Carrefour de l’Asie centrale, voie de passage des routes de la soie, la vallée du Ferghana possède une situation stratégique. Trois États d’Asie centrale se partagent son territoire, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Tensions ethniques, contrôle des ressources, trafic d’armes, islamismes, la vallée du Ferghana est une zone de conflits. Mais c’est aussi un véritable puzzle de minorités enchevêtrées auquel le politiste Olivier Ferrando consacre un ouvrage paru en décembre 2023 aux éditions Petra : La Question minoritaire en Asie centrale. Construction nationale, mobilisations ethniques et stratégies identitaires dans la vallée du Ferghana (1989-2010).
Entretien avec Olivier Ferrando, enseignant-chercheur au sein de l’unité de recherche CONFLUENCE: Sciences et Humanités à Lyon Catholic University. Il est spécialisé sur l’Asie centrale. Propos recueillis par Taline Ter Minassian
Article paru dans le n°53 de Conflits. Moyen-Orient. Après l’implosion.
Pouvez-vous situer la vallée du Ferghana ? Pourquoi cette région est-elle l’un des points chauds de l’Asie centrale notamment depuis la fin de l’Union soviétique ?
Située à l’intersection du Kirghizstan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan, la vallée du Ferghana constitue un microcosme représentatif de l’Asie centrale. Concentrée sur 300 km de long et 80 de large, et naturellement délimitée par des chaînes de montagne, la vallée abrite plus de 11 millions d’habitants, soit le cinquième de la population de ces trois États.
À l’instar de l’Asie centrale, la vallée du Ferghana est divisée par des frontières tracées à l’époque soviétique au cœur des aires de peuplement. À la suite des indépendances en 1991, les populations ferghanaises se retrouvent donc dispersées entre trois États. Le ciblage géographique opéré dans cet ouvrage offre un effet de loupe saisissant. Si à l’échelle nationale, les Ouzbeks représentent respectivement 12,9 % et 21,5 % de la population du Kirghizstan et du Tadjikistan, ces proportions sont accrues dans la vallée. Ainsi, le quart des habitants du Ferghana kirghiz (26,1 %) et près du tiers des habitants du Ferghana tadjik (31,3 %) appartiennent à la minorité ouzbèke. De même, la part des Kirghiz est de 0,9 % en Ouzbékistan mais 2,4 % dans les provinces du Ferghana ouzbek. Et la petite minorité tadjike du Kirghizstan double sa proportion de l’échelle nationale (0,8 %) à l’échelle régionale (1,6 %).
Du fait, de l’extrême densité de population et de la présence de minorités transfrontalières, la vallée du Ferghana a été présentée très tôt comme une poudrière ethnique. Elle a certes connu des tensions intercommunautaires, notamment entre Kirghiz et Ouzbeks dans le sud du Kirghizstan en 1990 et en 2010, puis encore des tensions récurrentes à la frontière entre le Tadjikistan et le Kirghizstan. Mais à l’échelle régionale, ce sont surtout les relations de bon voisinage qui dominent dans la vallée.
Mon ouvrage offre donc une lecture de la question minoritaire dans la vallée du Ferghana à trois niveaux et de manière comparée entre les trois États : d’un point de vue macro, j’analyse les processus de construction nationale et les politiques publiques mises en œuvre pour gérer la diversité ethnoculturelle de la population ; d’un point de vue méso, j’étudie les formes de mobilisation de la société civile ethnique, c’est-à-dire les acteurs non étatiques – collectifs associatifs ou activistes individuels – dans une volonté de promouvoir et protéger les minorités ethniques de la vallée. Enfin, d’un point de vue micro, je m’intéresse aux stratégies identitaires des personnes appartenant à ces minorités, notamment dans le choix qu’ils font de la langue d’éducation de leurs enfants. Le croisement de ces trois niveaux d’analyse offre, je l’espère, un panorama exhaustif du fonctionnement des sociétés multiculturelles d’Asie centrale.
À lire également
La route de Samarcande et le rêve de Goumilev. Vers l’intégration de l’Eurasie
Votre livre est issu de votre expérience de terrain en tant que sociologue et politiste. Pouvez-vous nous faire part de cette expérience ?
Mon premier séjour en Asie centrale remonte au printemps 1998 dans le cadre de mon parcours professionnel pré-doctoral. Au cours des vingt-six années écoulées, j’ai séjourné dans les pays d’Asie centrale un total de sept années dont trois consécutives dans la vallée du Ferghana. Cette présence régulière sur le terrain m’a permis de nouer des liens personnels et professionnels avec la population. Mes enquêtes de terrain repose donc sur un corpus classique d’entretiens semi-directifs réalisés pendant mes séjours de recherche doctorale entre 2006 et 2010, mais aussi et surtout, sur les discussions informelles et une observation participante au long cours des dynamiques sociales, politiques et économiques développées depuis les indépendances jusqu’à mon dernier séjour au Kirghizstan en 2016.
Quel a été le poids de l’histoire ? Pouvez-vous nous expliquer en particulier le legs de l’époque soviétique ? En quoi la politique soviétique des nationalités a abouti à une véritable ingénierie ethnique ? Peut-on parler d’« instrumentalisation » des minorités dans cette région de l’Asie centrale ?
