Certes, la patrie de Roger Federer ne saurait rivaliser avec les géants de la « planète sport », elle n’en a pas l’ambition. Toutefois, présente depuis un siècle sur les trois fronts signant la « puissance sportive » – succès dans les compétitions internationales, capacité d’accueil d’événements sportifs majeurs (ESM), pilotage du mouvement sportif –, elle y occupe une place de choix.
Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.
Dans les palmarès sportifs, la Suisse figure, bon an mal an, entre la 5e et la 20e place mondiale, mieux que son rang dans la hiérarchie des puissances (20e PIB et 100e rang démographique). Depuis 1896, elle a conquis 372 médailles olympiques, contre 902 pour la France, huit fois plus peuplée. Seule, avec quatre autres pays, elle a participé aux 29 JO d’été. Sa politique sportive, tardive, est pourtant moins élitiste qu’ailleurs. L’encouragement au sport, inscrit dans la Constitution fédérale depuis 1972 (art. 68 §1), vise surtout à l’amélioration de la santé publique. Aujourd’hui, 75 % de la population pratique régulièrement un sport, 1er rang européen. Le sport s’ancre solidement dans les traditions helvétiques : la Fédération de gymnastique, fondée en 1833, compte 380 000 membres et plus de 3 500 associations dans un pays de 2 148 communes ! La fête de la gymnastique, la plus grande au monde, accueille plus de 100 000 participants. Depuis 1895, tous les trois ans, la fête fédérale de la lutte et des jeux alpestres (dont le lancer de pierre et le hornuss…) attire les foules par dizaines de milliers. Le vainqueur, sacré « roi en Helvétie », gagne… une vache.
Très populaires, ces fêtes nationales à caractère sportif ont contribué à la construction de l’identité nationale et à l’unité d’un État si composite.
Organisation de grands événements
Bien que les Jeux olympiques aient déserté le pays depuis 1948, il accueille nombre d’ESM renommés. Cinq grands championnats du monde entre 2023 et 2027 en feront un « hub mondial des sports d’hiver ». Par ailleurs, le Weltklasse Zurich est le plus prestigieux rassemblement d’athlétisme au monde depuis 1926 : sur la célèbre piste du Letzigrund, 25 records du monde furent battus. Citons aussi les concours hippiques de Saint-Gall (depuis 1884) et Genève (1926), les tournois de tennis de Gstaad (1915) et Bâle (1970), le Yonex Swiss Open (badminton) de Bâle (1955), sans oublier les incontournables étapes de la Coupe du monde de ski. Tous ces ESM, sponsorisés davantage par la banque et l’industrie que par les pouvoirs publics, ont stimulé l’essor de l’industrie chronométrique dès les années 1930. Tissot, Omega, Longines ont conquis un véritable monopole, à peine contesté par le japonais Seiko.
Mais c’est par le magistère qu’elle exerce sur le monde sportif, la polarisation géographique et le contrôle des instances dirigeantes, que la Suisse s’affirme véritablement comme puissance du sport. L’acte de naissance remonte au 10 avril 1915, quand Pierre de Coubertin déplace le siège social du CIO de Paris à Lausanne. Il cherchait depuis 1906 un havre pour son accueil permanent, qui risquait d’être transféré à Berlin. Un minuscule entrefilet dans le quotidien sportif L’Auto (no 5 193, 11 avril 1915), un autre dans L’Écho de Paris (page 3) mentionnent le fait resté sans écho dans une France en guerre. Pourtant, tout bascule. Le CIO va agir comme un aimant, attirant une centaine d’organisations sportives internationales (OSI), dont 67 à Lausanne. La neutralité suisse, à l’abri des tensions internationales, garantit une certaine indépendance du CIO à l’égard des États ; un régime juridique et fiscal favorable et une politique habile de la Confédération pour attirer les institutions internationales après la guerre (SDN puis ONU) expliquent aussi ce succès. La polarisation géographique des principaux centres de décision du sport mondial – CIO, Tribunal arbitral du sport (TAS), Agence mondiale antidopage (AMA), Fédérations internationales de sport (FIS) – est une source de pouvoir en soi : l’ordre sportif mondial est régi depuis la Suisse.
Entre Genève « capitale de la paix » et Lausanne « capitale olympique », se forme un influent milieu cosmopolite où échangent, dans d’innombrables forums et réunions, anciens dirigeants politiques, sportifs, diplomates et hommes d’affaires de tous horizons.
Or le sport représente plus que l’exercice du sport : c’est une source d’influence, un vecteur de valeurs, un enjeu idéologique et géopolitique, dont les centres nerveux sont en Suisse. Rappelons que les membres du CIO sont ses représentants dans leur pays, et non les délégués de leur pays à Lausanne : ce faisant, la Suisse, par ces « ambassadeurs », se projette sur la planète entière. Le sport est aussi un moteur économique avec 95 000 emplois (plus que la banque) et 2 % au moins du PIB.
