<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La SADAT, un ovni dans le monde des SMP

12 février 2023

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Mandatory Credit: Photo by EyePress News/Shutterstock (13626760j) Turkish President Recep Tayyip Erdogan attends a press conference during the G20 leaders summit in Nusa Dua, Bali, Indonesia, Wednesday, Nov 16, 2022.EyePress /Alan Siu G20 Heads of State and Government Summit in Bali, Indonesia - 16 Nov 2022/shutterstock_editorial_G20_Heads_of_State_and_Governm_13626760j//2211162230

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La SADAT, un ovni dans le monde des SMP

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Apparue tardivement sur le marché mondial des sociétés militaires privées (SMP), la société turque SADAT n’en reste pas moins l’une des plus actives par le monde, agissant dans une zone s’étendant de la Libye à l’Afghanistan en passant par les Balkans et le Caucase. Véritable outil au service de la politique étrangère et de défense de la Turquie, elle se distingue par sa ligne idéologique et par son mode de fonctionnement.

SADAT[1] fonde ouvertement son existence sur la nécessité de promouvoir l’islam, de protéger les minorités turques éparpillées sur différents territoires et de soutenir les alliés civilisationnels de la Turquie tels que l’Azerbaïdjan. De surcroît, en coordination avec l’Organisation nationale du renseignement (MIT), service compétent tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, la SADAT, sans s’impliquer dans des combats comme en Libye ou dans le Haut-Karabakh, y superviserait néanmoins le déploiement de milliers de combattants. Ce faisant, elle se différencie de sociétés telles que Wagner en Russie, dont l’implication dans des conflits récents est directe. Enfin, la SADAT serait également utilisée par le pouvoir turc comme un dispositif sécuritaire voué à assurer la pérennité du régime du président Erdogan par des moyens répressifs à l’intérieur de la société turque.

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La genèse de la SADAT

La SADAT a été fondée en 2012 par un personnage clé du pouvoir turc : Adnan Tanriverdi, qui a placé son fils Melih Tanriverdi, à la tête de la société. Né en 1944, Tanriverdi père est un officier général des forces terrestres turques devenu un des soutiens indéfectibles de Recep Tayyip Erdogan dès le début de sa carrière politique, lorsque celui-ci fut élu maire d’Istanbul en 1994.  Écarté de l’armée en raison de ses convictions islamistes, le général connut jusqu’en 2002 des difficultés face à la prééminence des kémalistes et des laïcs dans la société et dans l’appareil d’État turcs. À partir de l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP), lors des élections législatives de 2002, Tanriverdi s’est attelé à l’immense tâche consistant à « dékémaliser » les institutions turques – notamment l’armée et les services de renseignement – et à y réhabiliter les islamistes. Convaincu de l’utilité et de l’efficacité des sociétés militaires privées, mais freiné par la législation turque qui cantonne pour l’heure de telles sociétés à des activités de conseil[2], le général Tanriverdi a su contourner cet obstacle. Tout d’abord, la SADAT ne déploie pas ses personnels sur les théâtres de guerre. Par ailleurs, elle fait financer les mercenaires acheminés sur certains théâtres d’opérations extérieures par une puissance étrangère, en l’occurrence le Qatar, en particulier en Libye.

Une SMP au service de la promotion de l’islam politique contre l’impérialisme occidental

La mission de la SADAT – dont le nom rappelle celui donné aux descendants du Prophète Mahomet – consiste, comme le rappelait, en 2018, Alain Rodier, directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (Cf2R), à établir une collaboration dans les domaines de la défense et des industries de défense avec les pays islamiques afin de leur permettre de prendre la place qu’ils méritent au milieu des superpuissances en leur apportant ses services de conseil et d’entraînement[3]. Le géopolitologue Alexandre Del Valle soulignait en 2020 que la SADAT ne cachait pas son objectif de création d’une armée internationale de l’islam composée de volontaires du djihad contre les ennemis de l’islam, qui viendrait au secours des musulmans dans le monde entier[4]. Elle serait très active à Gaza et apporterait son soutien au Hamas. En Syrie, elle a participé contre le régime de Bachar el-Assad à la formation et à l’entraînement de l’Armée syrienne libre – l’actuelle Armée nationale syrienne – que le général Tanriverdi considérerait comme « le bras armé des Frères musulmans[5] ». En 2020, la SADAT aurait envoyé ses équipes en Libye en vue de former des milices libyennes et quelque 5 000 combattants syriens issus de l’Armée nationale syrienne venus soutenir les forces du Gouvernement d’union nationale libyen (GNA) de Fayez-al-Sarraj[6]. La même année, la SADAT aurait rendu possible le déploiement de combattants en soutien des forces azerbaïdjanaises contre les Arméniens dans le conflit au Nagorno-Karabakh.

