<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « L’action humanitaire est l’exacte antithèse du développement ». Entretien avec Sylvie Brunel

11 novembre 2024

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Sylvie Brunel, geographe, economiste et ecrivain francaise. Photographie realisee a l'occasion du tournage de l'emission "Ce soir, ou jamais!" sur France 3. Paris,FRANCE-le 16/11/10/Credit:BALTEL/SIPA/1011271240

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« L’action humanitaire est l’exacte antithèse du développement ». Entretien avec Sylvie Brunel

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Sous couvert de lutte contre la pauvreté et pour le développement, de nombreuses ONG poursuivent des buts politiques bien éloignés de l’aide réelle aux populations. Entretien avec la géographe Sylvie Brunel.

Sylvie Brunel, docteur en économie, agrégée de géographie, maître en droit public, a été directrice de la recherche à Médecins Sans Frontières, a conseillé le secrétaire général de l’ONU et a occupé de nombreux postes à Action contre la Faim, dont la présidence, avant de démissionner en 2002. Elle a publié de nombreux livres et articles sur les questions de développement et d’humanitaire, dont un roman, Frontières (Denoël, 2003). Professeur émérite à Sorbonne Université, son master, en partenariat avec de nombreuses ONG, lui a permis d’approfondir une réflexion critique née de quarante ans d’expérience des crises humanitaires et du développement.  En novembre 2024, la Société de géographie lui a remis son grand prix pour l’ensemble de son œuvre.

Propos recueillis par Catherine van Offelen

Entretien paru dans le N55 : ONG : bras armés des États

Pourquoi avez-vous quitté la présidence d’Action contre la Faim, où vous avez travaillé pendant douze ans ?

Entre 1989 et 2002, soit de l’effondrement du mur de Berlin, qui coupait le monde en deux puissances rivales, rendant caduque, croyait-on alors, l’aide publique au développement, à la restauration d’un monde d’empires après le 11 septembre 2001, j’ai assisté au gonflement sans fin d’une énorme machine, celle des ONG : l’humanitarisation du monde (déléguer des humanitaires partout où ça explosait) permettait de faire l’économie du développement et de pratiquer une politique d’endiguement qui ne disait pas son nom. Beaucoup de conflits intraétatiques sont nés de la fin de la guerre froide, quand la crise de la dette et la conditionnalité croissante de l’aide publique ont permis à l’Occident d’imposer sa vision du développement (démocratisation, privatisation, ouverture des frontières). Le chaos qui en est résulté, avec l’explosion des guerres civiles, a suscité l’explosion des ONG, qu’on dépêchait sur fonds publics pour se donner l’illusion d’agir. Action contre la Faim illustrait alors à merveille ces dérives : de plus en plus technicienne et bureaucrate, préoccupée par le souci de collecter des fonds pour faire tourner le business, fermant des missions jugées peu rentables (en termes de collectes de fonds, malgré les souffrances des populations), la structure est devenue le joujou des administrateurs, contre les apôtres. Explosion des salaires et des normes, inhumanité au quotidien contre les volontaires de terrain, envoyés au casse-pipe pour faire tourner la machine à cash, enjeux colossaux de pouvoir et calculs sordides en coulisses, je ne voulais plus cautionner ce que je découvrais à la tête de l’organisation. J’y étais entrée, à MSF d’abord, en 1984, puis à AICF en 1989, parce que je voulais changer le monde, comme cette jeunesse en révolte d’aujourd’hui, qui marche non pour l’humanité hélas, mais pour « le climat », invoquant le salut de la planète, qui n’en a cure. J’ai cru que me faire élire à la présidence d’AICF me donnerait les moyens de réinjecter de l’éthique. Quand j’ai constaté à quel point j’étais impuissante et maltraitée (car il faudrait dire un mot de la violence inouïe des ONG contre les tireurs de sonnettes), je suis partie.

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Quelles dérives avez-vous constatées dans le secteur de l’aide humanitaire ?

