La stratégie gagnante du Quad

28 septembre 2021

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Photo : La stratégie gagnante du Quad. Crédit photo : Unsplash

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La stratégie gagnante du Quad

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L’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe est le premier à avoir évoqué le dialogue de sécurité quadrilatéral (Quad). Le second marqueur géopolitique dont Shinzo Abe reste le grand artisan est le projet d’océans Indien-Pacifique libre et ouvert, énoncé sous le titre Confluence of the Two Seas, devant le Parlement indien en août 2007. Épaulé dans son action en 2017 par l’ancien secrétaire d’État Rex Tillerson, qui formulait pour la première fois le concept stratégique de ce qui pouvait apparaître comme le point de vue de l’administration américaine, sous le nom d’Indo-Pacifique ([1]).

Le sujet de l’Indo-Pacifique représente plusieurs enjeux majeurs, parce qu’il concerne directement la stabilité, la sécurité et la prospérité mondiales. C’est de cette stratégie que le présent article entend traiter. Tout commence donc dans cette rivalité géopolitique entre les États-Unis et la Chine, mais beaucoup de choses ont en réalité commencé à évoluer depuis plusieurs années. Le président George Bush disait à la fin de la guerre froide, en 1991 : « Les États-Unis sont la superpuissance mondiale désormais et ils souhaitent le rester » ([2]). Un nouveau paysage stratégique se dessine dans cet espace pivot formé de deux océans et de deux continents, ou le combat naval devient une hypothèse probable.

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Le concept géopolitique de Sea Power a notamment été développé par le tandem A.T Mahan-Julian Corbett. C’est au début du XXe siècle qu’Alfred Mayer Mahan théorisait ses concepts de la puissance maritime et de la tactique navale, qu’il publiait sous le titre The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783. Dans ce premier livre, il mettait notamment en avant l’importance de la puissance navale comme clé de voûte de la prédominance des mers.

Puis, lorsqu’il examine les réalités géopolitiques fondamentales de l’Asie dans son ouvrage, The Problem of Asia, publié en 1900, il identifie trois facteurs principaux :

  • La grande masse de la Chine et la force géopolitique latente « d’un territoire trop étroit pour les quatre cents millions de Chinois animés par un seul esprit et mus comme un seul homme » ([3]) ;
  • La lutte potentielle pour l’hégémonie dans la région d’Asie centrale. Ce dernier recommandait l’annexion d’Hawaï par les États-Unis afin d’assurer leur contrôle du Pacifique Nord ;
  • Le concept de flotte et la constitution de forces militaires à vocation défensive pour souligner le lien du contrôle militaire et commercial pour dominer les mers.

Cette réflexion a abouti au Quad. On y retrouve la primauté de la stratégie que Mahan préconisait en Asie. Mahan croyait beaucoup en une coalition entre les États-Unis et la Grande-Bretagne sur les mers comme facteur central de suprématie navale. Il aboutit à la conclusion que les pays devaient opérer la mise en place d’un système d’alliance maritime multilatéral dans le domaine de la protection des mers comme bien commun de l’humanité. La déclaration commune des leaders du Quad Spirit of the Quad, parue en mars 2021, évoquait ouvertement, la pertinence du moment face aux circonstances internationales de l’enjeu majeur du Quad que ce soit en matière politique ou militaire ([4]).

Venons-en à Julian Corbett, grand historien britannique, de la même période que Mahan. L’approche « corbetienne » s’appuie sur le concept de fleet in being, un ensemble de navires qui sans exercer de domination maritime dispose de base d’appui bien établie pour s’unir et défendre les détroits et autres points névralgiques de libre navigation. Une version moderne du Quad, où les États-Unis sont libres de patrouiller avec leurs alliés de l’Afrique à l’Asie du Nord-est. Indéniablement, le Quad de notre ère contemporaine rejoint les idées défendues par les tenants du concept de flotte (Mahan et Corbett) : conférant plus de cohésion aux alliances, à leur interopérabilité dans un dispositif en réseau opérationnel, de véritables hubs tactiques de coordination immédiate comme des plus lointaines pour un espace Indo-Pacifique libre et inclusif (FOIP).

