<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Syrie, entre retour et affaissement

2 octobre 2024

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La Syrie, entre retour et affaissement

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La Syrie opère un retour remarqué dans les instances diplomatiques. Si sa normalisation politique est en cours, le régime des sanctions économiques pénalise encore fortement sa population qui est confrontée à une pauvreté massive.

Frédéric Pichon, docteur en histoire, professeur en classes préparatoires, membre du comité de rédaction de Conflits

La Syrie, par la force des choses (sanctions occidentales) et aussi par tradition (les relations avec l’URSS / Russie[1] et l’Iran[2] sont anciennes et n’ont jamais vraiment cessé), est très nettement « passée à l’Est », tant du point de vue de son alignement stratégique que de ses structures économiques moribondes. Elle a cependant pour elle toujours sa géographie, qui est l’assurance-vie du pouvoir baathiste depuis les années 1970 et qui continue à offrir à Bachar al-Assad de maigres marges de manœuvre pour mettre en balance ses propres maîtres, au prix d’acrobaties parfois baroques. Ainsi, depuis le 7 octobre 2023, le soutien syrien aux actions du Hamas a été purement verbal et cette retenue s’explique tant par les mauvaises relations de Damas avec le mouvement que par le secret espoir d’un affaiblissement des capacités iraniennes en Syrie. L’inaction de l’armée syrienne face aux dizaines de raids meurtriers menés par l’aviation israélienne contre les aéroports de Damas et d’Alep – mis hors service à plusieurs reprises –, contre des cibles à proximité immédiate ou à l’intérieur même de la capitale et d’autres sites en province a frappé plus d’un observateur. La passivité des forces armées syriennes est d’autant plus étonnante que les frappes israéliennes visent désormais de manière directe le corps iranien des Gardiens de la révolution islamique, leur plus proche allié, qui a joué un rôle de premier plan dans la reconquête d’une grande partie du territoire repris aux rebelles et aux groupes islamistes extrémistes.

Initiatives diplomatiques

Parmi les récentes dynamiques diplomatiques, on retiendra tout d’abord le rapprochement officiel avec l’Irak. Durant la guerre civile, l’importance de l’Irak dans la survie d’Assad fut une surprise étant donné les mauvaises relations historiques entre ses deux voisins. Saddam Hussein et le père d’Assad, Hafez, qui a dirigé le pays des années 1970 à sa mort en 2000, se détestaient. En raison d’un fossé idéologique au sein du parti Baas dans les années 1960, Bagdad et Damas étaient dirigés par des factions différentes, souvent hostiles. L’animosité personnelle entre Hafez et Saddam a compliqué les choses, les amenant à financer des camps rivaux à l’étranger : la Syrie a soutenu l’Iran au cours de ses huit années de guerre avec l’Irak tandis que Bagdad a soutenu les factions antisyriennes lors de la guerre civile libanaise. C’est en 1991 que le pire a été atteint quand la Syrie rejoignit la coalition internationale pour chasser l’Irak du Koweït.

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Si les relations se sont réchauffées après l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad en 2000, la défaite de Saddam Hussein face aux États-Unis en 2003 a engendré un retour des tensions, car Damas a discrètement fermé les yeux sur les islamistes désireux de se rendre en Irak pour déstabiliser l’occupant américain et le gouvernement nouvellement élu à Bagdad.

Le 13 juillet 2023, Mohamed Soudani effectuait la première visite d’un Premier ministre irakien en Syrie depuis treize ans. Accueilli comme un chef d’État au pied de l’avion par Bachar al-Assad, il venait pour signer des accords commerciaux et intensifier leurs échanges, sous forme de troc quasi exclusivement : pétrole contre produits pharmaceutiques et textiles, produits agricoles L’Irak, dont l’économie est essentiellement liée au pétrole, manque de tout et achète tout. Les sanctions restent toujours très dissuasives pour ce qui est des investissements. Soudani a appelé lors de sa visite à Damas à lever toutes les sanctions contre la Syrie, conscient que l’Irak en serait un bénéficiaire majeur.

