La surprise stratégique n’existe pas

2 décembre 2020

Temps de lecture : 20 minutes

Photo : Fronton de l'Ecole militaire abritant l'Ecole de guerre

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La surprise stratégique n’existe pas

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Accepter l’idée de surprise stratégique c’est accepter la défaite. Qu’un chef militaire envisage une surprise stratégique et il courre à la perte de son armée. Par la même occasion, il fera bien peu de cas de son esprit d’imagination tout en tentant de se dédouaner d’un échec futur.

Commandant Geoffroy Clain

Officier saint-cyrien, le commandant Clain est issu de l’Arme du Matériel de l’Armée de terre. Il a commandé tant en métropole que lors d’opérations extérieures (Mali, Afghanistan, Irak…). Il est actuellement stagiaire de la 28e promotion de l’École de Guerre.

L’objectif de cet article est de s’interroger sur la place que doit revêtir la surprise dans l’art stratégique. Allons-y franchement, la surprise stratégique n’existe pas parce que c’est un mythe. S’il n’est pas question de nier la surprise tactique, opérative et politique, il est préférable de parler de surprise en stratégie ou de surprise stratégique dans la manœuvre. Il convient surtout de ne pas dénaturer le concept de surprise, à défaut de limiter sa portée stratégique, et ce pour permettre une autonomisation de la pensée stratégique en propre. Car à mal nommer les concepts on en arrive à se méprendre et à infuser, dans l’esprit de chefs militaires, une parcelle de concept qui détient en lui les germes de futures défaites.

La surprise « générique », de laquelle découlerait la surprise « stratégique » est définie dans le dictionnaire de Littré[1] autant comme une « action par laquelle on prend ou l’on est pris à l’improviste » que comme « un sentiment que l’on éprouve. »[2] Plus spécifiquement, la « surprise stratégique » serait « […] comme la situation de choc ou de sidérations psychologique et organisationnel(le) résultant d’une action offensive adverse, révélant une impréparation relative de la victime et lui imposant d’ajuster les moyens, voire les objectifs de sa posture stratégique. »[3] Le professeur Coutau-Bégarie, davantage synthétique, la décrit comme : « de nature technique, géographique, temporelle, doctrinale ou une combinaison de ces quatre types. »[4]  Le Centre des Hautes Études Militaires (CHEM) élargit même l’acception à « un événement peu ou mal anticipé et à très fort impact qui ébranle les fondements d’un État. »[5]

S’il existe autant de définitions, et nous n’en avons conservé ici que quelques-unes, c’est que le concept est polysémique, pour ne pas dire flou. En stratégie (contemporaine) le choc de Pearl Harbor serait le point focal.[6] La « surprise stratégique » n’aurait eu de cesse de se réinventer depuis lors. L’apparition du feu nucléaire durant la Guerre froide en serait une première mutation. L’inclusion du terrorisme avec l’idée d’une « diagonale du fou »[7] en serait une autre, illustrée par les attentats du 11 septembre. Elle déplacerait la « surprise stratégique », alors circonscrite aux champs de bataille, jusque dans la sphère intime, civile, des sociétés occidentales. Une constante la caractérise néanmoins : sa description par l’emploi répété d’analogies historiques, et ce dans une approche comparatiste. Depuis qu’Hannibal a traversé les Alpes avec des éléphants,[8] la voix de l’Histoire serait en charge d’illustrer la « surprise stratégique. »[9]Tenter de la définir autrement qu’au travers d’exemples c’est se positionner sur une (certaine) idée de la stratégie. Il n’est pas question de revenir sur la définition donnée par le général Beaufre : « art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit. »[10] Il n’est pas davantage question d’éluder la version affinée livrée par le professeur Coutau-Bégarie  : « La stratégie est la dialectique des intelligences, dans un milieu conflictuel, fondé sur l’utilisation ou la menace d’utilisation de la force à des fins politiques. »[11] Cependant il est primordial de revenir sur le dernier mot de cette version : « politique. » En effet, si on se penche sur la conception initiale que fait Platon de la politique[12] on s’aperçoit qu’elle se révèle être, au-delà des régimes, une substitution. Substitution illustrée par un  mythe[13] qui conduit à deux réflexions : une sur le rapport à l’ordre universel et aux dieux, la deuxième sur la technique. Ce qui pose un problème à Platon c’est que le politique prend de la communauté qu’il gouverne.

