Depuis 1990, les Occidentaux se sont habitués à considérer la Russie comme quantité négligeable. Ils ont pu en toute quiétude favoriser le démantèlement de la Yougoslavie, écraser la Serbie, incorporer les PECO dans l’OTAN. La réaction russe en Géorgie en 2008 a été un premier coup de tonnerre. En deux phases, l’abandon de l’Europe de l’Est en 1989 et l’implosion de l’URSS en 1991, le contrôle de Moscou s’est réduit à la seule Russie. Au même moment, le passage brutal de l’économie planifiée au marché a abouti à son effondrement économique. Elle amorce à peine son relèvement qu’elle est frappée par le krach de 1998.
À l’intérieur, en 1998, les édiles des régions séquestrent les ressources fiscales. Plusieurs d’entre eux, y compris dans des entités peuplées de Russes, parlent ouvertement d’indépendance. L’Union européenne offre des financements aux régions frontalières russes, tout comme les ONG américaines. Le pays est au bord d’une seconde implosion sous l’œil d’un Occident ravi à l’idée de son éclatement en petites satrapies sans moyens, mais regorgeant de richesses naturelles. Les budgets de défense russes sont tellement réduits que, de 1992 à 2003, l’armée n’a pas reçu un seul hélicoptère ou avion de combat en état de combattre. L’entretien du matériel n’est plus assuré.
Privée de moyens économiques et militaires, menacée d’implosion, la position internationale de la Russie est anéantie.
Le pétrole et Poutine
Après 2000, avec l’envol du cours des hydrocarbures et des matières premières qui forment 93 % des exportations russes (en 2013 : pétrole, 54 %, gaz, 13 %, charbon, 2,5 %, matières premières, 24 %), la balance commerciale a été fortement excédentaire et les ressources fiscales abondantes. Les réformes ont permis un développement massif des IDE (5 milliards de dollars reçus en 2000, 121 en 2007) et l’affirmation de « champions internationaux » russes. L’économie a affiché une croissance insolente jusqu’en 2012, au choc de la crise internationale de 2008 près. La livraison d’équipements neufs à l’armée a repris depuis 2003.
En 2004, Union européenne et OTAN ont pu encore s’étendre vers l’est. En intégrant les pays baltes, l’ensemble euro-atlantique a planté son drapeau à 150 km de Saint-Pétersbourg, un de ses trois poumons extérieurs vitaux du pays. Pour Moscou, 2004 marque un tournant : elle estime que le rapprochement entamé en 1989 n’aboutit qu’à abandonner des positions que l’Occident s’empresse d’occuper. Lorsqu’en juin 2008, l’OTAN admet l’adhésion à terme de l’Ukraine et de la Géorgie, verrouillant un autre de ces poumons vitaux, Vladimir Poutine profite d’un faux-pas de Tbilissi pour intervenir et envoyer un signal clair.
Depuis, Moscou transforme sa restauration économique et militaire en influence diplomatique. Elle s’investit dans le club des BRICS. Face aux tâtonnements versatiles des diplomaties occidentales au Proche-Orient, Moscou poursuit une politique rationnelle et s’offre même le luxe de sauver la face de Paris et Washington aventurés dans une impasse sur les armes chimiques syriennes.
Lorsqu’en 2013 Bruxelles engage une action impliquant l’exclusion de la Russie d’Ukraine, espace avec lequel ses liens historiques et culturels sont fusionnels, la Russie adresse un nouvel avertissement militaire, en Crimée. Il s’ensuit une crise puis des sanctions qui montrent que la puissance russe présente encore des faiblesses.
L’effet paradoxal des sanctions
Les sanctions ont visé deux de ses talons d’Achille. Ses grandes entreprises restent contraintes de se financer sur les marchés internationaux : en leur fermant cet accès, les sanctions ont perturbé tous leurs projets. Elles restent dépendantes des technologies occidentales : les sanctions leur en ont bloqué l’accès dans trois secteurs clefs (exploitation off shore, pétrole de schistes, industrie militaire). Ces freins sont venus s’ajouter à des faiblesses structurelles : l’impuissance à orienter la rente des matières premières vers la diversification économique ; une situation démographique précaire. Le solde naturel n’est plus négatif depuis 2012, mais c’est grâce à des classes d’âge en âge de procréer nombreuses. Les classes creuses qui vont les remplacer devront avoir un taux de fécondité supérieur pour maintenir le solde positif.
Depuis l’été 2014, la Russie est par ailleurs frappée par un effondrement des cours du pétrole qui risque de perdurer plusieurs années. Circonstance aggravante, pour d’autres raisons, les cours de presque toutes les matières premières se sont effondrés.
Les sanctions technologiques et financières ne sont pas insurmontables. On invoque souvent une carence en PME innovantes qui empêcherait la Russie de réussir. Mais la supériorité américaine dans la haute technologie dépend surtout de la manne fédérale offerte aux grandes entreprises et aux universités pour la recherche stratégique. La Chine fait la preuve de nos jours que dans tous les domaines (aéronautique, espace, TGV, énergies nouvelles, drones…), s’il y a volonté d’État et investissement, une structure en grandes entreprises est capable d’innover. En Russie, dès mai 2014, l’industrie a été chargée de mettre au point les technologies qui font défaut dans l’offshore et le pétrole de schiste à un horizon de trois ans.
La coopération avec la Chine ouvre une autre voie, explorée dès mai 2014. Moscou et Pékin ont lancé un processus pour mettre au point leur long-courrier d’ici 2025, afin de s’affranchir du duopole Boeing-Airbus. Dans le domaine spatial, Pékin va fournir de l’électronique pour remplacer les composants occidentaux et Moscou va livrer les puissants moteurs qu’elle ne fournit plus aux fusées ukrainiennes Zenit. La mutualisation de leurs programmes respectifs pour disposer d’une station orbitale en 2020-2025 est en cours.
En matière financière, la Chine dispose d’énormes moyens. Pékin s’est engagée dans le gaz arctique et occupe des positions face aux IDE européens. Ses projets de « routes de la soie » ne peuvent que contribuer au désenclavement du continent russe.
La Russie n’est pas seule
Sur le plan diplomatique, la mise à l’écart de la Russie a échoué. Le sommet d’Oufa de juillet 2015, commun au BRICS et à l’OCS, a rassemblé 18 pays, représentant 3,5 milliards d’habitants, soit la moitié de la population de la planète, et montré que Moscou n’est pas isolée. Par ailleurs, les Occidentaux, après deux ans d’action inefficace, sont contraints de convenir que rien ne se résoudra au Proche-Orient sans Moscou, l’un des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité, de plus en plus engagé en Syrie.
En octobre 2015, la Russie transfère, à la barbe des services occidentaux, avions et troupes en Syrie pour sauver le régime. Elle utilise des missiles de croisière dont les Occidentaux ne suspectaient pas l’efficacité. Elle montre ainsi sa résolution, mais aussi la modernisation de ses forces armées.
forces armées. Le club des BRICS s’est engagé dans un processus de construction d’instruments internationaux alternatifs au FMI et la Banque Mondiale. Le processus sera lent mais il est séduisant pour les pays émergents car leur action ne sera subordonnée à aucune condition politique. Si le club s’enrichissait d’autres « I », comme Iran et Indonésie, voire d’un « E » comme Égypte, dans l’esprit de Bandoeng, il pourrait être l’acronyme d’un véritable contre-G7.
Seule, la Russie n’est plus la puissance de jadis, mais elle a assez d’atouts pour se poser en moteur d’un monde nouveau dans lequel l’Europe, trop alignée sur les États-Unis, risque d’être marginalisée.