L’autre grand événement de l’année 2023 fut la réintégration (ou plutôt la levée de la suspension) de la Syrie dans la Ligue arabe. Si le bilan de ce retour diplomatique sur la scène arabe est plutôt maigre pour la Syrie, il permet néanmoins d’expliquer les inflexions de sa politique étrangère. Après de longues années d’isolement, la Syrie a commencé un processus de normalisation avec les pays arabes qui a démarré, en 2018, par un rétablissement des relations diplomatiques avec les Émirats arabes unis et qui a été couronné, en 2023, par la réintégration de Damas dans la Ligue arabe et la participation de Bachar al-Assad au sommet de Djeddah. Quelques semaines plus tôt, en avril 2023, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Faiçal ben Farhan, annonçait à partir de la capitale syrienne le rétablissement des relations entre les deux pays. En affichant un soutien plus que modéré au Hamas, que les Saoudiens ne portent pas dans leur cœur, les autorités syriennes craignent de compromettre ce processus de normalisation. Il est clair qu’aux yeux de la Syrie, un plein soutien au Hamas dans la guerre en cours serait contre-productif et porterait atteinte à ses intérêts immédiats.

Le 33e sommet arabe à Manama (Bahreïn) a marqué un moment important de réconciliation entre Bachar al-Assad et les nations arabes, notamment souligné par sa rencontre en marge avec le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane. Alors que des spéculations ont entouré l’absence d’Assad au sommet général, l’attribuant à sa réticence à impliquer la Syrie dans la guerre à Gaza pour maintenir une position de non-escalade, il est devenu évident que le régime met l’accent sur la reconstruction des liens avec l’Arabie saoudite. Nommé enfin le 26 mai 2024, le nouvel ambassadeur, Fayçal Mejfel, était auparavant en poste au Cameroun. Diplomate francophone, il est l’auteur en 2012 d’un livre sur Les relations franco-saoudiennes de 1967 à 2012. L’Arabie saoudite est, semble-t-il, déterminée à faire progresser son dialogue avec Assad : autorisation pour l’aviation civile syrienne d’atterrir en Arabie saoudite, réouverture du consulat saoudien, avancées minimes cependant compte tenu des pressions auxquelles la Syrie est confrontée.

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Enfin, dernier dossier d’importance, la question des réfugiés syriens qui sont en train de devenir un gigantesque défi pour le Liban, mais aussi pour l’Union européenne. En mai 2024, Ursula von der Leyen a promis que l’UE « explorerait comment travailler sur une approche plus structurée de leur retour volontaire en Syrie ». Dans le même temps, huit ministres de l’Intérieur européens appelaient au retour des migrants syriens dans leur pays (Autriche, République tchèque, Chypre, Danemark, Grèce, Italie, Malte et Pologne) considérant que la situation en Syrie a « considérablement évolué ». Problème : Damas n’a aucun intérêt à les voir revenir. Comme l’explique Fabrice Balanche, « 7 millions d’Arabes sunnites de retour remettraient en cause l’équilibre entre les minorités et les sunnites dans la zone qu’il contrôle (11 millions d’habitants). Beaucoup de ceux qui sont partis sont des opposants, il n’est donc pas question de les réintégrer. Il faut leur faire payer le prix de l’exil, cela dissuadera ceux qui auraient de nouveau envie de se révolter en Syrie[3]. » De plus, ces expatriés représentent une source importante de revenu pour la Syrie du fait de l’importance des remises, évaluées à 2 à 3 milliards de dollars par an.

Une économie fantôme

Selon l’agence de l’ONU pour les réfugiés (HCR), la Syrie est le théâtre de l’une des plus grandes crises de déplacement au monde : plus de 12 millions de Syriens sont déplacés et près de 7 millions vivent en tant que réfugiés dans les pays voisins. Toujours selon le HCR, plus de 14,6 millions de personnes dans le pays ont besoin d’une aide humanitaire.

Les difficultés économiques restent immenses. Les autorités syriennes, privées des principaux puits de pétrole et de gaz de l’est du pays dominé par les troupes américaines et du grenier à blé de Hassaké (nord-est) contrôlé par les milices kurdes, sont incapables de résoudre les problèmes. Déconnectée des grands circuits financiers internationaux (SWIFT, VISA, etc.), la Syrie subsiste grâce aux systèmes informels comme l’hawala[4] et le troc. La livre syrienne s’est effondrée à environ 13 800 livres face au dollar américain (chiffres juin 2024, contre 50 avant la guerre). Avec 90 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté, une sous-alimentation chronique non déclarée qui touche certaines catégories populaires, des pénuries récurrentes de carburant, des problèmes d’approvisionnement du marché en produits de première nécessité, la stabilité sociale ne tient qu’à un fil, qui risque à tout moment de se briser comme en témoigne la contestation qui s’est installée au début de l’automne 2023 dans la région druze de Sweida. En cause, l’inflation, les salaires, la corruption et finalement une remise en cause très explicite du président Assad et de son gouvernement avec des portraits décrochés et brûlés, sans toutefois que la violence de la répression policière ne se soit encore abattue comme en 2011.

