Entretien avec Jean-Robert Raviot : la Russie face à la crise du covid-19

8 mai 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Le président Poutine lors d'une visioconférence le 7 mai 2020 (c) Sipa SIPAUSA30216030_000005

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Entretien avec Jean-Robert Raviot : la Russie face à la crise du covid-19

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A l’heure de la crise mondiale qu’est celle du coronavirus, la Russie semble moins touchée que d’autres pays. En effet, l’épidémie reste relativement limitée à la région de Moscou malgré la proximité avec le voisin chinois. Le président Poutine reste en retrait de cette crise, laquelle pourrait bien aboutir à un renforcement du pouvoir central.

Quelle est la situation sanitaire de la Russie en cette fin de mois d’avril ? Quelles sont les régions les plus touchées ?

À la date du 5 mai 2020, on comptait 155.370 cas de coronavirus sur l’ensemble du territoire de la Fédération de Russie (7e rang mondial) et 1.451 morts (19e rang mondial). On compte 95.876 cas pour Moscou et sa région, ce qui signifie que près des deux tiers des cas détectés actuellement en Russie le sont dans la capitale et son proche périmètre (dans un rayon de 100-120 km). À la lecture de la carte des contaminations [consultable ici par exemple : https://www.rbc.ru/society/05/05/2020/5e2fe9459a79479d102bada6], on observe que la Sibérie et l’Extrême-Orient russe, régions pourtant frontalières de la Chine, sont relativement épargnées. Les régions les plus touchées sont les régions voisines de l’agglomération moscovite ainsi que les métropoles de la Russie d’Europe (St-Pétersbourg, Rostov-sur-le-Don, Nijni-Novgorod, Kazan, Ekaterinbourg…). Cette concentration géographique de l’épidémie fait de cette dernière une affaire avant tout moscovite, ce qui a de multiples conséquences, notamment politiques.

Comment le pouvoir central, et Vladimir Poutine au premier chef, réagit-il face à cette crise ? A-t-il les moyens matériels, humains et financiers pour y faire face ?

Le pouvoir central n’a pas, dans cette crise, le monopole de la parole. Du fait de la très grande concentration de l’épidémie à Moscou, le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, maire de Moscou depuis 2010, est apparu en pleine lumière médiatique. Prenant des mesures rapides, rigoureuses et énergiques de protection et de quarantaine, il est vite apparu comme le gestionnaire maîtrisant le mieux le dossier et le plus en phase avec le réel, bien plus que le président, qui a semblé constamment un peu en retrait dans cette crise. Si Sobianine, Sibérien « monté » à Moscou, est un proche de Poutine – il fut chef de l’administration présidentielle entre 2005 et 2008 –, il a acquis, grâce à la « crise du coronavirus », une véritable stature politique qui dépasse incontestablement l’image du « techno » bon gestionnaire et loyal, mais un peu terne, froid et pas très charismatique, dont il était jusqu’ici crédité.

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Pour ce qui est des moyens sanitaires pour faire face à la crise, la Russie est l’héritière d’un système soviétique qui avait créé de nombreux points d’accès aux soins et de suivi médical de la population, mais les vicissitudes des années 1990, ainsi que les réformes néo-libérales qui ont suivi dans les années 2000-2010, ont fortement dégradé ce système, à double titre : 1. le nombre de structures médicales et hospitalières a été en gros divisé par deux depuis 1991, 2. les grandes structures ont été privilégiées, ce qui fait que les ressources sanitaires sont essentiellement concentrées dans les grandes métropoles. Ajoutons à cela que les personnels soignants sont sous-payés – on a vu de nombreuses démissions collectives d’équipes hospitalières au cours de ces deux dernières années – et, surtout, ajoutons que les déserts médicaux se sont multipliés sur le territoire. À telle enseigne qu’en 2018, un des thèmes privilégiés de la campagne de Poutine aux présidentielles a été… la télémédecine, impérative si l’on veut maintenir un service public de soins sur l’ensemble du territoire, en particulier au-delà de l’Oural et dans le Grand Nord. On revient, encore une fois, comme souvent, aux déterminants géographiques de la Russie, qui créent d’immenses disparités territoriales, au plan économique et social, mais aussi au plan sanitaire, disparités amplifiées par le néo-libéralisme.

