La taxe GAFA est-elle utile à la France ?

12 janvier 2021

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Bruno Le Maire, ministre de l'Economie et des finances, lors de la conférence de presse à propos de la taxe GAFA. (c) Sipa 00897914_000028

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La taxe GAFA est-elle utile à la France ?

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Depuis bientôt trois quinquennats, nos dirigeants proclament « à la ville et au monde » leur volonté farouche d’imposer l’économie du numérique et les profits de ses grandes entreprises. Moins que « l’économie du numérique », ce sont surtout les grandes plateformes numériques étrangères qui sont visées – de manière générique les « GAFA » (pour Google, Apple, Facebook, Amazon) ; elles restent dans cette nouvelle économie la pierre d’achoppement du déclenchement d’une obligation fiscale.

Fidèle à sa tradition séculaire de créativité, le Parlement français a adopté, en juillet 2019, une loi créant une « taxe sur certains services fournis par les grandes entreprises du secteur numérique », dite taxe GAFA. Formellement à l’initiative de l’Union européenne en 2018 – mais véritablement soufflée par Bercy –, les pays de l’Union ont suspendu le projet en mars 2019 en raison de l’opposition, par ailleurs prévisible, de l’Irlande notamment. La France a alors décidé de faire cavalier seul, ce qui lui a permis de collecter quelque 350 millions d’euros la même année 2019. Ceci avant une « trêve » conditionnant la non-perception de ces ressources à la réussite des négociations visant à une réforme globale de la fiscalité internationale dans le cadre de l’OCDE : Paris gelait le recouvrement de sa taxe et Washington s’abstenait de sanctions. Mais cette négociation ayant échoué en octobre 2020, la version française de la taxe GAFA a donc été recouvrée, en partie, en décembre dernier.

Techniquement, cette taxe est un prélèvement, au taux de 3 %, sur la somme des produits (le chiffre d’affaires) perçus en contrepartie de la fourniture des services, effectués en France, de ventes de données à des fins publicitaires, de mise en ligne de publicités ciblées, ainsi que de l’activité de plate-forme d’intermédiation, principalement de Marketplace. Seules les grandes entreprises du numérique sont concernées, celles réalisant 750 millions d’euros de services numériques taxables au niveau mondial et 25 millions d’euros de services numériques taxables au niveau français. Soit une trentaine d’entreprises, dont environ la moitié est américaine et une seule française.

Un système fiscal inadapté

Ce projet parait, a priori, séduisant : l’imposition des bénéfices des entreprises visées reste bien inférieure à celle des entreprises ne relevant pas de ce marché. Pour les économistes les plus pessimistes, il suffit de leur rappeler que les acteurs du numérique supportent 14 points d’impôts de moins sur leurs bénéfices que les entreprises ayant « un modèle d’affaires traditionnel européen » : 9,5% contre 23,2% d’après Pierre Moscovici alors commissaire européen. On rappellera aussi, selon un rapport du Sénat, que la société Google a supporté une imposition de 6,7 millions d’euros d’impôt sur les sociétés en France en 2015 et 17 millions d’euros en 2018. La société Airbnb, dont Paris est la première destination mondiale, a quant à elle payé 92 944 euros d’impôt sur les sociétés en France en 2016 ; la modicité de ces sommes évoque plutôt le montant d’impôt sur les sociétés d’une PME. La raison de cette situation est simple, face à l’économie du numérique, l’ordonnancement fiscal montre sa désuétude : l’impôt sur les sociétés et les autres « grands » impôts sont inadaptés à ces nouveaux modèles d’affaires. Le décalage entre, d’une part, le modèle économique des facteurs de productions de richesses ayant un caractère immatériel et, d’autre part, les critères juridiques de qualification de l’obligation fiscale qui nécessitent une tangibilité, crée une volatilité de l’assiette taxable. Les critères juridiques de qualification, tant internes qu’internationaux, ne sont donc pas adaptés à ces « passagers clandestins » du monde fiscal.

La France a donc décidé de les modifier. Puisqu’elle ne pouvait intervenir unilatéralement que sur ses critères juridiques nationaux, elle a cru bon de créer une nouvelle taxe, palliative du défaut des impôts préexistants. Cette nouvelle taxe est astucieuse puisqu’elle ne tombe pas sous les Fourches caudines des plus de 120 conventions bilatérales signées par la France, susceptible d’y faire échec, les taxes sur le chiffre d’affaires se trouvant hors de leurs champs d’application. Là est la plus grande ingéniosité, elle permet d’assujettir des entreprises étrangères, réalisant un chiffre d’affaires en France (grâce au marché français), sans l’accord des États concernés.