Dans Le Politique, ce soin est comparé par l’Étranger, un des participants à ce dialogue, à la technique du tissage de la laine en partie parce que le tissage permet de fournir des vêtements qui protègent les hommes. Le tisseur travaille à partir d’un matériau préparé d’où l’existence de techniques auxiliaires (cardage, …) et se heurte à des techniques rivales (fabrication de tissu à partir du lin, …). À ce moment, les interlocuteurs s’interrogent sur le rapport entre la technique politique et le tissage, ce qui les amène à une discussion sur l’art de la mesure relative et la juste mesure en politique. Comprise ainsi la stratégie ne serait qu’une part infime de la politique (une machine à tisser par exemple), et non son prolongement ou son extension. La stratégie est ici l’art du stratagos, qui signifie littéralement « chef d’armée ». Si une (longue) digression a été faite, c’est que dans la conception de la politique platonicienne « la surprise stratégique » n’y a pas de sens puisque la stratégie est un moyen de surprise, elle-même enchâssée, dans une certaine mesure, dans la politique, et pas l’inverse ! Or trop communément la « surprise stratégique » s’entend comme la main du politique qui ferait changer au stratège ses plans. Elle dédouanerait ainsi et le chef militaire et le politique (au sens général), qui pourrait (on peut le conjuguer à tous les temps), expliciter ses choix par ceux de l’instant ou par manque de connaissance immédiate. Ainsi, la « surprise stratégique » est davantage une commodité bien pratique plus qu’une réalité.

 

 

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Certes la surprise est un élément du décor, Sun Tsu l’évoque déjà à de nombreuses reprises. Il est plus d’un de ses commandements qui y font allusion. Citons quelques exemples parmi une multitude, commandement 16 [14] : « Attaquer là où l’adversaire ne nous attend pas », « Surgissez toujours à l’improviste », commandement 80 : « Frapper l’ennemi à l’improviste », commandement 106 : « Avoir une armée qui frappe avec la soudaineté de la foudre ». Toutefois, si la surprise existe c’est bien parce qu’elle est avant tout présente au cœur de la bataille.

Le chef de bataillon Foch, alors en charge des cours d’histoire militaire, de stratégie et de tactique définissait la surprise sous une acception négative, pour une raison [15] : il la réduisait à l’aspect tactique (on pourrait dire à juste titre). Il la plaçait en miroir de la sûreté qui permettait de s’en prémunir. Il ne l’intégrait pas comme un  des trois principes de la guerre.[16] L’amiral Labouerie, au début des années 1990, invitait également à distinguer les principes de la guerre du procédé générique que constitue la surprise. Au mieux, au plus, la surprise peut être considérée comme un effet sur l’ennemi. « La surprise fait certes référence à une action imprévue par l’ennemi et dont il n’a, au mieux, que très imparfaitement pu se prémunir. Mais elle est également l’état émotionnel causé par le décalage entre la réalité et nos attentes, pouvant aller jusqu’à la sidération et la paralysie. En définitive, la surprise tactique, qu’elle soit offensive ou défensive, peut être aussi bien définie par une action du domaine militaire que le résultat de cette action qui impose à la victime d’ajuster sa posture et ses moyens dans un cadre espace-temps limité. »[17] Les NTIC[18] offrent une dimension nouvelle à la notion de sûreté, notamment en raison de l’hyper connectivité, de la mise en réseau de nombreux systèmes et de l’infovalorisation, mais ils ne changent pas fondamentalement le cœur du sujet.[19] Au combat les exemples de surprise tactique sont nombreux. Pour le soldat du trinôme, la surprise pourrait même se résumer à la balle qui passe à côté de lui, ou à un nid de mitrailleuses embusquées. Pour un corps en progression, les exemples où la surprise fit basculer une bataille sont légion, que l’on songe à l’embuscade du lac de Trasimène en 217 av. J.-C. ou aux combats de Cao Bang.[20] Son principal inconvénient, en revanche, est que la supériorité ne peut se révéler que temporaire. Lorsqu’elle échoue, c’est le cas lors du débarquement d’Anzio[21], ou plus dramatiquement encore à Dieppe,[22] les conséquences sont bien pires que les gains potentiels. Ainsi, Clausewitz remet en question son efficacité puisque, selon lui, « le désir de surprendre est universel et même indispensable et ne manque jamais d’avoir quelque effet ; il n’en reste pas moins qu’une surprise complète a rarement lieu, ce qui tient à la nature des choses. »[23]  D’autre part, l’impact psychologique sur l’adversaire peut se retourner contre l’auteur. En effet, l’ampleur de la surprise ou le choc lié à celle-ci peut conduire à une radicalisation dans la réponse de l’adversaire ; radicalisation qui aurait pu être évitée en cas d’attaque directe et régulière.

