<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Allemagne paiera !

24 octobre 2023

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Angela Merkel, la chancelière immobile SIPA

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L’Allemagne paiera !

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Formule célèbre, paternité incertaine, efficacité redoutable. Inséparable de l’épineuse question des réparations dans l’entre-deux-guerres, l’expression a fait florès, mais il est difficile d’en connaître l’origine exacte. Historiens et journalistes l’attribuent parfois à Clémenceau, plus souvent à Louis-Lucien Klotz, son ministre des Finances de 1917 à 1920.

Le 17 septembre 1918 en effet, Clémenceau, qui a connu l’humiliation de 1871, déclare au Sénat dans un discours célèbre : « Le plus terrible compte de peuple à peuple s’est ouvert, et il sera payé » ; mais l’idée flottait déjà dans l’air depuis longtemps. J. Bainville intitule un article de L’Action française (5 octobre1914) « L’Allemagne peut payer ! » ; en écho, C. Maurras, dans l’éditorial de L’Éclair comtois (15 novembre1915) disait : « Les sommes destinées à payer le repos de nos morts seront prises sur l’ennemi. » Dans l’euphorie de la victoire, D. Lloyd George veut pendre le Kaiser à la tour de Londres, et « lui retourner les poches » ; à Dundee, W. Churchill déclare que « la nation allemande tout entière est collectivement coupable de cette guerre d’agression et devra, tout entière, en acquitter les frais » ; et le premier lord de l’Amirauté, Eric Geddes : « Nous tirerons de l’Allemagne tout ce que nous pouvons exprimer d’un citron, et même un peu plus. […] Je la serrerai jusqu’à entendre les pépins craquer. » Aussi peut-on douter, avec l’historien américain M. Trachtenberg (Chicago) que L. Klotz soit l’unique auteur d’une telle formule, laquelle figure d’ailleurs en tête de l’article 235 du traité de Versailles (« L’Allemagne paiera […] l’équivalent de 20 Mds mark-or… »). C’est aussi, dès 1947, l’avis de E. Weill-Raynal. Au demeurant, lors d’un vif débat au Sénat le 26 mai 1921, Klotz, soudain interrompu par H. Rillart de Verneuil, refuse avec vigueur la paternité de la formule, qu’il attribue à Lloyd George, et même L. Loucheur[1] ! Le mot, il est vrai depuis longtemps sur toutes les lèvres et dans la presse, va même servir de slogan au Bloc national, dans sa campagne des législatives de novembre 1919. Il apparaît dans la profession de foi des 23 candidats de la Fédération républicaine : « L’Allemagne paiera. Il faut qu’elle paye. Le traité nous donne les moyens de l’y forcer » (Le Grand Écho du Nord, 8 novembre1919). Les raisons de ce succès ? Ses qualités propres : lapidaire, il claque comme un coup de fouet, l’usage du futur lui donne un caractère impératif, une force prophétique ; surtout, dans un contexte de crise budgétaire aiguë, il rassure, apparaît comme une solution miracle, un sésame vers « l’argent magique ».

Sésame pour la reconstruction

En effet, la France ruinée et dévastée compte sur les réparations allemandes pour se rétablir et rembourser ses dettes à la Grande-Bretagne et aux États-Unis. Les dirigeants français tentent d’établir un lien – « une prise en otage mutuelle » disait Ritsch – et une priorité entre trois problèmes financiers : l’Allemagne paie, la France reconstruit, et ensuite rembourse les Alliés. La manœuvre échoue devant les réticences allemandes et le refus américain. Dans ce contexte tendu, le leitmotiv « l’Allemagne paiera » martelé par la presse nationaliste vise à cimenter la cohésion politique d’une nation épuisée ; péremptoire mais imprécis (« l’Allemagne paiera », quand ? combien ? comment ?), injonction et prophétie, il entretient l’espoir et nourrit l’illusion d’un règlement « juste » après tant de souffrances. Des doutes s’élèvent (l’Allemagne peut-elle, veut-elle payer ?), pourtant le Parlement adopte sans broncher la loi du 17 avril 1919 sur les pensions de guerre, qui alourdit encore la charge budgétaire. Pendant quelques années, le slogan agit comme une corne d’abondance inépuisable, un prétexte pour repousser les réformes structurelles, ce que le Journal des Finances déplore dès le 4 avril 1919. A. Sauvy (1984) souligne que la perspective d’une Allemagne infiniment redevable a laissé prospérer l’idée qu’à tout problème budgétaire, il y a la solution : « l’Allemagne paiera ».

