La stratégie industrielle saoudienne : une analyse sur le temps long

19 février 2022

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Site de desalinisation de Jubail. c : Canva

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La stratégie industrielle saoudienne : une analyse sur le temps long

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À la suite du lancement de la Vision 2030, en avril 2016, par le Prince Héritier Mohammed Ben Salman, l’Arabie saoudite entend diversifier son industrie pour sortir de la rente pétrolière. À cet effet, les autorités saoudiennes ont lancé, en janvier 2019, le NIDLP (National Industrial Development and Logistics Program), l’un des 13 programmes de la Vision 2030, qui a pour vocation de développer des industries de pointe en Arabie saoudite. Cette politique a en réalité débutée dans les années 1970, avec une première étape, qui consistait de miser sur la pétrochimie et à inciter les fournisseurs de la Saudi Aramco, à localiser une partie de leur production dans le Royaume. Le NIDLP constitue la seconde étape d’une volonté de diversifier et moderniser l’industrie saoudienne, dans l’espoir de la rendre plus compétitive à l’échelle internationale.

 

Les années 1970 : le lancement de plusieurs initiatives pour développer l’industrie pétrochimique

 

Si le développement industriel semble constituer une priorité pour le gouvernement saoudien, cette volonté a réellement démarré suite au premier choc pétrolier de 1973. Cette année fut un tournant majeur pour l’économie saoudienne, le choc pétrolier ayant entrainé une hausse considérable des revenus pétroliers du Royaume. Pour tirer profit de cette nouvelle manne, les autorités saoudiennes lancent, en 1975, un vaste programme industriel visant à mettre l’accent sur le développement de deux villes nouvelles : Jubail (avec une extension à Ras Al Khair spécialisée dans la production d’aluminium) & Yanbu. La Commission royale pour Jubail et Yanbu (RCJY) est née, qui reporte directement au Conseil des ministres, lui-même dirigé par le Roi. Ce programme a pour objectif de monter en gamme en produisant divers produits pétrochimiques afin d’éviter d’exporter uniquement du pétrole brut.

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La localisation géographique de ces deux villes n’a également rien d’un hasard puisque l’une est située sur les bords du golfe Arabo-Persique (Jubail), et l’autre sur les bords de la mer Rouge (Yanbu). La première permet d’exporter les produits pétroliers vers le marché asiatique, avec toutefois la crainte permanente d’une escalade des tensions dans le Detroit d’Ormuz (en raison des tensions récurrentes avec l’Iran), tandis que la seconde est idéalement située à proximité du canal du Suez pour atteindre les marchés européens et nord-américains. Pour permettre un meilleur approvisionnement en pétrole brut et éviter d’entre dépendants uniquement d’une des deux villes industrielles, un double pipeline (l’un pour le pétrole et l’autre pour le GNL) a été construit en 1982 entre la Province de l’Est et la ville de Yanbu. Pour les autorités saoudiennes, Jubail & Yanbu sont des villes d’une grande importance stratégique pour la pérennité des exportations du Royaume et la création de la Commission royale a permis de faire de ces deux petits ports de pécheurs de véritables villes industrielles.

En 1976, pour supporter le développement de l’industrie pétrochimique dans ces deux villes nouvelles, le gouvernement saoudien crée, par décret royal, la SABIC (Saudi Arabia Basic Industries Corporation). Cette entité publique, qui fut progressivement privatisée suite à sa création avant d’être absorbée à 70% par le groupe pétrolier Saudi Aramco en 2019[1], a pour mandat de convertir du pétrole brut en produits pétrochimiques de plus haute valeur ajoutée (tels que des fertilisants, des polymères…) pour alimenter le marché local, mais également pour l’export. C’est aujourd’hui un fleuron de l’industrie saoudienne, employant 40 000 personnes dans le monde entier, possédant plus de 60 unités de production et opérant dans plus de 40 pays.  L’entreprise est également le numéro 1 en termes de dépôts de brevet dans la région du CCG (Conseil de Coopération des pays du Golfe) avec plus de 10 000 brevets déposés pour des technologies en lien avec l’industrie pétrochimique.

Les années 1980 & 1990 : un développement industriel sous l’égide du gouvernement

Les deux décennies qui suivent verront l’apparition d’autres industries lourdes dans le Royaume, telles que la sidérurgie, l’industrie du verre, mais également l’industrie cimentière. Ces industries existaient déjà avant, mais étaient encore relativement marginales avant la volonté du gouvernement saoudien de les développer à grande échelle. Les premières industries cimentières se développent en effet dans les années 50,[2] mais se comptent sur les doigts d’une main, avant de voir une poussée importante de cette industrie dans les années 1990[3]. Cette diversification industrielle se focalise essentiellement dans les villes de Jubail & Yanbu via des initiatives lancées par le gouvernement. L’objectif était de localiser toute la chaine de valeur de l’industrie pétrolière dans le Royaume pour inciter à la création d’emplois locale et d’augmenter la valeur ajoutée des exportations. Ces initiatives resteront fortement corrélées aux prix des cours du brut, ralentissant lorsque les prix de l’or noir s’envolent et accélérant lorsque ces derniers furent déprimés.