En réalité, tout cela est un trompe-l’œil…  Qui ne trompe personne.

La taxe est supportée par les consommateurs, pas par les entreprises

Il s’agit là d’un cas d’école de la théorie économique de l’incidence fiscale. L’analyse de la répartition de la charge effective de l’impôt entre les différents agents économiques montre que les assujettis pourront répercuter le coût de la taxe directement ou indirectement sur les consommateurs, compte tenu de leur position de marché. Les entreprises concernées l’ont d’ailleurs annoncé : elles feront supporter la taxe sur les consommateurs français. Amazon France a, par exemple, décidé d’augmenter de 3% les frais de vente sur son site ; Apple et Google ont également annoncé une hausse des prix de leurs services.

L’analyse économique montre aussi que cette mesure introduira des distorsions de marchés. Il est à craindre que ce nouveau prélèvement pénalise in fine les entreprises françaises du numérique, la société Criteo par exemple. Le facteur exogène étant une charge supplémentaire défavorisant les acteurs français payant déjà lourdement de l’impôt en France, quand les autres n’en paient pas ou peu… La taxe GAFA est donc une épine dans le pied des sociétés françaises, elle restreint leur

compétitivité par rapport à celle de leurs homologues internationaux.

Une taxe qui pénalisera la France ?

Aujourd’hui, la moitié des 30 assujettis étant des sociétés américaines, la taxe GAFA peut se révéler la raison, ou le prétexte, d’une guerre économique avec les États-Unis, dont la politique économique mêle un extrême libéralisme à un extrême protectionnisme. En juillet 2020, l’administration Trump, considérant cette taxe comme antiaméricaine, a répliqué par la création d’une taxe de 25% sur certains biens français importés aux États-Unis (notamment des produits cosmétiques et des sacs à main). Pour un montant de 1,1 milliard d’euros, elle entrera en vigueur en janvier 2021. L’administration démocrate du président élu Joe Biden mettra-t-elle ces menaces à exécution ? On est en droit de penser, si l’on se réfère au temps long de l’histoire économique qu’elle mettra ses menaces à exécution. L’Oncle Sam n’est ni républicain ni démocrate quand il commerce : il est Américain. Pour Biden comme pour Obama et Trump, ce sera toujours « America First ».

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D’autre part, la taxe GAFA s’inscrit dans un changement de paradigme de l’attribution du pouvoir d’imposer entre les États. Pour éviter les doubles impositions, il a été décidé que la richesse devait être imposée là où elle est créée, ce grand principe règne en maître sur le droit fiscal international depuis les premiers travaux de la Société des Nations. Historiquement, l’approche de l’attribution du pouvoir d’imposer à l’État où se situe géographiquement l’offre avait été retenue, considérant que c’était à cet endroit que la valeur prenait naissance. Depuis quelques années un mouvement international – notamment par le projet BEPS piloté par l’OCDE – voudrait attribuer, de manière plus générale, le pouvoir d’imposer à l’État où se situe le marché. La taxe GAFA s’inscrit, de fait, dans ce cadre. Pourtant, la France et plus généralement les pays développés ne seraient pas – même s’il n’est pas quantifié – nécessairement « gagnants » en instaurant un tel changement général d’attribution. En effet, la France est historiquement un pays de siège et son marché semble plus faible que celui de nombreux pays, tels que l’Inde, la Chine, le Brésil… La France aurait certainement intérêt à circonscrire ce glissement uniquement à l’économie du numérique. Il lui faudrait apporter une alternative à la conception offre et demande en la complétant par une nouvelle forme de création de valeur engendrée par le travail gratuit de l’utilisateur, spécifique à l’économie du numérique, afin d’attribuer son imposition à l’État dans lequel il se trouve. La tentative a été faite sur la base d’une « Approche unifiée » au titre du Pilier 1 conduit par l’OCDE qui vise à réattribuer aux juridictions du marché une fraction du bénéfice résiduel présumé. Attention toutefois à ne pas généraliser cette approche qui pourrait être lourde de conséquences pour les finances publiques françaises.