Si la surprise tactique est une réalité du champ de bataille, on la retrouve au niveau opératif.[24]  Plus qu’une juxtaposition d’attaques « étonnantes », distribuées sur tel ou tel faisceau du spectre du champ des opérations, la surprise peut s’envisager dans sa globalité. Prenons le cas des U-boote lors de la Première Guerre mondiale.[25] Cet exemple est révélateur puisque la conception opérative de la guerre sous-marine telle que mise en œuvre par les Allemands repose sur la permanence d’une surprise. Elle se rattache à la conception de la guerre de course. Celle-ci se trouve dans une infériorité structurelle, car elle déroge au principe de concentration, en effet, quel que soit leur mode de propulsion ou leur armement, les navires anti-commerce opèrent en ordre dispersé afin d’intercepter des cibles elles-mêmes disséminées à la surface des flots, et aussi pour se soustraire plus facilement aux mauvaises rencontres. La guerre d’escadres respecte au contraire le principe de concentration, condition sine qua non pour remporter une bataille décisive et obtenir la maîtrise de la mer. Ainsi, puisque le rapport de forces était défavorable à la marine allemande, la seule option demeurait la guerre sous-marine au commerce. Elle fut lancée autour des îles britanniques en 1915 et prit complètement de court les Alliés, qui n’avaient encore aucun moyen de détecter et d’attaquer un sous-marin en plongée. Elle se poursuivit en 1916 et le Reich finit par déclencher la guerre sous-marine illimitée le 31 janvier 1917. Pour les Alliés, le coup fut terrible. De février à juin 1917, les U-Boote leur coulèrent plus de trois millions de tonnes de navires marchands, soit presque le total cumulé des années 1915 et 1916. Pour autant, elle engendra des conséquences bien plus néfastes pour les Allemands sur le plan politique, les États-Unis se décidant à entrer en guerre devant cette stratégie opérative (le célèbre naufrage du Lusitania, le 7 mai 1915, au large de l’Irlande, fit 1 200 morts sur 2 000 passagers, alors que le navire transportait également un chargement secret de munitions).

Car à l’échelon politique, compris comme celui du choix entre la paix et la guerre et de l’attribution des ressources en fonction des objectifs,[26] la surprise est bien plus complexe. Elle est aussi plus probable, car elle peut reposer sur le facteur personnel. Un hubris déraisonnant de certains chefs pouvant, dans des situations paroxystiques, mener à des comportements extrêmes, « surprenants ». Il en est ainsi quand, par haine idéologique viscérale, Hitler ordonna l’invasion de l’URSS par l’opération Barbarossa.[27] Dans le cas de « la victime », l’imaginaire est d’ailleurs davantage frappé, comme le maréchal de Lattre de Tassigny aimait à le dire : « Frapper l’ennemi c’est bien. Frapper l’imagination c’est mieux. » C’est ce procédé qui fit la force des attentats du 11 septembre 2001. Ce déchaînement d’une violence, à la fois physique et symbolique, exercée sur une durée très brève et démultipliée par l’effet de surprise, a mis les États-Unis en état de choc conduisant à une réponse radicale, à savoir une intervention en Afghanistan et une guerre contre l’Irak.  Encore plus forte que la surprise venant du ciel, celle venue de l’espace. Quand l’URSS plaça en orbite le satellite Spoutnik en 1957, l’impact de l’espace exo-atmosphérique dans le champ politique fut indéniable. Ce lancement fut vécu comme un véritable traumatisme par les États-Unis, le New York Times compara même cet événement à un « Pearl Harbor technologique. »

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Cependant mieux vaut mieux évoquer le terme de surprise en stratégie, car la surprise n’est qu’un des éléments de la stratégie. En effet, chaque « surprise » a eu sa réponse théorique. Le général Poirier a redéfini la problématique centrale qui se posa à la stratégie conventionnelle lors de l’apparition de la bombe nucléaire : « Comment retenir l’inéluctabilité, voire la nécessité de la guerre sans pour autant accepter comme inévitable l’extrême degré de violence autorisé par l’arme thermonucléaire ? »[28] Il inaugurait les débuts de la stratégie nucléaire française alors qu’au même moment des penseurs comme Roger Trinquier, David Galula, Robert Thompson, Guy Brossolet, Basil Lidell-Hart s’attelaient à repenser les guerres asymétriques ou limitées avant même que les armées ne les vivent.[29] Si la stratégie a su se réinventer, et continuera à le faire, c’est que la surprise n’est qu’un des éléments qui concourt aux facteurs de supériorité opérationnelle.[30]