La fin des années 1990 voit les premières tentatives de développement du secteur minier, avec la création, en 1997 par décret royal, de l’entreprise Maaden (Saudi Arabian Mining Company). L’entreprise fut partiellement privatisée en 2008 et absorbée à 65.44% par le Fonds Souverain saoudien (PIF) en juin 2018. L’objectif initial était d’accroitre la participation du secteur minier au PIB saoudien et de créer une industrie non corrélée au secteur pétrolier, mais les résultats furent en deçà des espérances. En effet, le secteur minier saoudien reste aujourd’hui exclusivement cantonné à quelques minéraux tels que le phosphate, la bauxite et l’or et le potentiel réel reste largement sous-exploité. La création de Maaden constitue toutefois une première étape décisive dans la diversification industrielle saoudienne, ce qui a permis à diverses entreprises minières étrangères de pouvoir rentrer sur le marché saoudien.

Les années 80 & 90 voient une relative diversification industrielle, mais le pays reste toutefois encore très dépendant des industries pétrolières et pétrochimiques. De plus, les initiatives restent toutes pilotées par le gouvernement avec une faible participation du secteur privé, hormis quelques exceptions dans le secteur minier. L’industrie pétrochimique, si elle a connu une poussée phénoménale, reste encore focalisée sur des produits de faible & moyenne gamme.

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À partir du début des années 2000 : une plus grande participation du secteur privé

 

Pour réussir une montée en gamme, les autorités saoudiennes ont compris l’importance de la participation du secteur privé au développement industriel du Royaume. C’est précisément la stratégie adoptée au début des années 2000, avec la création du MODON (Saudi Authority for Industrial Cities and Technology Zones) en 2001. Cette entité, rattachée au ministère de l’Industrie et des Ressources minérales, a pour mission d’encourager le secteur privé à être impliqué dans le développement et la diversification industrielle du pays. À ce jour, 36 villes industrielles sont sous la supervision du MODON, qui joue le rôle de facilitateur, avec plus de 4 000 usines localisées dans ces villes spécifiques. Le développement des villes industrielles est antérieur à la création du MODON, mais avant 2001, elles restaient toutes des initiatives gouvernementales. En 2006, le Roi Abdallah fonde la « King Abdullah Economic City », au nord de la ville de Djedda sur les bords de la mer Rouge. Cette ville nouvelle a la particularité d’être entièrement gérée par le secteur privé (même son port n’est pas sous gestion gouvernementale) et dispose de règles douanières plus assouplies que le reste du pays. Une ville témoin qui a pour objectif d’être répliquée dans d’autres zones du pays. Son développement se poursuit et la ville compte tirer profit de sa localisation stratégique avec sa proximité au canal du Suez.

Au début des années 2000, le secteur minier connait un développement relatif, c’est surtout l’industrie pétrochimique et sidérurgique qui connaît une embellie. La fondation de Petro Rabigh en 2005 (une Joint-Venture entre la Saudi Aramco et l’entreprise japonaise Sumitomo Chemical) est une parfaite illustration de cette volonté de faire participer davantage le secteur privé pour acquérir un savoir-faire inexistant. D’autres initiatives verront le jour au cours des années 2000, comme la création de la SATORP (Saudi Aramco Total Refining and Petrochemical Co), une joint-venture entre la Saudi Aramco et le pétrolier français Total, qui débutera ses opérations en 2014. Le secteur sidérurgique est également concerné, avec l’introduction notamment d’ArcelorMittal sur le marché saoudien en 2013.

Les localisations industrielles continueront au cours des années 2 000, en suivant une progression plus ou moins linéaire en fonction de la conjoncture du secteur pétrolier. Un premier tournant décisif est franchi en 2015, date à laquelle le groupe pétrolier saoudien Saudi Aramco lance une initiative nommée IKTVA (In-Kingdom Total Value add Program), qui vise à inciter les fournisseurs du groupe pétrolier à localiser une partie de leur production dans le Royaume. Cette initiative n’est en réalité pas nouvelle, mais elle connait un renforcement accru en 2015. Chaque fournisseur se voit attribuer un score en fonction du degré de la localisation de sa production en Arabie saoudite, ce qui lui permet d’être qualifié ou non pour les appels d’offres lancés par la Saudi Aramco. Chaque année, les fournisseurs obtenant le meilleur score sont récompensés et peuvent aspirer à devenir un partenaire privilégié du géant pétrolier. Depuis la création du programme en 2015, les parts des dépenses de la Saudi Aramco à des fournisseurs domestiques sont passées de 35% à 59% en 2021. Cette initiative reste toutefois cantonnée à la seule industrie pétrolière, même si des industries annexes peuvent en profiter.

