La société civile, avenir de la relation France – Afrique ?

26 octobre 2024

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : UN Photo/Loey Felipe Le Président français Emmanuel Macron s’exprime lors du débat général de la soixante-dix-neuvième session de l’Assemblée générale.

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La société civile, avenir de la relation France – Afrique ?

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Après le retrait de l’Afrique, la France parle désormais de « nouvelle relation » fondée sur la « société civile ». Un concept flou et mal défini qui doit encore être précisé.

Lors de la récente assemblée générale des Nations unies, le président français Emmanuel Macron déclara au nom de la France vouloir construire un « nouveau partenariat » avec l’Afrique, chose « que depuis deux ans, nous œuvrons à faire ».[1] Tandis que les Bamakois comptent leurs morts à la suite de la sanglante attaque terroriste du JNIM[2], le président français a revendiqué le « succès » de la lutte française contre le terrorisme au Sahel. Entre le discours triomphant du président français et la situation sécuritaire de la région qui se dégrade au point de menacer celle des pays côtiers de l’Afrique de l’Ouest, une profonde dissonance nous étonne. E. Macron voulait un changement dans la stratégie française en Afrique. Celle-ci devait être novatrice en se fondant sur un retrait militaire et politique au profit d’une « nouvelle relation » franco-africaine[3], nous rappelant néanmoins la vague de retrait des années 1990 ; une hésitation politique, économique et militaire décennale, où surgirent « les génocides rwandais ».[4]

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Afin de comprendre la vision du président à l’initiative de cette formule de « nouvelle relation », penchons-nous sur un évènement qu’il voulut fondateur : le « Nouveau sommet Afrique-France » du 8 octobre 2021. À l’honneur ? la « société civile » africaine ; nouvel interlocuteur de la France sur le continent. Des discours, des slogans et maintenant une notion qui se voudrait scientifique, la présidence française ne lésine pas sur les mots sans prendre garde aux contre-sens qui rendent l’intention inintelligible. Les mots ont leur importance, la justesse de leur emploi est fondamentale et, comme le souligne Jean-Baptiste Noé dans son dernier éditorial (n° 53), « l’une des activités de la géopolitique est de purifier les mots et les concepts afin d’en retirer les erreurs d’analyse, les couches polémiques, les simplismes paresseux ». Alors, penchons-nous sur cette notion de « société civile », nouveau totem d’une diplomatie française en quête de renouveau.

La « société civile » ou l’universalité d’une idée

Le 8 octobre 2021 donc, se tint le « Nouveau sommet Afrique-France : réinventer ensemble la relation », à Montpellier. Le dernier sommet Afrique-France avait eu lieu en 2017 sous François Hollande et à Bamako, en Afrique comme le voulait la tradition. Cette rencontre dans le Sud de la France devait se démarquer des rendez-vous diplomatiques où la « société civile » ne serait habituellement pas représentée.

Si le terme « société civile » est aujourd’hui utilisé comme une notion de science politique qui désignerait un groupe d’individus clairement défini, les définitions sont nombreuses faisant de cette notion « l’une des […] plus ambigües du débat politique » selon le professeur de science politique François Rangeon.

Ainsi, Thomas Hobbes écrivit, dans son ouvrage Elementa philosophica de Cive, « que la crainte réciproque a acté le commencement de la société civile »[5]. Chez Hobbes, la « société civile » se réfère à la capacité des individus à faire société grâce à l’« obéissance civile » [6] dont témoigne chacun en respectant l’« autorité civile » [7] de l’État. Pour le philosophe anglais, la « société civile » est donc l’État (« puissance civile »[8]) dans la société, lequel est tenu de suivre la « Doctrine civile »[9] dans « son droit de juger » ainsi que dans son « autorité de défendre »[10]. George Friedrich Hegel marqua plus tard une séparation entre la famille, l’État et la société civile ; cette dernière étant « une autre sphère » dans laquelle il classe « les ressources », car répondant au « besoin et [à] la satisfaction de l’individu-singulier par son travail »[11]. L’État est un régulateur de la famille et de la société civile par son organisation politique, par son pouvoir juridique et par le monopole de la violence. Les entreprises sont aussi régulatrices de la société civile puisque l’ « intérêt particulier en tant qu’élément-commun [subsiste] grâce [à] la corporation ».[12] La notion évolua avec le temps et sous des plumes successives comme celle d’Alexis de Tocqueville, lequel, sans en donner une définition claire, l’opposa au « monde politique » ou de Karl Marx qui renforça cette opposition. Dorénavant, il est aussi fréquent d’opposer la « société civile » au monde économique[13] et notamment les tant honnis « grands groupes ».