En allant encore plus loin, on pourrait même affirmer que cette surprise n’existe que dans le cadre combattant. C’en est un des moyens constitutifs. Procédé intangible, « le recours à la surprise a toujours constitué un moyen fondamental par lequel un belligérant pouvait espérer compenser un désavantage, prendre le dessus sur son adversaire ou réduire les couts de la victoire. »[31] Procédé ancestral aussi : « En tant que telle, l’attaque-surprise est un procédé classique de la guerre ; par lequel un acteur prend son adversaire au dépourvu pour le déstabiliser – en le frappant sur ses flancs ou ses arrières et en accroissant l’état de la peur et d’incertitude dans lequel celui-ci se trouve. »[32] Si on considère que c’est un moyen, c’est parce qu’il ne met pas en œuvre un bloc « surprise », mais des éléments visant à surprendre l’ennemi.[33] Ce serait donc un facteur en creux, vu sous le prisme déformant du perdant. Le principal avantage de la surprise en stratégie est qu’elle procure une supériorité sur l’adversaire. En effet, celui qui procède à une attaque-surprise a eu le temps de préparer et d’organiser ses forces tandis que celui qui est attaqué est pris de cours. La surprise permet donc de neutraliser partiellement chez l’adversaire l’application d’un principe fondamental en stratégie, le principe de concentration. Mais cela n’est vrai que temporairement. L’application de ce principe nécessite une période incompressible de préparation pour faire converger ses troupes sur un point décisif prédéfini. Or, l’ennemi n’a pas le temps de rassembler ses forces pour contrer l’attaque puisqu’il est pris par surprise et qu’il n’a pas l’initiative de l’action. L’auteur de la surprise profite ainsi de sa capacité d’initiative (c’est lui qui a mené l’offensive) pour conserver sa liberté d’action (au moins provisoirement) et imposer sa conduite des opérations à l’adversaire. Il convient de bien différencier la surprise de procédés tels que la ruse (du Cheval de Troie) ou la déception (comme lors de l’opération Fortitude[34]). Ces procédés visent à provoquer ou exploiter des vulnérabilités dans le dispositif de sûreté de l’ennemi. Ainsi, comme tout moyen, on peut donc s’en prémunir. Une préparation adéquate permet non seulement de réduire les risques de rupture grâce aux capacités d’anticipation, mais encore améliorer la résilience, la mise en place d’une maintenance prédictive en est un bel exemple. Du reste il ne faudrait pas croire que c’est simplement en maitrisant le risque qu’on se prémunit de la surprise. C’est probablement plus complexe que cela. Roberta Wohlstetter établit le constat que l’attaque de Pearl Harbor a moins procédé d’un surplus d’informations que d’un manque de données (celles du 11 septembre serait possiblement dans le même cas).[35]

De plus, la surprise en stratégie est davantage un élément de rupture qu’un art ou une part de la stratégie. La stratégie réside déjà en l’art de contrer la surprise. Tout chef stratégique se doit de prendre en considération l’anticipation, admettre aussi la possibilité d’une rupture. Celle-ci passe avant tout par la surprise technologique. L’expression « surprise technique » est employée par Raymond Aron dans Les Guerres en chaîne (1952). Il y consacre un chapitre entier. La surprise technique qu’il décrit correspond à « la supériorité écrasante et éclatante de la technique (armement, organisation, quantité) sur les vertus personnelles du soldat ». L’idée maîtresse de l’ouvrage est que la guerre de 1914 était au début un simple incident « princier », comme il y en avait eu beaucoup auparavant, et qu’il n’était pas de nature à déclencher le cataclysme de violence qu’a constitué la guerre de 1914. C’est la « surprise technique » qui a conduit peu à peu en se mêlant aux passions à ce que Raymond Aron appelle la « guerre hyperbolique ». Le Lieutenant-colonel de Lespinois situe à la charnière tactique et opérative la surprise liée à l’innovation.[36] Il passe en revue surprise et innovation à travers l’emploi des chars d’assaut, des torpilles japonaises du 7 décembre, de la bombe H : « la compréhension des conditions dans lesquelles un effet de surprise peut se répercuter au niveau stratégique requiert de s’intéresser à l’élément de discontinuité introduit par la surprise »[37]. Mis devant le fait pratique, le stratège doit donc faire preuve face à la surprise de ces deux qualités nécessaires au chef « le savoir et le raisonnement ».[38] À moins qu’il ne se borne à employer l’art de lutter contre la fulgurance. Il rendra alors possible la prise d’ascendant sur l’ennemi par une manœuvre audacieuse, mais néanmoins aventureuse. Pour créer la surprise, il faut maintenir l’adversaire dans l’incertitude. Cette notion est si importante que l’amiral Labouerie en fait un des deux principes de la guerre qu’il retient, l’autre étant…. la fulgurance ![39]

A écouter aussi : Podcast. Guerre et stratégie hier et aujourd’hui. Général Le Nen

