<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Turquie au Yémen – Vers le grand large ?

14 novembre 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Un vendeur arrange des accessoires dans un marché de la vieille ville de Sanaa, Yémen (c) Sipa 00983152_000002

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La Turquie au Yémen – Vers le grand large ?

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L’activisme turc au Yémen est beaucoup plus discret que dans bien d’autres pays arabes. Pourtant, Ankara semble bien décidé à prendre pied dans le pays, à la faveur des divisions qui minent la coalition des monarchies du Golfe. Si les moyens utilisés peuvent paraître modestes, ils répondent à un projet géopolitique ambitieux : intégrer autant que possible le pays dans le contrôle des grands flux maritimes Europe-Asie-Afrique.

 

Les positions de la Turquie à l’égard de la situation yéménite ont fluctué en fonction des circonstances politiques et stratégiques. Le pays s’est enfoncé dans une véritable guerre civile à partir de 2014, lorsqu’un soulèvement des Houthis, une organisation politico-religieuse proche du chiisme zaïdite, leur a permis de prendre le contrôle de la capitale Sanaa et de près d’un tiers du territoire yéménite. Débordé par l’insurrection, le président Mansour Hadi (depuis 2012), en fuite à Aden, demande alors l’intervention de l’Arabie saoudite. À la tête d’une coalition de pays arabes, celle-ci, accusant les Houthis d’être affiliés à l’Iran, lance l’opération « Tempête décisive ». Le soutien turc à cette intervention est alors discret, mais réel. Dans un contexte de crises récurrentes avec l’Iran, Ankara cherchait alors à faire jouer le levier de la solidarité confessionnelle, d’où son appui aux puissances sunnites engagées contre les Houthis. Mais ces équilibres stratégiques ont évolué au cours des deux années suivantes. Dans le cadre d’un règlement tripartite de la question syrienne intégrant la Russie, Turcs et Iraniens ont aplani leurs différends. Parallèlement, plusieurs crises ont sérieusement détérioré la relation de la Turquie avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Dans ce contexte, la diplomatie turque s’est montrée de plus en plus critique à l’égard de l’action de la coalition au Yémen, estimant qu’en l’absence de solution militaire, un règlement politique du conflit devait être envisagé.

Tant que les monarchies sunnites ont fait front commun face aux Houthis, la Turquie ne pouvait être qu’un acteur secondaire sur le terrain yéménite. Or, à partir de 2017, les forces soutenues par la coalition ont commencé à se fracturer. Au printemps, un Conseil de transition du sud (CTS), rejetant l’autorité du président Mansour Hadi, se mettait en place à Aden. Le soutien apporté à ce mouvement autonomiste, voire séparatiste, par les Émirats arabes unis, qui espéraient ainsi s’assurer le contrôle de la route du golfe d’Aden, a entraîné de graves dissensions au sein de la coalition. C’est dans ce contexte de fragmentation du champ politique yéménite et de rivalité entre Saoudiens et Émiratis que la Turquie a pu opérer un retour discret sur le terrain.

 

Ankara avance ses pions

 

Prudence et pragmatisme : voici les deux principes qui paraissent guider l’approche turque au Yémen, bien loin des coups d’éclat que l’on a pu observer en Syrie puis en Libye. La Turquie multiplie les contacts avec les acteurs locaux, en utilisant tous les canaux d’influence et outils diplomatiques à sa disposition, et en investissant les terrains où elle a la possibilité de se substituer aux autres puissances régionales comme partenaire.

C’est au sein du parti Al-Islah, affilié à la confrérie des Frères musulmans, que l’approche turque a suscité le plus d’intérêt. Soutenu par le Qatar, fort de certains bastions comme la ville de Taez, ce parti joue un rôle important dans la lutte contre les Houthis. Mais il se heurte parallèlement à l’hostilité du CTS et des Émirats. Dans cette configuration, des voix s’élèvent au sein du parti pour condamner la stratégie de la coalition et demander une solution politique. Portée par des figures médiatiques comme la journaliste turco-yéménite Tawakkol Karman, prix Nobel de la paix en 2011, ce discours s’accorde parfaitement avec la position officielle de la Turquie. Aussi cette dernière s’appuie-t-elle largement sur le mouvement frériste pour intensifier sa pénétration au Yémen. Saleh Al-Jabwani, membre d’Al-Islah et ministre des Transports dans le gouvernement Mansour Hadi (jusqu’à sa démission en mars 2020), est ainsi devenu un interlocuteur privilégié de la diplomatie turque.