D’abord, définir aujourd’hui ce qu’est exactement une organisation humanitaire est devenu compliqué : OK, vous proclamez que vous existez pour être altruiste, aider les populations en détresse. Concrètement, pour des raisons de sécurité, vous filez le boulot à du personnel salarié sur place, pour qui travailler dans une ONG est un job comme un autre, plutôt plus attractif que les entreprises locales d’ailleurs, car mieux payé, mieux protégé (le nombre de conflits sociaux et de recours juridiques auxquels vous vous exposez en tant que structure extérieure est très élevé). Le staff expatrié, lui, assigné aux bureaux des capitales pour des raisons de sécurité, passe une grande partie de son temps à rédiger des rapports, pour justifier l’argent reçu des bailleurs de fonds et essayer d’attraper de nouveaux budgets, sur le dos non seulement des ONG concurrentes, mais aussi des entreprises et administrations locales. Cela étant, il ne faut pas sous-estimer le courage de certaines organisations, de certains volontaires, qui se rendent au cœur du chaos, et assistent au prix de leur vie, de leur santé, physique et mentale, des populations victimes de la terreur et de l’oppression. Ils en paient d’ailleurs un prix de plus en plus élevé, car les ONG sont devenues des cibles. Mais oui, comme les maisons de retraite, les établissements d’enseignement privé, et d’autres poules aux œufs d’or, l’humanitaire est devenu un business, au point que certains désignent les ONG non comme des organismes à but non lucratif, mais comme des organisations lucratives sans but. Avec en plus des facilités fiscales exorbitantes : pas d’impôts sur les sociétés, pas de TVA. Et des financements publics croissants, nationaux comme européens. C’est le contribuable qui crache au bassinet des ONG sans le savoir.

Mettez 1 000 ONG les unes à côté des autres, vous aurez beaucoup de gaspillage de moyens et des réunions de concertation sans fin, vous n’aurez jamais le développement.

Vous dites que l’humanitaire est devenu un business. La dimension financière des missions a-t-elle supplanté l’éthique ?

Il ne faut pas être trop idéaliste : le temps romantique où on jetait un bistouri dans un sac de voyage pour sauter dans un avion en croyant qu’on allait sauver le monde est révolu. Le travail était alors plus qu’approximatif, même si le cœur y était. Les « victimes », trop souvent qualifiées de « bénéficiaires » (les véritables bénéficiaires des ONG sont en réalité le personnel surabondant de ces structures, notamment dans les ONG environnementales d’ailleurs, avec lesquelles les humanitaires entrent en concurrence pour capter des fonds : aux parrainages d’enfants répondent maintenant des parrainages de flamants roses…), ont peu à peu compris qu’elles étaient totalement instrumentalisées dans la course à la générosité occidentale, avec ses collectes de fonds publiques et privées, ses mailings, ses appels téléphoniques, ses structures spécialisées dans l’alpagage du chaland sur les trottoirs, sa recherche indécente de legs dans les congrès notariaux et par du démarchage téléphonique. Malgré la professionnalisation, trop de jeunes volontaires sans expérience restent persuadés de détenir la vérité (agricole par exemple), alors qu’ils sortent à peine de leurs études, et considèrent en réalité avec ce que Gaston Kelman appelle du racisme angélique, en réalité de la condescendance, ces « pauvres gens » à qui il faut tout apprendre. Le cimetière de projets avortés et d’échecs de l’humanitaire est devenu petit à petit un cimetière tout court : aujourd’hui, ceux qui font de l’humanitaire au cœur des conflits risquent leur vie, car ils sont perçus soit comme des portefeuilles sur patte, d’où le business florissant des otages, soit comme des émanations de cet Occident haï, auxquels on s’en prend pour se venger de la colère et de l’humiliation. De la colonisation, de l’impérialisme, de la domination, mais aussi de la misère quotidienne, avec des régimes passés maîtres dans l’art d’accuser l’Occident de leurs échecs de gestion.

Il ne faut pas être trop idéaliste : le temps romantique où on jetait un bistouri dans un sac de voyage pour sauter dans un avion en croyant qu’on allait sauver le monde est révolu.

L’action humanitaire contribue-t-elle vraiment, aujourd’hui, au développement ?

Mais pas du tout ! L’action humanitaire est l’exacte antithèse du développement. La première est fractionnée, incohérente, de courte durée, un éternel recommencement sans vision d’ensemble. Le développement, c’est un processus de long terme, visant à améliorer la situation d’un pays entier, à permettre à sa population de reprendre la maîtrise de son destin. Il nécessite des États inspirés, dotés d’une capacité à mener des actions coordonnées dans des secteurs essentiels et complémentaires (la santé, l’éducation, la construction de routes, un droit respecté qui permettent de fonder une justice et une administration non corrompues, la liberté d’entreprendre et des actions de redistribution sociale…). L’action humanitaire peut certes agir en urgence, quand l’État a failli, en situation de conflits, ou bien dans les creux du développement, pour secourir des populations oubliées ou périphériques, des minorités stigmatisées, mais elle ne suscite jamais le développement. Mettez 1 000 ONG les unes à côté des autres, vous aurez beaucoup de gaspillage de moyens et des réunions de concertation sans fin, vous n’aurez jamais le développement. Certes des fondations de très grande envergure (hier Ford et Rockefeller pour la révolution verte, qui a sauvé l’Asie de la famine annoncée, ou aujourd’hui, Bill et Melinda Gates, sur la santé, le génie génétique, etc.), des programmes mondiaux lancés par l’ONU (vaccination par exemple) peuvent permettre de jeter les bases d’un développement durable à condition d’être capables de coordonner leur action et celles des ONG avec celle des États : sans un État visionnaire et inspiré, intègre et, pour reprendre un mot à la mode, inclusif, pas de développement possible ! Sans compter que le principal problème est l’accessibilité de plus en plus difficile aux victimes, prises au piège dans des zones de non-droit.