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Mais tout moyen et/ou rupture qu’il soit, le concept de « surprise stratégique » ne peut se faire qu’au risque de priver la stratégie de son sens. Pour paraphraser Sartre, la stratégie est un existentialisme, « le choix est possible dans un sens, mais ce qui n’est pas possible, c’est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore. »[40] En effet, admettre qu’il existerait une surprise stratégique immanente, pour un commandant en chef, cela reviendrait à tenir le rôle du  joueur d’échecs s’escrimant, certes avec rigueur, à ne faire que pousser des pions toujours plus loin.[41] Sans aucune « stratégie » il serait comme en proie à une surprise inattendue. S’il ne recherchait pas lui-même cette surprise (ou l’incertitude dans l’esprit de son adversaire comme dirait l’amiral Labouerie) aussi habile qu’il soit, il ne pourrait se défaire des contingences et porter son esprit au-delà des vues. L’essence même de la stratégie, c’est la surprise. Faire coexister une « surprise stratégique » à la notion de stratégie n’a pas de sens. Si cela arrive parfois, c’est que trois mirages contribuent à entretenir cette illusion, or, comme toutes les hallucinations, ils sont dangereux.

Le premier réside dans le flou trop communément admis de la notion de stratégie.  « Il n’y a pas de différence d’échelle entre la stratégie et la tactique, mais une différence de nature » affirmait le Général Weygand.[42] Si bercé par l’anamorphose de son concept on s’attache à faire d’elle un échelon décisionnel, alors oui, la stratégie sera une ruse à plus grande échelle. C’est ce que l’on fait quand on observe les évolutions « techniques » du fait guerrier. Ainsi, dans le domaine aérien, les exemples du radar, des missiles ou de la furtivité sont de nature à créer un nouveau rapport de forces tactique qui doivent permettre d’atteindre un objectif de niveau opératif, provoquant lui-même une rupture. Si cette dernière est bien une des clés de l’art opératif, car elle est l’acte initial qui permet d’engager l’exploitation décisive, elle n’est pas liée à la percée d’un front. Elle est à l’origine de la création d’un déséquilibre, de quelque nature que ce soit, d’une situation nouvelle qui ouvre des possibilités auparavant interdites, par bouleversement de certaines des données de base de la situation antérieure. En aucun cas elle fait « stratégie ». Tout juste illustre-t-elle la troisième loi de Fuller, appelée « loi du facteur tactique constant. »[43] Aucune arme technologique ne saurait donc être une « surprise stratégique ».  Le risque serait de conduire à une « tactisation de la stratégie »[44] noyée dans un concept de « sécurité globale. »[45]

Le deuxième mirage tendrait à faire de la « surprise stratégique » un élément divin. Dans le tableau de Rembrandt, Le Festin de Balthazar (peut être le plus caractéristique de la représentation de la surprise), on y voit Balthazar, roi de Babylone contempler avec stupeur l’apparition des mots « Mene tekel. » juste derrière lui. Ils prédisent la chute de son empire [46]. La nuit même, il est assassiné et Darius prend sa place. La « surprise stratégique » serait cette image. Celle de la main de Dieu surprenant le chef, qui, frappé du ciel, ne pourrait rien faire. Les offensives arabes d’octobre 1973 seraient vues parfois comme cette surprise « miraculeuse », faisant elles-mêmes pendant avec un autre conflit à l’issue « miraculeuse », celui de la « Guerre des Six jours » de 1967. Si on ne veut pas la croire divine, elle surgirait de la sphère politique pour rebattre les cartes, typiquement l’attaque sur Pearl Harbor. Le pauvre stratège, tel un Prométhée enchainé, n’aurait alors d’autre choix que de se soumettre et revoir ses plans. Cependant, c’est faire peu de cas de la surprise en stratégie. Se refuser à la contrer aussi. Les opérations récentes si ce n’est guidées, du moins largement aiguillonnées par les opinions médiatiques, semblent aimantées par ce principe. En se réfugiant derrière le concept de sécurité nationale,[47] elles sont sûres d’être assez englobantes pour se prémunir d’une « surprise stratégique ». Mais à lister toutes les menaces se protège-t-on vraiment ? Qu’un scénario imprévu se produise et c’est la « surprise stratégique ». À être trop large, la liberté créatrice, propre de toute pensée liminaire disparait, la maitrise du risque outrepassant tout au point d’en devenir la norme.[48] Ainsi la logique prospectiviste, afin d’anticiper au maximum les menaces potentielles, se multiplie et avec elle les cellules de veilles stratégiques. Ce type de politique cache, sous un concept nouveau, le même discours qui a mené au « miracle de la percée des Ardennes » par les Allemands, en 1940, possible parce qu’ils auraient inventé un nouvel art de la guerre, prenant par surprise les armées françaises. Si cette vision a largement été remise en cause aujourd’hui, à tel point que si surprise il y eut elle aurait d’abord touché les Allemands eux-mêmes[49], le discours politique, sur le moment, a été bien utile.