Par la suite, le lancement de la Vision 2030 par le Prince Héritier Mohammed Ben Salmane change la donne. L’un des programmes de cette vision est concentré spécifiquement sur le développement industriel et logistique du Royaume : le NIDLP (National Industrial Development and Logistics Program). Ce programme remplit plusieurs objectifs, en voulant diversifier davantage la base industrielle saoudienne, poursuivre les efforts pour le développement du secteur minier (en produisant les matières premières indispensables à l’industrie lourde et de pointe sur place) et accompagner ce développement industriel d’une vision logistique en renforçant les capacités portuaires ainsi que les infrastructures ferroviaires, routières et aériennes. Contrairement aux tentatives précédentes, le NIDLP est plus transversal et compte profiter de la localisation géographique du pays, idéalement situé entre l’Europe et l’Asie. L’aspect logistique du programme constitue une réelle avancée par rapport aux stratégies industrielles passées. Les capacités, en tonnage, des 9 ports opérationnels dans le Royaume seront augmentées, plus de 8 000 Kms de voies ferrées seront construites et une nouvelle route entre l’Arabie saoudite et Oman est sur le point d’ouvrir.

Concomitamment au développement des axes logistiques, le NIDLP mise sur les industries de pointe encore inexistantes dans le Royaume (industrie robotique, biotechnologie, pharmaceutique, automobile, aéronautique, chantier naval, industrie nucléaire…). Il est encore difficile de voir quels sont les résultats concrets, mais quelques initiatives semblent prometteuses (telles que l’annonce du constructeur de voitures électriques Lucid Motors de localiser une usine de production de véhicules électriques dans le Royaume).  La localisation de ces industries doit être soutenue par la création de toute la chaine de valeur, le Royaume ayant d’importantes ressources minérales permettant une telle ambition. L’industrie militaire constitue un objectif à part entière avec la volonté de localiser 50% de la production d’équipements dans le Royaume d’ici à 2030. L’annonce récente, dans ce domaine, de l’entreprise française Figeac Aero de produire des pièces détachées pour l’aviation militaire peut être considérée comme une première réussite.

Historiquement tourne vers l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie pour ses exportations pétrolières, le groupe pétrolier Saudi Aramco a lancé, en 2009, le développement industriel de la ville de Jizan, à l’extrême sud-ouest du Royaume. Si cette initiative est antérieure au NIDLP, elle connait un second souffle avec son arrivée, l’objectif étant de rattacher cette ville à la Commission royale pour Jubail & Yanbu. En effet, la localisation géographique de Jizan, permettra à l’Arabie saoudite de tourner ses exportations vers le marché africain, en pleine croissance. Le golfe d’Aden représente également environ 40% du trafic maritime mondiale et une porte ouverte vers le continent asiatique, raison pour laquelle Jizan ne sera pas qu’une simple ville industrielle comme une autre, mais bénéficiera du statut privilégie offert par la RCJY.

Après une première diversification dans les années 1970, l’Arabie saoudite, semble avoir saisi l’importance de miser aujourd’hui sur les industries à forte valeur ajoutée. La volonté de faire participer davantage le secteur privé, la simplification & numérisation de nombreuses procédures administratives et l’abolition de la règle obligeant les industriels à s’associer avec un partenaire local détenant la majorité des parts (à l’exception de quelques secteurs tel que le secteur bancaire) sont des résultats encourageants. Mais les défis restent encore nombreux pour réussir un tel pari, dans un pays ou l’expertise est parfois inexistante dans certaines filières industrielles. Cette diversification économique doit mécaniquement s’accompagner d’une modification des formations universitaires pour les rendre plus compétitives à l’échelle internationale. Des initiatives sont en cours pour attirer l’expertise internationale dans un certain nombre de formations et favoriser l’emploi des locaux.

Disclaimer : « Olivier Pasquier est salarié d’Électricité de France S.A. « EDF ». La présentation des documents dans cet article n’implique pas l’expression d’une quelconque opinion de la part d’EDF. La responsabilité des opinions exprimées par Olivier dans ses articles, études et autres contributions lui appartient exclusivement, et la publication ne constitue pas un endossement par EDF des opinions qui y sont exprimées. Faits et opinions dans les articles présentés par Olivier ne sont que des déclarations personnelles. Olivier est seul responsable de tout le contenu de ses articles, y compris l’exactitude des faits, des déclarations, des ressources et ainsi de suite. EDF décline toute responsabilité en cas de violation des droits des autres parties ou de tout dommage résultant de l’utilisation ou de l’application du contenu des articles d’Olivier »

Mots clefs : Arabie saoudite, développement industriel, secteur pétrolier, pétrochimie, industrie cimentière, industrie sidérurgique, NIDLP, Vision 2030, Jubail, Yanbu, Jizan.

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[1] Les 30% restants sont cotés sur la bourse de Riyad, le Tadawul.

[2] Avec la création en 1955 de l’Arabian Cement Company, qui est toujours aujourd’hui la numéro 1 dans le GCC en termes de capacite de production.

[3] Aujourd’hui on compte plus de 15 entreprises saoudiennes opérant dans ce secteur d’activité.

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