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Vous dénoncez l’opacité des ONG quant au suivi des missions et au bilan de leur action. Comment garantir davantage de transparence ?

D’abord, n’oubliez pas que j’ai quitté l’humanitaire opérationnel il y a vingt ans et j’ose espérer que mon sacrifice (car cela en a été un, comme pour beaucoup de tireurs de sonnettes) a été utile : les ONG ont beaucoup progressé pour améliorer leurs méthodes, dans les domaines de la logistique, de la santé, de la chirurgie de guerre, de la nutrition, de l’assainissement… Si cette nécessaire professionnalisation a eu pour contrepartie de les transformer en petite ONU, avec des sièges hypertrophiés, une superstructure pléthorique, elle a aussi permis de renforcer les dispositifs opérationnels et de contrôle, le fait de rendre des comptes, à la fois à leurs bailleurs de fonds, mais aussi à leurs « bénéficiaires ». L’accountability est devenu un devoir. Les plus puissantes sont devenues des entreprises à part entière, qui ne recrutent que des professionnels qualifiés et expérimentés. Ce qui n’empêche pas une prolifération de microstructures, souvent généreuses et bien intentionnées, mais majoritairement brouillonnes et maladroites, qui apportent n’importe quoi à n’importe qui, persuadées d’agir pour le bien alors qu’elles ne font qu’accentuer les structures de pouvoir sur place et de créer une économie du déchet (il faut gérer les montagnes de médicaments inadaptés, de fringues chiffons, de livres inappropriés, de stylos cassés… c’est pitoyable). L’humanitaire se scinde ainsi aujourd’hui entre des monstres planétaires et des initiatives spontanées, notamment à l’occasion des grandes catastrophes, où les effets d’aubaine sont dramatiques (tout le monde se met à collecter et à convoyer, créant de monstrueux embouteillages humanitaires sur place), plus un tissu dense de partenariats (collectivités locales, régions, entreprises) où le meilleur, les initiatives vraiment qualifiées et professionnelles qui permettent de relever des défis techniques, côtoie le pire, le tourisme humanitaire.

Les ONG sont de plus en plus perçues comme des acteurs politiques à part entière dans les relations internationales. La neutralité est-elle un vœu pieux ?

Les quatre principes de base du droit humanitaire international sont en effet l’humanité (aider son prochain), la neutralité (ne pas prendre parti), l’impartialité (aider toute victime sans discrimination), l’indépendance (être capable de choisir ses interventions sur des critères de véritables besoins humains et non d’opportunité financière, bref ne pas devenir l’opérateur de la puissance publique dans les lieux où elle estime avoir un intérêt à agir). Ils sont de plus en plus de mal à être respectés.

Les ONG ont de plus en plus de mal à respecter la neutralité politique

Comment rester neutre quand vous secourez des personnes qui vivent l’horreur parce qu’elles sont victimes d’agressions ou de prédations délibérées ? Quand il y a clairement un oppresseur et un oppressé ? On a reproché à la Croix-Rouge internationale sa neutralité face aux camps d’extermination des juifs et des Tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, la situation est pire encore, les conflits se sont multipliés, et le droit humanitaire international, qui protégeait les secouristes en blouse blanche, est quotidiennement bafoué, au point qu’il a quasiment disparu en pratique. En voulant dénoncer à juste titre les vraies raisons des drames humanitaires, faire ce qu’on appelle du plaidoyer, fondé sur des témoignages de terrain, les ONG sont devenues des cibles. De nombreux terrains d’intervention leur sont interdits. L’horreur et les massacres se déroulent à huis clos. Et à l’heure des vérités alternatives, des fake news, des campagnes de dénigrement pilotées par des bots, avec la montée d’une IA qui se nourrit d’algorithmes, faire de l’humanitaire est devenu de plus en plus difficile. Vous êtes forcément perçu comme l’émanation de votre « camp », qu’il soit géopolitique, religieux, clanique… L’humanitaire lui-même est devenu de plus en plus sectoriel : on aide les siens.

Pourtant, malgré toutes les critiques que j’ai pu émettre à leur sujet, je pense, hélas, que les ONG, aussi imparfaites soient-elles, restent les indispensables et menacées sentinelles du monde.

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Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.
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