Aujourd’hui, l’ambiguïté que relève François Rangeon dans la définition demeure et rend la démarche du Président de la République peu lisible. En nous appuyant sur la définition de « société civile » fournie par Bénédicte Fischer dans le Dictionnaire d’administration publique, disant que les « différentes politiques mises en place considèrent toujours les organisations non gouvernementales [ONG] comme des acteurs de la société civile »[14], nous pouvons identifier là un des interlocuteurs recherchés par le président français pour « parler » avec l’Afrique : les ONG. Cependant, le docteur en Droit public ne précise pas dans quel pays ces « politiques [sont] mises en place » nous laissant avec seul référentiel géographique l’ « Occident » qu’elle évoque quelques lignes après comme s’il s’agissait d’un sujet d’étude homogène. D’autres acteurs constitueraient la « société civile » comme ceux « du marché du travail, les organisations représentatives des milieux socioéconomiques, […] les communautés religieuses, ou encore les coopératives [et] les institutions académiques ».[15] En somme, tout le monde excepté le politique.

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Partant du fait que l’« Occident » serait un tout homogène dont fait partie la France, le Président de la République française s’estimerait par conséquent habitué à traiter avec ces organisations qui font la « société civile ». D’ailleurs, dans son discours à la Sorbonne, Emmanuel Macron affirmait que « l’Europe se pense désormais comme un ensemble cohérent » et, tout en étant « un bout d’Occident », elle serait aussi « un continent-monde qui pense son universalité ». [16] Cependant, cela ne suffit pas nécessairement pour s’adresser aux organisations qui font la « société civile » africaine. En effet, le docteur Bénédicte Fischer met en garde contre toute velléité universaliste puisque « la recherche de formes stéréotypées d’organisations [en Afrique], notamment par référence à celles pertinentes en Occident, ne devrait pas être prônée au risque d’un universalisme malvenu de la notion ».[17] La chercheuse oppose d’ailleurs une « société civile » propre à l’ « Occident » face au non-Occident : celle des « pays les plus développés » face à celle des « moins développées ». Notons qu’en se référant à l’ « Occident », le docteur universalise elle-même la notion puisqu’elle se fonde sur l’expérience d’organisations impliquées dans un tout idéologique-géographique considéré comme homogène. Néanmoins et en faisant le constat que l’ « Occident » lui-même est hétérogène, étant en réalité un processus d’homogénéisation inabouti, la définition de la chercheuse trouve sa limite dans son propre raisonnement.

Nous avons donc la « société civile », une notion en partie définissable dans un tout, l’ « Occident », lui-même hétérogène, mais difficilement définissable en Afrique, si ce n’est qu’elle y diffère, car le continent africain « est moins développé ».