Enfin, la troisième illusion vise à nier l’autonomisation de la pensée stratégique. En évoquant une « surprise stratégique » elle se trouve comme comprimée et dépendante (pour ne pas dire soumise) de l’ensemble des choix des autres composantes. Il n’est pas question de faire de la stratégie un objet décorrélé de toute relation avec son environnement. Toutefois, en concept, lui imposer une « surprise stratégique » c’est lui saper son intégrité. En ce qui concerne la planification et la manœuvre cela est même rédhibitoire puisque la surprise serait partout (et nulle part), telle une épée de Damoclès, inhibant, prête à frapper.[50] Sun bi, déjà, évoquait ce point et insistait, fortement, pour que le général puisse conduire sa manœuvre : « On n’empiétera pas sur les prérogatives du général. Les ordres du souverain ne doivent pas passer les portes du camp, c’est ce qui assure la longévité du général. Si les ordres passent les portes du camp, le général ne survit pas longtemps et l’armée ne peut maintenir son existence. »[51] Le renier c’est laisser le, la ou les politiques dicter le tempo de la manœuvre. En doctrine, on ne peut donc souffrir de sacrifier l’étage stratégique à défaut de n’en faire qu’un art mineur de la politique.

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La tendance ne semble pas à la simplification de la question puisque tout est devenu menace et que chaque fait semble une surprise (commodité médiatique oblige). La tendance actuelle viserait ainsi à considérer que tout risque ou toute menace constituerait une « surprise stratégique ». Il s’agit là d’un emploi abusif du terme. Cet amalgame est sans doute entretenu par l’usage du modèle en couche politico-militaire/stratégique/opératique/tactique. La notion de surprise stratégique serait donc confondue avec celle de surprise « de niveau stratégique », à savoir une surprise affectant des intérêts à l’échelle nationale. Or, une telle définition élargie engloberait toutes formes de risques et de menaces. Pourtant, Clausewitz apportait déjà une conclusion à l’épineux sujet : « au niveau stratégique, la surprise est d’autant plus praticable que le cadre se rapproche du niveau tactique et l’est d’autant moins à mesure qu’on s’approche du domaine politique ». [52] Olivier Zajec explique ce en quoi le stratège peut tendre de façon plus pratique : « Le stratège ne raisonne pas en fonction de la tache immédiate, de la bataille ou de l’opération à venir, mais en fonction de la guerre dans son ensemble. Il envisage toutes les conséquences possibles d’un phénomène multidimensionnel et interactionnel total, qui dépasse sa propre sphère professionnelle comme sa capacité à remporter des batailles. »[53] La place de la surprise, dans le champ de la stratégie, serait donc davantage dans la faculté de mesure du stratège. Il n’est pas question d’exclure la surprise en stratégie. C’est une évidence tactique, opérative et politique. Il convient néanmoins, en stratégie, de la voir comme un moyen et une rupture. Surtout, il ne faudrait pas en faire un poids qui annihilerait la pensée stratégique sous couvert de la placer sous un sceau divin ou dans une dépendance politique. Puisse les chefs militaires ne pas exporter de concept, commode et à court terme satisfaisant, qui, à plus lointaine échéance, viendrait les lier.

Si n’est vaincu que celui qui croit l’être[54], ne sera surprise que la personne qui s’accommodera de la « surprise stratégique ».

[1] Définition du dictionnaire Littré, citée p. 11 par Rémi Hemez in L’avenir de la surprise tactique à l’heure de la numérisation, IFRI, juillet 2016.

[2] En la matière, l’auteur du dictionnaire en avait une certaine expérience caustique, que nous rappelle le professeur Soutou : « À sa femme le trouvant en pleine action offensive avec leur servante, et qui lui disait : “mon ami, je suis surprise”, Littré répondit : “mon amie, c’est moi qui suis surpris, vous, vous êtes étonnée”. » in Stratégique 2014/2 (n° 106).

[3] C.Brulstein, La notion de surprise stratégique. De la notion aux implications, in Focus stratégique n°10, octobre 2008, IFRI, p 12.

[4] H.Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Economica, 1999, p. 390-391.

[5] CHEM, « La surprise stratégique » Défense Nationale, mars 2008, p. 41-50.

[6] Il s’agit bien d’un point de départ contemporain, car la surprise semble consubstantielle à l’art de la guerre. Si on observe les fresques préhistoriques du Cingle de la Mola Remigia on s’aperçoit que l’élément de réserve, introduisant une part d’aléatoire, est lié à la disposition de troupes en ordre de chasse ( ?) ou en disposition de combat ( ?). Cité par Martin Motte, in La mesure de la force, Tallandier, Paris, 2018, p 25.