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Du slogan au mythe

Le slogan prend valeur de mythe. De l’histoire très complexe des réparations, on connaît la suite. L’Allemagne parvient à se soustraire méthodiquement à ses obligations : conférence de Londres (1921), plans Dawes (1924) et Young (1929), moratoire Hoover (1931) et conférence de Lausanne (1932) réduisent peu à peu le montant des sommes restant à payer à 3 Mds marks-or, que Hitler refusera de régler. L’Allemagne n’aura versé, finalement, que 20,6 Mds mark-or (sur les 132 prévus), dont 9,6 Mds à la France[2]. Amère défaite financière pour Paris. Et l’histoire bégaie ! Mai 1945 : la responsabilité du Reich et sa capitulation sans conditions réveillent les mêmes interrogations. L’Aurore du 15 février 1945 titre déjà : « Le coup de Klotz ? » ; R. Aron s’interroge : « L’Allemagne paiera ? » (Point de vue, 2 août 1945) ; le quotidien Nord Matin affirme : « L’Allemagne vaincue paiera ses crimes » (8 mai 1945). Une nouvelle fois, les choses s’avèrent plus complexes. Certes, l’Allemagne va payer : démantèlement industriel et militaire, occupation et mise sous tutelle d’un pays divisé en deux États antagonistes – et même paiera cher sa réunification (2 000 Md €). Mais de réparations, point ! Il n’y a pas de traité de paix, et la montée de la guerre froide comme la crainte du bolchévisme en 1919 érigent l’Allemagne en bouclier de l’Occident, dont on doit restaurer la puissance. Cependant, la question des intérêts des emprunts Dawes et Young reste pendante depuis 1933. K. Adenauer ayant assumé l’héritage des dettes du Reich, l’accord de Londres (27 février 1953) réduit, en échange, le montant de la dette extérieure allemande de 38,8 à 14,5 Mds DM. Le 3 octobre 2010, l’Allemagne effectue un dernier versement de 69,9 millions € soldant définitivement sa dette héritée de la Grande Guerre. On pensait la séquence close mais la célèbre formule chemine toujours dans les consciences. L’effacement des dettes financières ne peut faire oublier l’immense dette morale de l’Allemagne depuis l’Holocauste. Le jeune État d’Israël demande réparation (16 janvier 1951). Le discours de K. Adenauer (27 septembre 1951) reconnaissant « les crimes indicibles commis au nom du peuple allemand » et « l’obligation d’une réparation morale et matérielle » ouvre la voie à l’agrément de Luxembourg (10 septembre1952) : Bonn verse 3,450 Mds DM pour la réinstallation des réfugiés juifs et l’indemnisation de certaines spoliations. Mais l’accord ne mentionne pas la réparation du crime de l’Holocauste, suscitant de vives protestations en Israël. Ce n’est qu’en 1990, par la voix de Sabine Bergmann-Pohl, nouvelle présidente du premier Parlement librement élu de RDA, imitée en 1999 par J. Rau (président de la RFA), que l’Allemagne demande pardon pour ce crime et effectue à nouveau quelques versements pour les survivants. Directement à l’origine des deux plus grands conflits de l’histoire, de dizaines de millions de morts et de milliers de milliards de dégâts matériels, l’Allemagne dédommage bien peu, et tard. Il n’est pas étonnant alors que le slogan viral « l’Allemagne paiera » resurgisse tôt ou tard. Lors de la crise de la dette et de la zone euro, où la Grèce est mise en cause par Berlin pour sa gestion financière calamiteuse, Athènes riposte en réclamant le remboursement d’un prêt forcé au IIIe Reich en 1942 (476 millions de marks soit 11 Mds € actuels) et le dédommagement de 300 Mds € pour les dévastations subies. Une nouvelle fois, des dirigeants politiques tentent de substituer à une politique financière rigoureuse la « solution miracle » d’une manne extérieure : « l’Allemagne paiera ». La demande grecque est légitime, mais, pour Berlin, « la question est close » (5 juin 2019) depuis le versement de 115 millions DM en 1960 aux victimes grecques du nazisme. En octobre 2022, le contentieux entre l’UE et la Pologne sur l’état de droit et les valeurs sert de prétexte à Varsovie pour exiger à son tour réparation des dommages d’un montant de 1 300 Md €. Même refus de Berlin (3 janvier 2023). Les deux affaires restent pourtant en suspens : la Pologne sollicite l’appui américain et saisit les Nations unies (2023), tandis que les Verts déposent le 25 mars 2021 une résolution au Bundestag pour l’affaire grecque. Entre-temps, Berlin a étouffé toute velléité d’une action comparable de la Namibie, son ancienne colonie, pour le génocide des Hereros et des Namas (1904-1908) en lui versant 1,1 Md € sur trente ans. En matière de dettes, l’histoire n’est jamais terminée.

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[1]  Journal Officiel, débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 26 mai 1921, p. 2 410-2 417.

[2] Soit 2,3 % du PIB annuel moyen de 1919 à 1932. La ponction de l’indemnité prussienne en 1815 atteignait 6 % du revenu national français, celle du traité de Francfort (1871) 9 % en 1872 et 16 % en 1873.

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À propos de l’auteur
Jean-Marc Holz

Jean-Marc Holz

Jean-Marc Holz est agrégé de géographie, docteur ès sciences économiques, docteur d'Etat ès lettres. Il a enseigné aux universités de Franche-Comté (Besançon) et de Perpignan, comme professeur des universités.
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