La « société civile » contre l’État

Néanmoins, nous avons là quelques éléments éclairants. L’impossibilité à définir concrètement la « société civile » africaine ne réside-t-elle pas dans le fait que c’est un terme imaginé en « Occident », nourri par des théories libérales appelant à une « gouvernance globale »[18] ? En effet, la chercheuse Bénédicte Fischer dit que la « société civile » est comme un « contre-pouvoir » de l’État, érigeant ce dernier comme une entité à affaiblir. Cela fait écho aux théories libérales, développées par Joseph Nye et Robert Keohane entre autres, ciblant l’État comme un organe de décision « dont la légitimité et l’efficacité semblent de plus en plus sujettes à caution » dans un système mondialisé où le « décalage entre l’unicité croissante du marché et la pluralité des États » serait « à combler »[19]. Il faudrait donc abattre « le système international pluraliste » [20] au profit de l’érection d’une gouvernance globale. Ainsi, l’ONG, qui semble être la plus représentative de ce que l’on nomme la « société civile », l’est tout autant lorsqu’il s’agit de parler d’ « outil de gouvernance », pour reprendre l’expression de l’historien Bernard Hours. C’est pourquoi, en 2003 et face au constat de l’ « influence croissante [des ONG] sur les délibérations formelles menées au sein des institutions des Nations Unies »,[21] le « Panel de personnalités éminentes sur les relations entre les Nations Unies et la société civile », dit le Panel Cardoso, souligna dans son rapport  « la nécessité » de mener des coopérations tripartites entre « les parlementaires, la société civile et le secteur privé ».[22] Ainsi, face un besoin supposé de « renforcer la gouvernance mondiale » selon les propos du Secrétaire général de l’ONU, A. Guterres que le site officiel de l’agence aime à appeler « chef de l’ONU »,[23] l’organisation internationale consacre les ONG à importance égale des politiciens élus.

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Enfin, en revenant sur l’opposition faite par la chercheuse Bénédicte Fischer entre la « société civile » des « pays les plus développés » et celle des « pays moins développés » et, considérant que l’objectif de toute société est de tendre vers le développement (cf. Article 55 du Chapitre IX de la Charte des Nations Unies[24]), la différence que marque le docteur en Droit public serait donc temporaire et devrait à l’avenir s’estomper pour former une seule et même « société civile » uniformisée, universelle et sous une même gouvernance. Ainsi, si les chercheurs se perdent en laborieuses considérations scientifiques, il y a fort à parier que le président de la République française ne sache pas non plus concrètement ce qu’est la « société civile » africaine. Néanmoins, il est convaincu que, par la force du progrès et du développement, elle ressemblera à l’avenir à son homologue « occidentale » et que son rôle est de revendiquer le partage du pouvoir avec l’État et, à terme, de le remplacer.

Ainsi, au travers de ce « Nouveau sommet Afrique-France », le président de la République française revendiqua une prise de position en réunissant la « société civile » africaine ; celle de la prééminence de cette dernière sur les chefs d’États africains. L’ancien ministre togolais Kako Nukukpo écrivit d’ailleurs que ce sommet inaugurait « un format tout à fait inédit, excluant les chefs d’État africains de l’événement au profit (de potentiels) opposants politiques… ».[25] À l’origine un sommet diplomatique, ce sommet devint un acte de contestation politique des gouvernements africains. Pas certains que ce « nouveau partenariat » ou cette « nouvelle relation » voulus par E. Macron ne séduisent les États africains…

Enfin et comme E. Macron a une appétence pour le sensationnel des mots, ce sommet qui avait réuni jusqu’à 52 pays en 2010, eut des apparences d’une opération de communication. Ce sommet, où « la jeunesse y a tenu un rôle central », multiplia les slogans et organisa des évènements promotionnels tel que le programme « Africa Montpellier » étendu du mois de juin à novembre 2021, mais aussi des évènements tels le Festival Montpellier Danse, la Semaine United States of Africa à la Halle tropisme, l’exposition Cosmogonies, des « programmations spéciales » du Printemps des comédiens, une collaboration avec le festival Cinemed, ainsi que des festivals Arabesques. Soit davantage d’évènements que de mesures concrètes pour la « nouvelle relation » franco-africaine. La France navigue à vue sur le continent tandis que la Russie, la Chine, la Turquie, mais aussi les Etats-Unis comblent le vide laissé par la France.