[7] Christian Malis, Guerre et stratégie au XXIe siècle, Fayard, 2014, p. 18-23.

[8] Traversée des Pyrénées puis des Alpes en 218 av. J.-C. par l’armée carthaginoise d’Hannibal.

[9] « Rien ne prouve davantage la nécessité de l’étude de l’histoire que les ruses de guerre » écrit le chevalier de Folard au XVIIIe siècle.

[10] Général André Beaufre, Introduction à la stratégie, Hachette, collection Pluriel, p 34.

[11] Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Paris, Economica, 2011, 7e éd., p. 78.

[12] Platon, Le Politique dans Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2 vol., Paris, 1970-1971.

[13] Platon cherche ensuite à définir la politique à partir d’un mythe. Il part du règne de Cronos, qui se charge des êtres humains à un point tel que ces derniers n’ont rien à faire, ce que Platon ne semble guère apprécier tant il décrit cette vie de façon négative. Lorsque Cronos décide de ne plus s’occuper du monde, tout commence à marcher à l’envers et, par exemple, les hommes vivent de la vieillesse à la jeunesse. Arrive alors l’âge des dieux olympiens, où est rétabli l’ « ordre immortel de l’univers » tout en laissant une certaine liberté aux hommes. Apparaît alors la violence et l’espèce humaine menacée par les bêtes « reçoit le don prométhéen des savoirs et techniques. »

[14] Sun Tzu, Art de la guerre, Champs Classique, Flammarion, édition 2008.

[15] « Là où il n’y a pas de sureté stratégique il y a surprise stratégique », Ferdinand Foch, Des principes de la guerre, Paris, Economica, 2007, p 235. L’auteur prend l’exemple des combats franco-prussien du 16 aout 1870, qui sont, au passage, une surprise opérative.

[16] Les principes de la guerre retenus actuellement sont la liberté d’action, la concentration des efforts et l’économie des moyens, tels que décris dans « l’instruction générale des forces terrestres » de 1994, puis repris en 2008 dans le document « FT-02 », où il est cependant précisé que « leurs procédés d’application doivent privilégier la surprise en tous domaines, car elle permet d’imposer à l’adversaire un retard permanent. »

[17] Chef de bataillon Jérôme Breton, in Brennus 4.0 « Lettre d’information du centre de doctrine et d’enseignement du commandement », février 2019.

[18] Nouvelles Technologies de l’Information et des Communications.

[19] Rémi Hémez, op.cit.

[20] Gilles Haberey et Hugues Perot, Les 7 péchés capitaux du chef militaire, Éditions Pierre de Taillac, 2017.

[21] L’opération Shingle était un assaut amphibie allié de la Seconde Guerre mondiale durant la campagne d’Italie. Commandé par le Major General américain John P. Lucas, lancé le 22 janvier 1944 dans les environs d’Anzio et de Nettuno, sur la côte du Latium, en Italie centrale. Il avait pour but de déborder les forces allemandes de la ligne Gustave, ce qui aurait ainsi permis une attaque sur Rome. Le combat qui s’ensuivit est généralement appelé la bataille d’Anzio.

[22] Le raid de Dieppe ou opération Jubilee est une attaque par les Alliés en France occupée, menée le 19 août 1942 sur le port de Dieppe. Le quart des troupes canadiennes engagées y périt, l’opération se soldant par un cuisant échec.

[23] De la guerre, Von Clausewitz, édition originale, 1832.

[24] « Le niveau opératif est celui auquel les opérations sont planifiées, conduites et soutenues sur un théâtre d’opérations déterminé, en vue d’obtenir l’effet voulu et d’atteindre un objectif militaire donné. Il s’agit donc du niveau de coopération et de coordination des actions interarmées, dont la responsabilité incombe au commandant de théâtre » in Tactique générale, FT-02, EMAT, Paris, 2008.

[25] Martin Motte, « Une surprenante surprise : les U-Boote dans la Grande Guerre » in Stratégique 2014/2 (n° 106), p. 45 à 60.

[26] Dans la hiérarchie des niveaux de contrainte ou de dépendance de la « Théorie des contextes » d’Anthony Wilden.

[27] Pour manœuvrer ses troupes Hitler fit croire que la Wehrmacht était en manœuvre, et ce afin de tromper Churchill, cité par David M Glantz Before Stalingrad. Barbarossa-Hitler’s invasion of Russia 1941, Tempus, 2001, p. 23-27.