Car il suffit de prendre une carte pour voir que, du détroit de Malacca au détroit de Taïwan, la géographie sert de point d’appui pour l’US Navy et ses alliés afin de maritimiser leur stratégie du Quad, laquelle porte aussi leurs ambitions, car le concept est global. Reconnaissons bien, que cet acquis américain de continuité dans ses options d’alliances bilatérales n’existe pas aujourd’hui et à l’évidence s’appuie historiquement sur des aspects incontestables : confiance mutuelle, valeurs partagées, coopération en temps de paix comme en temps de guerre.

Il existe une autre tendance dans le Quad d’aujourd’hui. L’ambition de mettre en place un autre principe directeur, dit buying time qui s’inscrit dans la durée afin de freiner les ambitions chinoises sur ses manœuvres géopolitiques. Dans l’état actuel de ce cycle, les États-Unis et le Japon mènent des jeux de guerre, et la réalité permanente de la menace chinoise autour des îles Senkaku et du détroit de Taïwan s’avère fédérer Tokyo et Washington dans leurs actions de sécurité préventive contre une éventuelle intrusion militaire de la Chine ([5]). Le Quad doit empêcher le déclenchement d’un conflit ou d’une guerre en conservant sa capacité de maintenir le rapport de forces et en évitant l’escalade de la violence.

Le Quad et ses sphères d’intérêts

L’engagement qui unit durablement les États-Unis et ses alliés dessine le premier intérêt à proposer un nouveau paradigme de dissuasion aux principaux alliés. Une conviction le guide. Plusieurs intérêts le consolident. La conviction est celle qu’a déclarée Kurt M. Campbell, assistant adjoint du président et coordinateur pour les affaires indo-pacifiques au Conseil de sécurité nationale lors de la conférence d’Oksenberg du 26 mai 2021, « le paradigme dominant sera la concurrence » ([6]). Celui-ci trouve son expression dans la crédibilité de l’engagement américain sur la base d’intérêts militaires et diplomatiques qui riment avec une vision stratégique dans laquelle les États-Unis réaffirment l’importance des alliés, qui sont un multiplicateur des forces et la pierre angulaire de la défense collective.

Pas question pour l’administration Biden de ne pas miser sur l’expérience accumulée avec les alliés engagés ou non dans le Quad pour consolider sa stratégie d’endiguement. Voilà comment le raisonnement militaire s’immisce dans ce paradigme avec Kenneth Braithwaite, Secrétaire à la marine, déclarant de manière emblématique le 27 octobre 2020, lors d’une commémoration de la création de l’US Marine Corps, que « Jamais depuis la guerre de 1812, la souveraineté des États-Unis n’a été soumise aux formes de pressions que nous observons aujourd’hui en Extrême-Orient et ailleurs de l’agressivité de la Chine » ([7]).

Un second intérêt correspond à un enjeu de souveraineté pour le commandement de la flotte américaine du département de la Défense. L’ampleur géographique de l’Indo-Pacifique pourrait mener l’US Navy à rebaser la 1ère flotte américaine entre les deux océans Indien et Pacifique afin de mettre sur pied un Indo Pacom pour asseoir la crédibilité de la dissuasion américaine ([8]). À la suite de la publication en mars 2021, des orientations stratégiques provisoires de la Maison-Blanche en matière de sécurité nationale, l’espace Indo-Pacifique se trouve au premier rang des priorités ([9]).