Dans quelle mesure cette pandémie peut-elle affaiblir le pouvoir politique russe (en termes de confiance de l’opinion et de gestion de la crise) ou, au contraire, renforcer la cohésion nationale et l’unité du pays autour du chef de l’État ?

Si l’on consulte les enquêtes d’opinion, on observe que la majorité des Russes n’ont pas (ou pas tellement) confiance dans l’information qui leur est fournie sur le coronavirus. Une enquête réalisée le 25 avril dernier (1.608 personnes interrogées par téléphone dans 13 grandes villes, https://www.levada.ru/2020/04/30/22969/) montre que les Russes sont à peu près également partagés sur l’expansion ultérieure de la pandémie en Russie et, dans la même proportion, partagés sur la capacité du système sanitaire du pays à y faire face. Pour corroborer cette vision des choses que je qualifierais de réaliste, la peur n°1 des Russes, relevée par les sondeurs, n’était pas, fin avril, sanitaire – celle de contracter le coronavirus – mais économique – celle de voir ses revenus baisser substantiellement (crainte partagée par plus de 78% des personnes interrogées)… Au plan politique, la cote de popularité de Poutine est en baisse constante depuis le printemps 2019 – on est passé de 73% à 63% – mais il est encore tôt pour voir si la crise sanitaire se répercutera de manière significative sur cette variable. Poutine s’est placé « en hauteur » dans cette crise, sans implication directe dans l’action, ce qui contraste fortement avec son implication directe [en tant que Premier ministre] dans la catastrophe des incendies de forêt de l’été 2010, où il était littéralement apparu « en bras de chemise », sans cesse montré « au cœur de l’action »] ; il y a donc fort à parier que la crise sanitaire aura peu d’impact sur sa cote de popularité.

Pensez-vous que la réforme constitutionnelle, enclenchée en janvier dernier, verra le jour dans le contexte actuel ? Le référendum, prévu à cet effet, sera-t-il finalement abandonné ?

Les réformes constitutionnelles ont été votées, elles ont été validées par la Cour constitutionnelle fédérale et signées par le président ; elles devaient entrer en vigueur après le référendum prévu qui a été repoussé aux calendes grecques le 25 mars dernier, avec l’introduction des mesures de protection sanitaire. À moins d’un cataclysme – ce qui n’est pas exclu vu le contexte mondial – ces réformes constitutionnelles devraient être adoptées par référendum à l’automne prochain.

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D’un point de vue économique, cette pandémie frappe une Russie sous sanctions internationales, ce qui peut aggraver sa situation intérieure, d’autant plus que les cours du pétrole diminuent rapidement. Vingt ans après la terrible décennie des années 1990, la Russie peut-elle s’attendre à revivre une crise de la même ampleur ?

Paradoxalement, les sanctions ont un peu préparé la Russie à un choc externe du type « coronavirus ». Au plan macro-économique, les sanctions ont eu un effet bien plus limité que les pays qui les ont infligées ne l’espéraient! Voire, elles ont permis à la Russie de développer des stratégies d’adaptation plus efficaces à des chocs externes : par exemple la politique de substitutions d’importation qui a vraiment relancé la production nationale, en particulier dans le complexe agro-industriel. Ajoutons que la dette extérieure russe est très faible et que le pays dispose de plus de 500 milliards de $ de réserves en devises… ce qui laisse une certaine marge pour surmonter à la fois la crise sanitaire du COVID et le « choc » de la baisse des prix du pétrole, qui convergent pour peser lourdement sur l’économie russe. En tous les cas, la Russie est beaucoup moins « prise à la gorge » que la plupart des pays européens, à l’exclusion de l’Allemagne ! Pour l’heure, les estimations donnent une réduction du PNB en 2020 allant de 2,5% à 8,6%, pour les plus pessimistes [voir https://www.forbes.com/sites/kenrapoza/2020/04/24/can-putins-russia-survive-weak-oil-and-the-coronavirus/#4e4ef3073db6].

