<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Tunisie annexée par la dette

15 décembre 2022

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Photo : L’EXPEDITION FRANCAISE EN TUNISIE. L’ETAT-MAJOR DU GENERAL LOGEROT MONTANT A LA CASBAH DE BEJA, LE 20 MAI 1881

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La Tunisie annexée par la dette

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C’est en relisant le Bel Ami de Maupassant qu’on se remémore l’épisode de la conquête de la Tunisie greffée sur un énorme montage financier. Le personnage de monsieur Walter, directeur de La Vie française, député et financier habile, entretient des liens très étroits avec les banques et la classe politique. Ces relations entre les politiciens et le monde de la finance, héritées de la période Napoléon III, sont particulièrement déterminantes sous la IIIeRépublique, notamment dans la conquête de la Tunisie (1881).

Le processus commence en 1863, lorsque le bey de Tunis veut emprunter à l’étranger pour rembourser une dette interne importante, s’élevant à 30 millions de Fr. C’est le banquier de Francfort installé à Paris, Émile Erlanger, qui décroche le contrat avec le gouvernement tunisien pour créer et vendre 78 692 bons d’une valeur de 500 Fr chacun. Ces derniers, proposés à 480 Fr, doivent générer 35 Fr d’intérêts par an. La Tunisie devait ainsi percevoir 37,7 millions de Fr pour en rembourser 65,1 millions. Erlanger a quant à lui prélevé environ 13% de commission (soit près de 5 millions) et détourné 2,7 millions avec la complicité du Premier ministre tunisien, Mustafa Khaznadar.

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Faites vos jeux

L’opération ne se déroule pas selon les prévisions. Seulement quelques milliers d’obligations sont vendues à Paris sur les 40 000 visées. La vente ayant échoué, on soupçonne Erlanger d’avoir gardé les obligations et d’avoir versé la somme due à la Tunisie grâce à des emprunts. C’est ce que suppose notamment le Moniteur des Fonds Publics dans un article du 19 août 1869 : « Nous croyons être dans le vrai en affirmant que 5 000 obligations, tout au plus, devinrent la propriété de porteurs résidant en France… Il restait donc environ 30 000 obligations entre les mains de M. Erlanger. Dans cette situation, il se trouvait fort embarrassé pour faire face aux engagements qu’il avait contractés avec le Bey. Comment fit-il ? Nous croyons que, déposant entre les mains du Comptoir d’escompte les titres qu’il n’avait pu placer, il en obtint une avance à l’aide de laquelle il put envoyer quelques fonds à Son Altesse[1]. »

En plus du détournement de fonds opéré par le banquier et le ministre tunisien, une magouille fiscale en Tunisie engloutit complètement l’emprunt et doubla le crédit interne. Pour faire face à ce désastre financier, le bey choisit d’augmenter de 100% l’impôt local. Le résultat ne se fait pas attendre : des révoltes fiscales éclatent dans tout le pays. Mais  le gouvernement tunisien se montre intraitable et maintien les impôts. La levée de fonds sur la population étant insuffisante, le bey décide de contracter un nouvel emprunt à l’étranger en 1865 et fait de nouveau appel à Erlanger. Cette fois, les bons générés à une valeur faciale de 500 Fr sont tous vendus 380 Fr. Il règne alors à Paris une euphorie pour l’Orient et les bons émis par Tunis sont désignés comme des « valeurs à turban ». La Tunisie, qui devait lever 36,78 millions de Fr, n’en reçoit seulement que 20 après les 18% de commission bancaire et les 3 millions détournés. Elle doit désormais rembourser plus de 75 millions de Fr en 15 ans.