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Le pouvoir du CIO
Le pouvoir du CIO, « autorité suprême du mouvement olympique », réside notamment dans la reconnaissance ou non des CNO et des FIS et leur respect de la Charte olympique, véritable bible imposant nombre d’obligations. Y échappent cependant, par exemple, les puissantes ligues professionnelles à franchise. L’AMA a montré sa puissance en infligeant un camouflet tant aux Américains (Lance Armstrong destitué de ses sept titres de vainqueur du Tour de France) qu’aux Russes, exclus des Jeux pour dopage d’État. L’ampleur des enjeux économiques ayant multiplié les litiges, le TAS s’affirme comme la Cour suprême du sport mondial. Les FIS sont dotées de tribunaux propres, mais tous les recours convergent vers l’État où elles ont leur siège ou, le cas échéant, vers le TAS. Comptant 424 juges de 93 nationalités, dont 28 Suisses, il s’adosse au CIAS, Conseil supérieur garant de son indépendance avec 21 juges suprêmes (période 2023-2026) dont quatre sont suisses. Ces trois organes imposent aux acteurs du sport mondial leurs codes et leurs décisions. Ils produisent une nouvelle catégorie de normes, combinant règles propres au monde sportif et principes fondamentaux du droit : ainsi émerge un ordre juridique transnational, privé, autonome et universel, la lex sportiva, qui s’impose aux souverainetés étatiques. La Suisse devient une puissance normative.
La neutralité suisse est au service de sa puissance internationale
Et tout ce dispositif est verrouillé par le droit suisse. Là réside le dernier volet de la puissance sportive suisse : quoique internationaux, CIO, TAS, AMA et la plupart des FIS relèvent eux-mêmes, peu ou prou, du droit cantonal et/ou du droit fédéral suisse. Pourtant, dès l’origine, sous l’impulsion de Pierre de Coubertin, le CIO a voulu s’affranchir de la tutelle de Berne et acquérir un véritable statut international afin d’asseoir son autorité dans les négociations avec les États. Au terme d’une « lutte semée d’embûches » (Quentin Tonnerre), il a obtenu du Conseil fédéral quelques avancées en 1981 et 1999 ; mais l’accord du 1er novembre 2000 n’est pas un « accord de siège », et la loi sur l’État hôte (LEH 22-6-2007) ne le fait pas davantage entrer dans la catégorie « autres organismes internationaux ». Il reste une association de droit suisse soumise aux articles 60 et suivants du Code civil suisse. Sans véritable statut international, car il n’est pas issu d’un traité intergouvernemental mais d’une initiative privée, le CIO comme le CICR (Croix-Rouge) a un statut hydride. Mais, ayant multiplié les partenariats avec les Nations unies (OMS, Unicef, HCR…), il obtient en 2009 un statut d’observateur à l’ONU, et mène, plus que jamais, cette « diplomatie d’équilibre » si caractéristique de la Suisse, entre mondes sportif, économique et politique.
L’AMA est une fondation de droit privé, sans but lucratif, régie par le Code civil suisse (art. 22 des statuts). Au TAS, le droit applicable au fond est choisi par les parties, en vertu de l’article R45 du règlement de procédure du code de l’arbitrage en matière de sport ; mais, à défaut – cas fréquent –, le TAS statue selon le droit suisse. Les recours ultimes remontent au Tribunal fédéral (loi 18.12.1987 art. 176). Le soft power sportif suisse se heurte cependant au droit communautaire qui conteste certaines décisions de Lausanne et s’immisce dans la sphère de compétence des FIS (arrêt Bosman 1995 de la CEJE). Plus grave est le principe d’extraterritorialité des lois américaines : le RADA – qui permet à la justice américaine de poursuivre toute personne, quelle que soit sa nationalité, impliquée dans une affaire internationale de dopage lésant les intérêts américains – empiète sur les prérogatives de l’AMA, agence pourtant reconnue par 154 pays et 650 OSI.
En novembre 1906, Pierre de Coubertin publiait dans la Revue olympique un article intitulé : « La Suisse reine des sports », prophétisant sa destinée de « point de convergence du sport universel ». C’est chose faite. Les multiples OSI (soumises au droit suisse) qu’elle abrite démultiplient ses capacités diplomatiques – neutralité et « apolitisme sportif » s’épaulant mutuellement – ; sans compter l’adaptabilité du CIO, qui a survécu aux deux guerres mondiales, à la guerre froide et aux boycotts, aux affaires de corruption et de dopage. Ainsi la Suisse parvient-elle encore à piloter, directement ou indirectement, la gouvernance d’un sport mondialisé, traversé aujourd’hui par de multiples enjeux.
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