[28] Lucien Poirier, Des stratégies nucléaires, Paris, Hachette, 1977, p 94.

[29] Citons entre autres, Roger Trinquier, La Guerre moderne, éditions de la Table Ronde, 1961 ; David Galula Contre-insurrection : théorie et pratique, Paris, Economica, 2008 ; Guy Brossollet, Essai sur la non-bataille, Éditions Belin, 1975, Basil.Liddell-Hart, Deterrence or defense, a fresh look at the west’s military position, Stevens and Sons, 1960.

[30] Action Terrestre Future (ATF), EMAT, Paris, 2016.

[31] Edward Luttwak, Le grand livre de la stratégie, Odile Jacob, édition 2002, chapitres 1 à 4, p. 25-130.

[32] Charles Ardant du Picq, Études sur le combat, Paris, Ivrea, 1978.

[33] Dans le Field Manuel 105 de l’US Army les Américains vont tout de même jusqu’à en faire un procédé.

[34] La ruse est un « processus par lequel on incite l’ennemi à prendre des décisions en sa propre défaveur en lui fournissant ou cachant des infos » Michael I Hande, War Stratagy and Intelligence, Routledge, 1989, p. 242-244.

[35] Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor: Warning and Decision, Stanford University Press, 1963.

[36] Corentin Brustlein op.cit.

[37] Jérôme de Lespinois « La surprise technique : matrice de la guerre aérienne ? » in revue Stratégique 2014/2 (n° 106), p. 61-71.

[38] Maréchal Foch, Des principes de la guerre, op cit.

[39] Réflexions proposées par le colonel Rosenblatt in « Application des principes de la guerre », conférence du colonel Rosenblatt, octobre 1997, p7.

[40] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Éditions Nagel, 1946.

[41] Etait-ce une des raisons pour laquelle le « Dieu de la Guerre », Napoléon, n’aimait pas les échecs ?

[42] Le colonel Grouard (1843-1929) expliquait aussi que : « stratégie et tactique ne sont pas l’une la conception et l’autre l’exécution d’une même chose. »

[43] Cette « loi » précise que « l’apparition d’une arme nouvelle a toujours été suivie plus ou moins rapidement d’un contre-perfectionnement de l’armement qui enlève à l’arme en question la supériorité exorbitante qu’elle avait pu un instant prendre ».

[44] « Des stratégies alternatives », Olivier Zajec in La mesure de la force, chapitre 10, Tallandier, Paris, 2018.

[45] Ibid.

[46] Dans le Livre de Daniel, le roi Balthazar de Babylone, durant un banquet arrosé, ordonne que l’on apporte les coupes d’or rapportées du Temple de Salomon à Jérusalem par son prédécesseur Nabuchodonosor. Utilisant cette argenterie sacrée, le roi et sa cour se mirent à louer les dieux d’or, d’argent, de bronze, de fer, de bois et de pierre. Immédiatement, apparurent les doigts d’une main d’homme, et ils écrivirent sur les murs du palais royal les mots « Mene, Mene, Tekel u-Pharsin »). Malgré de nombreuses demandes, aucun des conseillers ou magiciens du roi ne put interpréter ce présage. Le roi envoya quérir Daniel, un juif exilé capturé par son père Nabuchodonosor. Refusant toute récompense, Daniel prévint le roi de son blasphème et déchiffra le texte. Daniel donne cette interprétation : MENE signifie la fin de son règne, celui-ci s’achevant dans un jour ; TEKEL signifie qu’il a été pesé, et qu’il a été jugé ne faisant pas le poids.

[47] Homeland dans le concept anglo-saxon. En France le Livre Blanc porte sur la Défense, mais aussi sur la Sécurité Nationale.

[48] « À vouloir tout maitriser notre société a placé son destin sous le signe de la peur » Ulrich Beck, cf. du même auteur La Société du risque : Sur la voie d’une autre modernité, Aubier, 2001.

[49] Karl-Heinz Frieser, Le mythe de la guerre-éclair, Belin, 2003.

[50] À trop laisser d’incertitude en stratégie on risque de se retrouver dans la situation de la dinde du banquet, nourrie tous les jours et qui, trompée, ne découvre qu’à la dernière seconde que c’était pour mieux la tuer. Cf Nicolas Taleb, Le cygne noir, la puissance de l’imprévisible, les belles lettres, édition de 2011.

[51] Sun Bin, Le traité militaire, Economica, 1999, p 87.

[52] Carl von Clausewitz, De la guerre, op cit.

[53] Olivier Zagec « Qu’est-ce qu’un stratège ? » chapitre 3 in La mesure de la force, chapitre 3, Tallandier, Paris, 2018.

[54] Citation attribuée à Fernando de Rojas (1465-1541).

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