Un autre intérêt se focalise sur la capacité de projection navale des États-Unis, assorti du potentiel des missions dites d’arrière-garde des flottes du Quad dans l’usage de la force, car c’est là que se joue la partie. Symbole de leur unité dans cet usage, cet avantage stratégique fournit un maximum d’interactions et de capacités d’action souhaitables en matière d’interopérabilité. Le récent exercice militaire entre les marines américaine et japonaise qui s’est tenu en mer de Chine méridionale en juin 2021 a concrétisé dans le domaine militaire les décisions politiques annoncées de coopération et de sécurité mutuelle. L’exercice de « routine » du porte-avions USS Ronald-Reagan, basé à Yokosuka, a ainsi conduit des opérations aériennes et navales collectives, centrées autour du groupement tactique du groupe de frappe du porte-avions Ronald-Reagan, et transmis à la Chine un message en retour : les États-Unis et les 168 pays signataires de la convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) se préoccupent des entraves à la libre navigation et le Quad fera ce qu’il faut pour protéger ses membres exposés.

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Pour qui s’intéresse non pas aux vacillations rhétoriques des États-Unis avec les pays de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) mais à l’histoire de leur engagement, l’énonciation par Richard Nixon en 1969 de la doctrine de Guam, réaffirmée en 1984 dans un autre contexte, raisonne à défaut de les rassurer quant à la volonté de l’administration Biden de revitaliser les relations sécuritaires.

Washington doit gérer ce paradoxe et créer une dynamique des alliés de l’Asean, en s’appuyant sur ses alliés de longue date et appréciés comme le Japon et l’Indonésie, afin de leur ouvrir la porte du dialogue sécuritaire promu par le Quad. Reste que cet intérêt à les ancrer au Quad peut exposer l’administration Biden au risque d’une contradiction avec l’autre principe qu’elle place au cœur de sa politique étrangère : celui de l’engagement avec lesquels les pays de l’ASEAN, eux, ont une attitude plutôt ambiguë et neutre vis-à-vis de la Chine.

L’idée est donc pour le Quad de répondre au besoin inhérent de leadership de l’ASEAN sur des enjeux de gouvernance environnementaux, sur le droit de la mer ou des ressources halieutiques. Désormais, pour les stratèges américains, il importe que ces pays s’impliquent sur des enjeux à géométrie variable. En tout cas, il faut les avoir avec soi et prendre appui sur eux afin de permettre aux États-Unis de pivoter vers l’Asie du Sud-est, et c’est là qu’intervient la valeur ajoutée stratégique du Japon, « puissance de réseaux ».

Les dynamiques et les tendances du concept Indo-Pacifique sont nombreuses et complexes à appréhender. Le message est pourtant clair : les alliances des États-Unis opèrent comme un vecteur de dissuasion en Indo-Pacifique et l’objectif reste d’améliorer la dissuasion en amenant d’autres pays à se lancer dans l’effort. Comme le déclarait Kurt Campbell, le 6 juillet 2021 lors d’un webinaire organisé par l’Asia Society Policy Institute ([10]). La question qui vaut est de savoir si les États-Unis et les trois autres membres sont capables de bâtir des coalitions fondées sur des intérêts plutôt que sur une menace ?

Augmenter les budgets militaires

Vue sous cet angle de la posture militaire, la coalition offre une marge de progrès dans plusieurs domaines et c’est aussi là que le Quad peut avoir un effet d’entraînement. Nous en avons une illustration avec Singapour sur lequel les États-Unis pourraient prendre appui de manière concrète pour ressusciter le commandement de la 1ère flotte américaine. S’agissant de Singapour, évoquons la rencontre entre le commandant de la flotte américaine du Pacifique, l’amiral Samuel J. Paparo et le ministre de la Défense singapourien Dr Ng Eng Hena, à Singapour le 8 juillet 2021 ([11]). Les deux marines interagissent régulièrement dans une stratégie de force de projection collective en mer qui s’établit sur une vision plus large que le simple commandement de la 1ère flotte.