La vocation pantouraniste

L’engagement de la SADAT en faveur du régime azerbaïdjanais d’Ilham Aliyev contre l’Arménie au Nagorno-Karabakh témoigne de son orientation panturquiste, tendance également illustrée par le soutien aux minorités turkmènes de Syrie. Celles-ci ont été utilisées par les Turcs lors des opérations Bouclier de l’Euphrate et Rameau d’olivier dans le nord-ouest de la Syrie, pour combattre les combattants kurdes du PYD (Parti de l’union démocratique) proches du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, entité considérée comme terroriste par Ankara.

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Une montée en puissance prévisible

Lors de sa création en 2012, la SADAT ne comptait que 23 officiers et sous-officiers qui avaient été écartés des forces armées en raison de leurs convictions religieuses. En une décennie, désormais gérée par une soixantaine d’officiers, elle s’appuierait sur 150 000 membres. Elle aurait étendu ses opérations dans 22 pays musulmans et assuré l’entraînement et la formation « de milliers de mercenaires islamistes sur plusieurs fronts stratégiques au prétexte de “défendre des minorités musulmanes”, de “protéger des descendants de Turcs ou d’Ottomans” ou de “secourir les Frères musulmans” persécutés comme en Égypte, en Libye, ou même en Europe balkanique[7]. » En Turquie, elle a consolidé son corpus idéologique par le biais du think tank ASSAM (Centre d’études stratégiques des défenseurs de la justice), fondé et présidé par Adnan Tanriverdi. Elle servirait désormais de modèle à d’autres officines s’inscrivant dans son sillon idéologique pour soutenir la politique et la stratégie du président Erdogan sur la scène internationale.

Une lutte impitoyable contre les ennemis du régime

À la suite de la tentative de putsch du 15 juillet 2016, le général Tanriverdi a été nommé conseiller militaire spécial auprès du président turc. Son rôle aurait été déterminant dans la défense du régime. La SADAT aurait ainsi été employée à éliminer physiquement des opposants lors du putsch manqué et, par la suite, aurait participé à l’organisation de purges massives dans l’administration et notamment à la « dégülenisation » de la société et de la fonction publique, pourchassant les adeptes de la confrérie islamique du prédicateur Fethullah Gülen, aujourd’hui réfugié aux États-Unis, après avoir été accusé par Recep Tayyip Erdogan d’avoir été l’instigateur du putsch de 2016[8]. La SADAT serait à cet égard intervenue clandestinement lors de l’enlèvement d’un neveu du prédicateur Gülen au Kenya, en mai 2021. À l’approche des élections présidentielles turques de 2023, certains analystes s’inquiètent de son éventuel rôle dans la répression de l’opposition. Ainsi, Kemal Kilicdaroglu, chef de l’opposition kémaliste et président du Parti républicain du peuple (CHP), s’est inquiété de l’ingérence possible de la SADAT dans le processus électoral. Il a déploré son mode opératoire violent dont témoignent « des sabotages, des raids, des destructions, des assassinats et des fusillades[9] ». Selon l’ancienne ministre turque de l’Intérieur, Meral Akşener, la SADAT formerait des miliciens progouvernementaux dans deux camps d’entraînement anatoliens à Tokat et Konya[10]. Progressivement, sur le plan intérieur, la SMP turque semble se muer en garde prétorienne du président Erdogan.

La SADAT constitue donc une nouveauté parmi les SMP existantes et pourrait, du fait de son implacable efficacité, inciter certains régimes à l’utiliser comme modèle.

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[1] SADAT Inc. International Defense Consultancy (Uluslararası Savunma Danışmanlık Şirketi).

[2] https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20200102-turquie-libye-erdogan-sadat-conseil-militaire-strategie-saraj-haftar

[3] https://cf2r.org/actualite/turquie-mercenaires-president-erdogan/

[4] https://www.valeursactuelles.com/monde/del-valle-societes-de-mercenaires-et-ong-dallah-les-milices-privees-turques-au-service-de-limperialisme-derdogan

[5] Op. cit. Anne Andlauer, RFI.

[6] Aron Lund, The Turkish Intervention in Libya, FOI, Stockholm, mars 2022.

[7] https://atlantico.fr/article/rdv/les-milices-islamistes-internationales-de-la-turquie-d-erdogan-societes-militaires-privees-alexandre-del-valle

[8] https://blogs.mediapart.fr/jacques-margeret/blog/311022/sadat-les-ombres-du-sultan-erdogan

[9]  https://www.arabobserver.com/kemal-kilicdaroglu-porte-de-graves-accusations-contre-la-societe-sadat-proche-du-parti-au-pouvoir/

[10] https://www.yenicaggazetesi.com.tr/iyi-parti-genel-baskani-meral-aksener-ismail-saymaza-acikladi-sadatin-konya-ve-tokatta-kamplari-var-fotograflari-gordum-543769h.html

À propos de l’auteur
Ana Pouvreau

Ana Pouvreau

Spécialiste des mondes russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Éditorialiste à l’Institut FMES (Toulon). Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.

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