Les coupures de courant fréquentes et prolongées contribuent elles aussi à la frustration croissante. Beaucoup de gens n’ont plus de moyens de subsistance, de services de base ou de subsides du gouvernement (fin des subventions sur le carburant, qui atteint les 2 $ le litre).

Tout cela est en partie dû aux sanctions qui s’appliquent très durement au pays et qui provoquent en retour des niveaux inégalés de corruption. Des responsables d’ONG expliquent qu’on ne peut développer des projets éducatifs quand l’électricité manque dans les écoles ou tenter de faire appliquer la loi sur la scolarisation obligatoire (des filles notamment) si les familles n’ont comme ressource que de les marier ou de les faire travailler. Des fléaux inédits avant-guerre touchent la population : prostitution d’enfants, trafic d’organes, mendicité et émigration massive des diplômés, la criminalité organisée, comme celle des laboratoires clandestins de Captagon qui prospéraient encore largement en 2023, avant que Damas, sous pression de ses voisins, commence à y mettre timidement bon ordre. Le résultat de cette politique répressive, menée de concert avec la Jordanie notamment, fut en juillet 2023 un nouveau et brutal effondrement de la livre syrienne. Le Captagon fournissait les quasi seules ressources en devises du pays. Quant à la corruption, elle profite essentiellement à des hommes comme les frères Foz ou Khaterji (famille bédouine qui a fait fortune dans la revente du pétrole contrôlé par les Kurdes), ces derniers étant actuellement les hommes les plus riches du pays. Mis sur la liste des personnes sous sanctions de l’UE, ils sont néanmoins la conséquence logique de ces mêmes sanctions.

Enfin, l’économie syrienne est en train de passer progressivement sous pavillon étranger, notamment iranien et russe, en attendant les Arabes du Golfe ou la Chine que Damas espère voir rééquilibrer le rapport de forces. Le problème étant que ces derniers sont normalement astreints à la conformité (compliance) aux sanctions occidentales et notamment américaines. Le département d’État américain estime que depuis 2012, l’Iran a dépensé plus de 16 milliards de dollars. Selon d’autres sources, Téhéran fournirait une aide économique équivalente à 8 milliards de dollars annuels pour maintenir en vie le régime depuis le début de la guerre, ce qui équivaut à un peu plus de 50 milliards dépensés ces dernières années[5]. 18 milliards seulement devraient être réclamés sous forme de remboursement, le reste consistant en des concessions de pans entiers de l’économie syrienne, comme le secteur des phosphates, du pétrole, de la téléphonie, avec des durées de concession de vingt-cinq à cinquante ans en moyenne. Quant à la Russie, les dividendes de son investissement militaire en Syrie devraient être également touchés sous forme de concessions diverses (pétrole offshore, gestion de ports) pour un montant estimé[6] à quelque 20 milliards de dollars.

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[1] Frédéric Pichon, « La Syrie, quel enjeu pour la Russie ? », Politique étrangère, no 1, 2013, p. 107-118.

[2] Pierre Razoux, La Guerre Iran-Irak, 1980-1988, Perrin, 2017, p. 173 sq.

[3] « Assad ne veut pas du retour de l’immense majorité des migrants syriens », L’Orient-Le Jour, 24 avril 2024.

[4] Né en Asie du Sud-Est, ce système s’est répandu dans le monde musulman au viiie siècle. Il sert en Syrie à transférer les fonds des émigrés dans leur pays sans avoir à passer par le système bancaire. Cette méthode traditionnelle repose sur la confiance et un réseau de hawaladar et est utilisée indifféremment par les particuliers, les entreprises, les ONG et les organisations terroristes…

[5] Chiffres cités par Sinan Hatahet, « Russia and Iran : Economic Influence in Syria », London, Royal Institute of International Affairs, mars 2019, p. 3.

[6] Clément Therme, « La puissance russe au Moyen-Orient, retour ou déclin inéluctable ? », études de l’Irsem, no 33, 2014.

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À propos de l’auteur
Frédéric Pichon

Frédéric Pichon

Professeur en classe préparatoire ECS, chercheur spécialiste de la Syrie. Dernier ouvrage paru : « Syrie, une guerre pour rien », Cerf, mars 2017.
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