[1] Discours du Président Emmanuel Macron à l’Assemblée générale des Nations unies, 25 septembre 2024, URL : https://gadebate.un.org/sites/default/files/gastatements/79/fr_fr_0.pdf

[2] Baché Davic, Mali : le Jnim a fait plus de 70 morts lors de la double attaque jihadiste du 17 septembre à Bamako, RFI, 19 septembre 2024, URL : https://www.rfi.fr/fr/afrique/20240919-mali-le-jnim-li%C3%A9-%C3%A0-al-qa%C3%AFda-a-fait-plus-de-70-morts-lors-de-la-double-attaque-du-17-septembre-%C3%A0-bamako

[3] Déclaration de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur les relations franco-africaines, à Paris le 27 février 2023, URL : https://www.vie-publique.fr/discours/288411-emmanuel-macron-27022023-france-afrique

[4] Selon le président français d’alors, François Mitterrand, et selon l’Osservatore Romano officiel du Vatican, en 1998, cités par Antoine Glaser et Stephen Smith dans Comment la France a perdu l’Afrique, éditions Calmann-Lévy, 2005, page 172

[5] Samuel Joseph Sorbière, « Elemens philosophiques du citoyen, traicté politique, où les fondemens de la société civile sont descouverts, par Thomas Hobbes et traduicts en françois par un de ses amis, Amsterdam, Jean Blaeu, 1649, Page 1

[6] Op. pré-cité Page 112

[7] Op. pré-cité Page 60

[8] Op. pré-cité Page 96

[9] Op. pré-cité Page 4

[10] Op. pré-cité Page 96

[11] George Wilhelm Friedrich Hegel, « Principes de la philosophie du droit », Edition critique établie par Jean-François Kervégan, Quadrige, PUF, Paris, 2013, Chapitre 3, section 2, paragraphe 188

[12] Ibid.

[13] Définition de « société civile », Perspective Monde, Outil pédagogique des grandes tendances mondiales depuis 1945, URL : https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire/1631

[14] Bénédicte Fischer, Société civile, Dictionnaire de l’administration publique, 2014, page 474 à 477, disponible en ligne sur Cairn, URL : https://shs.cairn.info/dictionnaire-d-administration-publique–9782706121371-page-474?lang=fr

[15] Ibid.

[16] Discours du Président de la République sur l’Europe à la Sorbonne, site internet officiel de l’Élysée, URL : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2024/04/24/discours-sur-leurope

[17] Bénédicte Fischer, op. pré-cité

[18] Gilles Andréani, professeur associé à l’université Panthéon-Assas et président de chambre de la Cour des comptes, préfère l’anglicisme « gouvernance globale » à la traduction littérale « gouvernance mondiale » en cela qu’il « conserve au concept cette aura de flou et d’à-peu-près qu’il a en anglais et qui caractérise largement la production qui s’est développée sous ce vocable » que ne permet pas le concept arrêté de « l’instauration d’un gouvernement mondial » (Gouvernance globale : origines d’une idée, dans Politique étrangère 3/2001, page 549, URL : https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_2001_num_66_3_5098 )

[19] Gilles Andréani, op. pré. cité

[20] Ibid.

[21] Le secrétaire général nomme M. Fernando Cardoso, ancien président du Brésil, à la tête du panel d’évaluation des relations entre l’ONU et les ONG, Communiqué de presse NGO/495, 13 février 2003, URL : https://press.un.org/fr/2003/ngo495.doc.htm

[22] L’ONU doit intégrer la contribution de la société civile à ses objectifs, indique un panel d’experts, ONU Info, 21 juin 2004, URL : https://news.un.org/fr/story/2004/06/52272

[23] Propos du Secrétaire général de l’ONU, URL : https://news.un.org/fr/story/2021/09/1104262

[24] Charte des Nations Unies (version intégrale), site internet officiel des Nations Unies, URL : https://www.un.org/fr/about-us/un-charter/full-text

[25] Kako Nukukpo, Chapitre 6. Afrique-France : avenir d’un commun, Une solution pour l’Afrique, 2022, URL : https://shs.cairn.info/une-solution-pour-l-afrique–9782738155184-page-239?lang=fr

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Hugues-Marie Foissey

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