La région reste très marquée par l’héritage soviétique, aussi bien idéologique qu’administratif. D’un point de vue idéologique, l’Asie centrale a participé pleinement au développement de l’URSS et les nations d’Asie centrale – dans cet ouvrage, les Ouzbeks, les Tadjiks et les Kirghiz – ont pu bénéficier du statut de nationalité constitutive de la nation soviétique, au même titre que les autres nationalités de l’URSS. C’est à ce titre que ces trois groupes ont joui chacun de leur propre territoire national (la République socialiste soviétique éponyme), de leur propre langue (codifiée sous l’URSS), et de leur propre histoire nationale. Si le discours léniniste de libération de la « prison des peuples » était noble, la gestion soviétique de l’Asie centrale est restée empreinte de pratiques coloniales et d’une forte hiérarchie entre le centre russe et les périphéries colonisées. Ainsi, les attributs de chaque groupe étaient nationaux dans leur forme mais soviétiques dans leur contenu. Les langues d’Asie centrale ont été codifiées en cyrillique à partir de 1936 pour permettre précisément leur rapprochement avec la langue russe dominante. Après la disparition de l’URSS, le Turkménistan et l’Ouzbékistan ont adopté le latin comme alphabet d’écriture de leur langue nationale. Au Kazakhstan et au Kirghizstan, les débats sont nombreux pour faire de même et rejoindre le concert des langues turciques latinisées, mais le maintien dans ces deux pays d’un statut officiel pour la langue russe est un frein à la mise en œuvre de cette réforme linguistique, qui aboutirait à l’existence parallèle de deux calligraphies. De même, l’historiographie de l’URSS valorisait des héros nationaux pré-soviétiques mais l’essentiel des références historiques enseignées à l’école démarrait avec la révolution bolchévique. L’accès aux indépendances a entraîné une réécriture des histoires nationales avec une attention toute particulière portée aux héros et événements distinctifs. De fait, le processus de construction nationale en cours depuis 1991 a entraîné une distanciation des républiques l’une par rapport à l’autre, alors même qu’à la période pré-coloniale, la région méconnaissait le concept d’État-nation et jouissait d’une grande complémentarité entre les sociétés sédentaires d’oasis et les sociétés nomades.
Quelle a été l’évolution de la vallée du Ferghana depuis les années 1990 ? Vous évoquez notamment des stratégies et des politiques diasporiques concurrentielles. Pouvez-vous expliquer ?
Après plus d’un siècle de destinée commune, d’abord sous le joug du pouvoir colonial russe puis sous le régime soviétique, force est de constater que les États du Ferghana ont pris des chemins distincts au lendemain de leur indépendance en 1991. L’Ouzbékistan emprunte sous la présidence d’Islam Karimov (1991-2016) la voie d’un régime autoritaire centralisé. Le Kirghizstan opte lui pour un processus de libéralisation économique et politique, qui lui a longtemps valu le qualificatif de « petite Suisse de l’Asie centrale ». Le Tadjikistan enfin fait l’expérience d’une violente guerre civile (1992-1997) qui continue de structurer la vie politique et sociale du pays.
Le ciblage géographique opéré dans cet ouvrage sur la vallée du Ferghana permet donc d’envisager une perspective comparative, dans la mesure où la vallée est divisée entre ces trois pays. Il ne s’agit cependant pas de présenter une comparaison statique et exhaustive des trois contextes, mais plutôt de comprendre de manière dynamique les similitudes et les différences que la question minoritaire fait ressortir entre les trois pays.
Et de ce point de vue, le déploiement de politiques publiques à l’attention des communautés coethniques de l’étranger – les diasporas – est éclairante. En Ouzbékistan, après une courte tentative de diasporisation des Ouzbeks de l’étranger au début des années 1990, le gouvernement s’est efforcé de couper les liens et de minimiser, auprès de son opinion publique, l’importance politique des coethniques. Cette attitude prend tout son sens si on la rapproche du processus de construction nationale développé par Tachkent. L’Ouzbékistan a fait le choix d’une conception civique et territoriale de l’État, fondée sur les valeurs de l’ouzbékité (özbektchilik), et destinée à réunir tous ses citoyens sous une même bannière. L’unité et la stabilité de la nation, à l’intérieur de ses frontières étatiques, prévalaient donc sur une politique diasporique jugée hasardeuse. Les Ouzbeks de l’étranger furent sacrifiés sur l’autel de la construction de l’État. Le Tadjikistan incarne un second modèle, reposant sur l’existence d’une rhétorique et d’institutions diasporiques, destinées essentiellement à renforcer l’identité de l’État mais qui n’aboutissent pas à l’activation de flux migratoires, faute de stratégie claire et de moyens. Le troisième modèle, illustré par le Kirghizstan, mais aussi et surtout par le Kazakhstan, correspond à la mise en place de politiques effectives de rapatriement, reposant sur un ensemble de dispositions juridiques et sur le financement de programmes d’assistance aux rapatriés, mais destinés aux seuls coethniques.
À lire également