Rien ne va plus

Le gouvernement du bey s’engage également dans des emprunts plus modestes, notamment auprès d’Alphonse Pinard, directeur du Comptoir d’escompte de Paris. L’année 1867 est très mauvaise pour les récoltes en Tunisie. Lourdement imposée et privée de sa production annuelle, la population agricole subit une disette. Face à une région en ébullition et incapable de générer des revenus, le bey cherche alors à contracter un troisième emprunt. Mais les Français ne souhaitent plus investir à l’étranger car, au même moment, les activités au Mexique sont ébranlées par la contre-offensive de Juárez et, en Algérie, le maintien de l’autorité française coûte une fortune. De l’autre côté, furieux de ne pouvoir être remboursé, Alphonse Pinard et d’autres banquiers cherchent à faire pression sur le gouvernement français pour susciter une intervention.

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La France lorgne la Tunisie pour son ouverture sur l’Asie et l’Afrique bien que les affaires étrangères ne soient pas au beau fixe après la débandade mexicaine. En 1869, le gouvernement du bey accepte la création de la commission financière internationale qui prend les rênes des finances régionales. L’article 9 dispose notamment que la commission devra percevoir l’intégralité des revenus de l’État. Avec une victoire éclatante, les banquiers français parviennent à y être représentés au travers d’un syndicat.

Le lacet financier s’insère alors dans toute l’économie tunisienne. Les banquiers spéculent à la baisse sur les titres de 1863 et 1865 pour les acheter entre 135 et 150 Fr. Puis, leur relation avec Napoléon III leur permet d’obtenir une restructuration de la dette très favorable : la Tunisie doit désormais à ses créanciers 125 millions ! Les titres achetés entre 135 et 150 Fr sont échangés contre un nouveau titre de 500 Fr. Certaines fortunes tunisiennes participent activement à cette opération, à commencer par le Premier ministre Khaznadar. Aux mains de la commission, toute l’économie tunisienne est portée sur le remboursement de la dette. Le pays ne pouvant plus investir, il stagne durant plus de dix années.

Le congrès des Nations en 1878 est déterminant. Otto von Bismarck fait comprendre que l’Allemagne laisse la Tunisie au bon vouloir de la France pour compenser la défaite de 1871. L’Angleterre donne également son accord.

Mainmise française

En 1881, le gouvernement composé par la gauche républicaine et dirigé par Jules Ferry est majoritairement favorable à une intervention en Tunisie. Sachant cela, les milieux financiers, journalistiques et politiques s’accordent en un formidable concert pour faire croire que la France ne se déplacera pas en Tunisie. Une certaine agence Havas se montre très active lors de cette campagne. En effet, cette entreprise de presse et d’influence est détenue depuis 1879 par … Émile Erlanger. La valeur des bons déprécie, et tout cet orchestre les rachètent massivement. On retrouve parfaitement cette énorme combine dans le roman de Maupassant, lorsque Georges « du Roy » est chargé par monsieur Walter de passer ses après-midis avec le ministre Laroche Mathieu pour diffuser le refus de toute intervention au Maroc (qui est dans la réalité la Tunisie). Madame Walter prévient d’ailleurs le journaliste du montage politico-financier dont il fait innocemment le jeu, en lui conseillant d’acheter des bons. En janvier 1881, ces bons valent 330 Fr. À la veille de l’intervention, ils atteignent les 487 Fr. Les acheteurs misent aussi sur une nouvelle restructuration de la dette après la conquête, une opération que le second mandat Ferry réalisa.

Le gouvernement Ferry profite alors d’un conflit entre une tribu tunisienne et algérienne pour envoyer l’armée, et instaurer un protectorat avec le traité du Bardo (12 mai 1881).

La prise de la Tunisie n’a en réalité peu de choses à voir avec la vision géopolitique de la IIIe République, qui n’a jamais sérieusement pensé s’en emparer. Elle est surtout la conséquence du piège de la dette contractée auprès des milieux d’affaires étrangers qui, par leurs liens avec les gouvernements, ont pu déclencher la conquête politique après avoir obtenu la possession économique.

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[1] TOUSSAINT Eric, Le système dette : Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les Liens qui libèrent, Paris, 2017.

À propos de l’auteur
Guy-Alexandre Le Roux

Guy-Alexandre Le Roux

Journaliste

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