sultan a proclamé la guerre sainte contre les Occidentaux. Dès la demande d’intervention britannique à la suite de la révolte du Chérif Hussein, Aristide Briand, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, décide d’envoyer sur place une délégation politique et militaire et demande au ministère de la Guerre (qui privilégie le front du nord-est et se positionne comme globalement hostile à tout engagement en dehors de l’hexagone) d’en désigner le chef. Le choix se porte rapidement sur Brémond, qui assure d’abord le déroulement du pèlerinage de La Mecque pour 600 musulmans de Tunisie, d’Algérie et du Maroc, puis entreprend de créer au sein des tribus hachémites une armée régulière, tout en contribuant activement aux opérations contre les Turcs. Les succès rencontrés par les Français font que Londres va bientôt s’en inquiéter, au point de demander le rappel de la mission militaire, tandis que le ministère de la Guerre fait la sourde oreille aux demandes de moyens de Brémond. On a ainsi l’exemple d’un discours officiel qui ne se traduit pas par des décisions concrètes.
Le général Brémond, malgré une carrière marquée par le succès, n’est pas connu du public aujourd’hui. Pourquoi est-il tombé dans l’oubli ?
La fin de sa carrière contribue sans doute largement à cet oubli. En 1919-1920 en Cilicie, il est en butte aux refus successifs des responsables français au Levant, le général Gouraud et son adjoint civil Robert de Caix, de le soutenir dans sa lutte contre les bandes kémalistes. Le colonel Brémond, qui a été désigné pour établir la présence française dans cette province de l’Empire ottoman, se heurte frontalement à son ancien camarade et, « la hiérarchie étant une science exacte », il est rappelé en métropole. Victime d’accusations aussi fausses qu’injustifiées sur sa gestion de la province, il est finalement blanchi, mais connaît une fin de carrière difficile, accédant plus tardivement au généralat pour un poste modeste dans le sud-ouest de la France et reste bloqué au grade de général de brigade. Enfin, le Hedjaz et la Cilicie, où la France n’a finalement pas maintenu ses positions en dépit des sacrifices personnels de Brémond, ne constituent pas des campagnes connues du grand public. Brémond a donc également été victime du désintérêt ultérieur pour ces théâtres d’opérations. Pourtant, son rôle, à bien des égards exemplaires, mérite d’être mieux connu.
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