La quinzième réunion des ministres de la Défense de l’ASEAN (dénommée l’ADMM-Plus), qui s’est déroulée le 15 juin 2021 par vidéoconférence, s’est concentrée en outre sur les questions de coopération qui sont en rapport direct avec les différentes visions de l’Indopacifique. La déclaration de Bandar Seri Begawan n’est pas tombée dans le travers qui aurait consisté à interpréter sa position comme dirigée contre la Chine, mais à terme son rôle de digue entre le Quad et la Chine suppose une meilleure coordination des pays entre eux. La rivalité sino-américaine montre qu’il convient d’anticiper vite cette question pour l’unité de l’ASEAN, car la Chine multiplie les coups de boutoir et intimidations de leur stratégie indopacifique.

Pour Tokyo, il y a encore, davantage que dans le passé, une nécessité absolue du sujet de relever son budget de défense qui plafonne symboliquement autour de 1 % du PIB. Philip Davidson, en tant qu’amiral à la tête du commandement indopacifique, basé à Hawaï, faisait à ce sujet un rappel tout à fait important pour le Japon d’assurer sa sécurité et de s’engager dans la lutte stratégique de la primauté militaire maritime américaine dans le Pacifique. Selon la formule The cost of geographical ignorance is immeasurable. Cela résume assez bien l’esprit des leaders du Quad lors du premier sommet du 24 septembre 2021.

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[1] Transcription officielle du discours du secrétaire d’État, 18 octobre 2017, Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS), disponible en ligne : Defining Our Relationship with India for the Next Century: An Address by U.S. Secretary of State Rex Tillerson | Center for Strategic and International Studies (csis.org).

[2] Texte de George W. Bush, disponible en ligne : The end of the cold war – George Bush – policy, election, domestic, foreign (presidentprofiles.com).

[3] The Problem of Asia : its Effect upon international Politics / Alfred Thayer Mahan, ; with a new introduction by Francis P. Sempa, Transaction Publishers, New Brunswick, New Jersey, 2003 et A.T Mahan, The Problem of Asia, chapitre 3, version disponible en ligne : Review: Mahan’s « The Problem of Asia » on JSTOR.

[4] Citons deux documents essentiels pour examiner les questions de ces coopérations qui s’appuient autour de valeurs communes, liens des documents disponibles en lignes avec le texte officiel du 12 mars 2021: Quad Leaders’ Joint Statement: “The Spirit of the Quad” | The White House ; et le Fact sheet annexé : Fact Sheet: Quad Summit | The White House.

[5] Déclaration conjointe des États-Unis et du Japon, 16 avril 2021, disponible en ligne :  U.S.- Japan Joint Leaders’ Statement: “U.S. – JAPAN GLOBAL PARTNERSHIP FOR A NEW ERA” | The White House.

[6] Webinaire disponible en ligne : FSI | Shorenstein APARC – Kurt M. Campbell and Laura Rosenberger on U.S.-China Relations: 2021 Oksenberg Conference (stanford.edu).

[7] Voir le discours en l’honneur du 245e anniversaire du Corps des Marines, Museum of the Marine Corps, le 27 octobre 2020, disponible en ligne sur le site de l’US Navy : 201027-N-BD308-1620 (navy.mil).

[8] Voir les propos de l’ancien Secrétaire à la marine Kenneth Braithwaite, 17 novembre 2020, article disponible en ligne : SECNAV Braithwaite Calls for New U.S. 1st Fleet Near Indian, Pacific Oceans – USNI News.

[9] Voir les propositions stratégiques remises au président Biden sur les avantages stratégiques, pp.19~21, Interim National Security Strategic Guidances, mars 2021, disponible en ligne :  NSC-1v2.pdf (whitehouse.gov).

[10] Voir le webinaire « A conversation with Kurt Campbell », le 6 juillet 2021, disponible en ligne : A Conversation With Kurt Campbell, White House Coordinator for the Indo-Pacific | Asia Society.

[11] Voir le communiqué de presse en ligne : Commander of the US Pacific Fleet Makes Introductory Visit to Singapore (mindef.gov.sg).

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À propos de l’auteur
Hervé Couraye

Hervé Couraye

Hervé Couraye est docteur en science politique. Il vit et travaille au Japon depuis de nombreuses années.

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