La taxe GAFA est-elle conforme à l’Etat de droit ? 

Un des principes révolutionnaires, partie intégrante de la constitution de 1958 par le biais de la DDHC de 1789, impose au législateur de prendre en compte les facultés contributives du contribuable pour établir l’impôt. En substance, l’impôt doit être fondé sur des critères qui prennent en compte la faculté qu’a le contribuable à s’acquitter de celui-ci. Une interprétation simpliste et de bon sens permettrait de dire qu’un chiffre d’affaires n’est qu’une notion comptable qui ne reflète aucune réalité de solvabilité et qu’il est, par conséquent, nullement révélateur d’une quelconque faculté contributive. En ne constituant que l’ensemble des recettes d’une entreprise, le chiffre d’affaires ne permet pas de faire la distinction entre une entreprise qui n’enregistre aucun résultat, tantôt possiblement non solvable, et une autre dont les résultats sont très élevés, tantôt solvable. La Taxe GAFA bafoue donc d’autant plus les principes constitutionnels qu’elle peut être spoliatrice.

Plus généralement, la compatibilité de la taxe GAFA avec l’État de droit, notamment l’exigence de non-discrimination des entreprises étrangères, prescrite par le droit de l’Union européenne, pose une multitude de questions sur sa stabilité juridique. Ainsi, même si ses caractéristiques formelles paraissent destinées à créer l’apparence de la conformité au droit constitutionnel et au droit de l’Union européenne, cette nouvelle nature pose certaines questions de compatibilité avec les normes supérieures. Son effectivité semble alors remise en cause au regard du risque contentieux, lequel semble inéluctable.

L’innovation de la taxe nous rappelle qu’aucun document comptable ne détermine l’assiette de ce nouvel impôt. Il faudra nécessairement que les géants du Net créent eux-mêmes un système de détection permettant de déterminer le chiffre d’affaires taxable réalisé sur le sol français. Encore pléthore de problèmes : ces services étant purement immatériels, comment s’assurer qu’ils sont bien reçus par un utilisateur situé en France ? La détermination est effectuée via l’adresse IP. Néanmoins, elle ne permet pas une connaissance précise de la localisation de chaque utilisateur et donc de chaque appareil. Aussi, comment déterminer avec précision, parmi des milliards de transactions, le chiffre d’affaires mondial au titre des services taxables ou encore le nombre d’utilisateurs dans le monde et en France ? Sans réelle coopération, la tâche semble difficile… Évidemment, le gouvernement voudra le contrôler, les coûts engendrés pour se faire seront exorbitants. Et pour quelles recettes ? Celles-ci s’élèvent à 400 millions d’euros par an, soit un gain escompté représentant 0,06 % des recettes publiques…

La taxe GAFA est bien là comme une réaction irrationnelle des sédentaires assujettis, voyant les nouveaux nomades de l’économie mondialisée ne pas contribuer à égalité.

Dans l’histoire, la France s’est longtemps distinguée par l’exportation de son génie fiscal et de ses nouveaux instruments fiscaux, notamment la TVA. La taxe GAFA s’inscrit dans cette histoire longue puisque l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, la Pologne, la Turquie, le Royaume-Uni, Singapour, l’Inde ont adopté des dispositifs similaires et que la Belgique, l’Espagne, la Lettonie, la Slovaquie et la République tchèque l’envisagent.

Néanmoins, la liquidation simple, le recouvrement consensuel, la neutralité et la rentabilité ont été remplacés par une liquidation impossible, un recouvrement difficile et couteux, une nocivité économique, une rentabilité faible, une instabilité juridique, et ce sans préjudice d’une politique étrangère hasardeuse. Les multiples erreurs de conception de celle-ci sonnent le glas du génie fiscal français.

La France comprendra-t-elle, même s’il est difficile de l’accepter, que sa seule souveraineté ne peut être la porte de sortie de ce problème ? L’ensemble des souverainetés nationales devront agir de concert pour modifier les règles internationales du pouvoir d’imposer.

Sans doute, l’a-t-elle déjà compris et ne se sert de ce dispositif que comme un catalyseur des négociations internationales. Si elles aboutissent, la fin du génie ne serait, en fait, qu’un coup de maître.

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À propos de l’auteur
Louis Pécastaing

Louis Pécastaing

Chargé d'enseignement à l'université Paris II, élève avocat, diplômé d'HEC

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