Dans une logique pragmatique, Ankara élargit ses contacts à d’autres composantes du champ politique. C’est ainsi qu’elle s’est rapprochée d’Ahmed al-Maysari, ministre de l’Intérieur du gouvernement Hadi, et réputé sceptique à l’égard de la coalition. Surtout, elle peut compter sur la bienveillance du Premier ministre Maeen Abdulmalik Saeed. Quoique loyal à ses alliés saoudiens, ce dernier multiplie les signes d’ouverture à Ankara. Pour le gouvernement Hadi, le partenaire turc pourrait être un utile contrepoids à un allié saoudien peu populaire et parfois bien envahissant.

Parmi les proches de Recep Tayyip Erdoğan à la manœuvre au Yémen, on note le nom de Yasin Aktay. Parlant couramment l’arabe, ce fidèle du président turc défend une politique pro-active vis-à-vis des pays du Golfe. Reprochant notamment à l’Arabie saoudite ses prises de position hostiles à Ankara, il accuse sa politique yéménite d’être contre-productive. Il y voit pour Ankara une opportunité d’intervention. Du reste, la Turquie ne néglige pas ses autres outils d’influence. Son action humanitaire, en particulier, lui permet d’y tisser un lien direct avec les populations civiles, très fragilisées par le conflit. L’ONG turque İHH (İnsani Yardım Vakfı), d’inspiration islamique, est très active au Yémen, y compris dans les zones tenues par les Houthis. Distribution de nourriture ou de médicaments, centres de soins, aide aux populations pour la célébration de l’Aïd el-Kebir : son action s’inscrit pleinement dans la pratique du soft power turc.

Mais les adversaires d’Ankara la soupçonnent également d’avoir envoyé des agents du MİT (Millî İstihbarat Teşkilatı), ses services de renseignement, sous couvert de cette aide humanitaire. Si l’on en croit les médias proches de la coalition, ces agents se seraient déployés, à partir du printemps 2020, dans les provinces de Maarib, Shabwa et Mahra. Ils auraient pour cela bénéficié de la complicité du parti Al-Islah, voire de celle du ministre de l’Intérieur Ahmed al-Maysari. Une nouvelle qui a d’autant plus inquiété les acteurs locaux que ces agents pourraient préparer l’envoi sur le terrain de mercenaires syriens pro-turcs, à l’image de ce qui a été fait en Libye.

 

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Devenir une puissance globale

 

Les liens politiques établis par Ankara, son action humanitaire, ses agents potentiellement sur place convergent vers un même objectif : devenir un acteur incontournable dans une perspective de règlement futur du conflit. Il n’y a pas de volonté turque de contrôler l’ensemble du pays, ou de parier sur la victoire d’un camp, mais davantage une vision de long terme selon laquelle une négociation entre les différents acteurs en présence (Houthis, gouvernement Hadi, CTS…) sera nécessaire. En contrôlant des points localisés, en disposant de milices sympathisantes, en établissant des relations avec des personnages clés, la Turquie peut espérer lors de ces négociations peser face aux autres puissances régionales, et solidifier son implantation locale. Il semble que les infrastructures portuaires intéressent particulièrement Ankara, ce qui permet d’inscrire son action au Yémen dans le cadre d’une stratégie plus large.

Pour la Turquie, il ne s’agit pas seulement de participer à un hypothétique règlement du conflit, ou de limiter l’influence des monarchies du Golfe. Il y a certes un enjeu symbolique autour de l’ancienne province (vilayet) ottomane du Yémen, lieu de relégation des opposants, mais aussi marche sud d’un empire dont le souvenir est souvent mobilisé par le président Erdoğan. Redevenir un acteur clé dans la région, d’où les Ottomans avaient été chassés au cours de la Première Guerre mondiale, marquerait symboliquement le retour à une politique de puissance.

Mais bien plus pragmatiquement, le Yémen représente surtout un point de passage stratégique dans la vision navale turque, en tant que verrou de la mer Rouge (dont l’autre extrémité est contrôlée par le rival égyptien) et débouché sur l’océan Indien. En intensifiant sa présence au Yémen, en s’assurant le contrôle de certaines de ses infrastructures, la Turquie voit à long terme. D’une part, elle sécurise ses positions face à la Corne de l’Afrique, région qui retient particulièrement son intérêt depuis une dizaine d’années. D’autre part, elle s’assure surtout un certain niveau de contrôle des voies maritimes qui relient la Méditerranée à l’Asie, et qui structurent de plus en plus la globalisation des échanges. Ce faisant, la stratégie turque ne peut s’appréhender dans un contexte seulement moyen-oriental, mais se pense et se veut de plus en plus mondiale.

 

 

À propos de l’auteur
Aurélien Denizeau

Aurélien Denizeau

Aurélien Denizeau est docteur en sciences politiques et auteur d’une thèse sur l’islam politique turc.

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