Dès lors, j’exclus a priori un scénario de crise du type années 1990. Nous ne sommes plus dans la même Russie, ni économiquement, ni politiquement, ni au plan sociétal d’ailleurs. En revanche, c’est au plan micro-économique que la crise pourrait se faire très durement sentir. Les entrepreneurs, et surtout les PME et TPE, sont la catégorie sociale la plus inquiète. Ils craignent d’être emportés par la vague et jugent, dans leur immense majorité, les mesures de soutien très insuffisantes [voir par exemple ici : https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-04-22/anger-at-putin-grows-with-entrepreneurs-facing-ruin-from-crisis?sref=QmOxnLFz&fbclid=IwAR1Pegc1hwtzd9Q4D6IMhlw06iEkM2alI47o0NqLSEIds0JSzlEfqfsWQP8]. Le mécontentement des petits et moyens entrepreneurs, s’il devait gagner en force, pourrait avoir des conséquences politiques très importantes, car les patrons et cadres des PME-TPE constituent la catégorie sociale la plus dynamique dans les métropoles, et en particulier à Moscou, et on les voit très souvent dans les mobilisations de ces dernières années, et ils sont généralement les réceptifs aux campagnes de mobilisation contre la corruption des fonctionnaires et du pouvoir…

Alors que des manifestations avaient eu lieu à la fin de l’année 2019, cette pandémie peut-elle faire naitre de nouvelles contestations sociales en Russie ? Selon vous, comment la population réagira, sur la durée, à cette situation exceptionnelle ?

Tout dépendra du degré de propagation de l’épidémie à travers la vaste Russie… Une crise sanitaire généralisée à l’ensemble du territoire qui frapperait les régions les plus mal préparées – et les plus mal équipées pour y faire face – pourrait avoir des répercussions très importantes au plan politique… car il existe déjà un fort terreau de mécontentement social en Russie, en particulier dans les régions qui se sentent largement « en relégation », voir abandonnées par Moscou… SI la crise reste relativement circonscrite à Moscou et que l’épidémie ne gagne pas trop en force, elle ne devrait pas avoir de conséquences politiques majeures. Dans le cas inverse, tout est possible… Un renforcement de la crise à Moscou aurait aussi des conséquences importantes, car les Moscovites sont les Russes les plus civiquement et politiquement mobilisés, en général.

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Sur le plan géopolitique, comment analysez-vous la diplomatie sanitaire, de livraison de matériel médical à de nombreux pays du monde entier, mise en place par Moscou ? Dans quelle mesure cette géopolitique, généreuse et ouverte, entretient-elle l’idée selon laquelle Moscou se veut garante d’un ordre multipolaire et équilibré ?

La « diplomatie sanitaire » est dans la droite ligne du « soft power » qui accompagne depuis quelques années la promotion d’un ordre multipolaire et équilibré, le discours sur la nécessaire sortie d’un ordre mondial unipolaire… Il y a des précédents à cette « diplomatie humanitaire » : par exemple, la Russie avait beaucoup « publicisé » l’aide humanitaire et technique qu’elle avait apportée à l’Italie lors du tremblement de terre de L’Aquila, au printemps 2009. J’ajoute qu’il n’y a, à mon sens, aucune volonté russe d’utiliser l’ « humanitaire » pour, comme cela a pu être dit par certains responsables européens, développer une politique d’ingérence à l’échelle de l’UE !…

Sur le plan de l’analyse géopolitique, les conséquences les plus prévisibles de la crise du coronavirus me paraissent d’abord et avant tout internes. Cette crise va occasionner un renforcement du poids de l’État fédéral, qui devra non plus seulement soutenir les régions les plus pauvres, mais également les plus productives et les plus prospères, car ce sont ces dernières qui sont le plus durement touchées par la crise sanitaire, notamment sur le plan de l’activité entrepreneuriale. Tout ceci ne va pas dans le sens d’une libéralisation ni d’une diminution du rôle de l’Etat, un Etat dont une moitié des Russes dépendent pour leur revenu, et dont une part plus importante encore va donc dépendre… L’intervention accrue de l’État dans les régions « les plus riches » va encore aggraver les inégalités socio-économiques, déjà très fortes, du territoire russe…

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À propos de l’auteur
Jean-Robert Raviot

Jean-Robert Raviot

Docteur en sciences politiques. Professeur de civilisation russe contemporaine à l'université Paris-Nanterre.
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