Puissance asiatique autant qu’européenne, la Russie est un pays qui entretient des relations ambivalentes avec l’Union européenne. Membre du Conseil de l’Europe depuis 1996, grand fournisseur d’hydrocarbures à l’UE, elle est en même temps en crise avec cette dernière, notamment au sujet de l’Ukraine. Peut-on aller jusqu’à dire pourtant qu’elle est notre ennemi et qu’elle menacerait l’Europe ?
Pour comprendre les motivations de la Russie actuelle, il faut remonter à l’écroulement de l’URSS en 1991.
De l’URSS à la Russie
Le prix de la « transition » vers le capitalisme a été élevé : durant les années 1990, le PIB du pays a presque été divisé par deux ! Son influence mondiale a drastiquement chuté ; pour preuve, sa dépense militaire a été divisée par 10 durant la décennie. Le point d’étiage a été atteint en 1999 lorsque la décision de bombarder la Serbie a été prise en dehors du Conseil de sécurité de l’ONU, sans que Moscou ait voix au chapitre. C’est que la chute de l’URSS n’a pas été suivie de l’équivalent du traité de Vienne de 1815 qui réinstallait la France dans le concert des nations européennes. L’intégration de la Russie au G8 en 1998 a été plus symbolique qu’autre chose.
Si l’URSS avait disparu, les prétentions de la Russie à rester une puissance centrale en Eurasie demeuraient. L’une des priorités du nouvel État a été de maîtriser son « étranger proche », un espace correspondant aux ex-républiques soviétiques, par un certain nombre de traités ou de coopérations.
Il n’en reste pas moins qu’à la fin des années 1990, lorsque Vladimir Poutine succède à Boris Eltsine, le pays a subi une véritable humiliation. C’est à l’aune de cette « géopolitique de l’émotion » qu’il faut mesurer l’attitude russe au xxie siècle.
La politique du chiffon rouge
Vu du Kremlin, c’est bien l’Occident qui a débuté les hostilités en empiétant sur l’ex-espace soviétique, ce fameux « étranger proche » rebaptisé d’ailleurs par Moscou en 2009 « zone d’intérêts privilégiés ». À certains égards, et comme un effet-miroir, la question se pose de savoir si le camp occidental n’est pas l’ennemi de la Russie. Disons que les responsabilités sont partagées : les États-Unis, et en particulier les néo-conservateurs, avaient intérêt à relancer une nouvelle guerre froide pour affaiblir définitivement la Russie et pour renforcer la cohésion du camp occidental – quoi de mieux pour cela qu’un ennemi commun ? En sens inverse, Moscou s’inquiétait et cherchait à enfoncer un coin entre Bruxelles et Washington, voire à jouer des divisions entre Européens pour affaiblir une Union pour laquelle elle a peu de considération et qu’elle considère comme inféodée aux États-Unis.
Il est patent que Washington a soutenu non seulement « la révolution des roses » en Géorgie en 2003 mais aussi la « révolution orange » d’Ukraine en 2004 qui ont débouché, dans les deux cas, sur l’arrivée au pouvoir de mouvements pro-occidentaux. Dans le même temps, l’OTAN et l’Union européenne (UE) intégraient une large partie des anciennes républiques populaires. Selon une formule d’Hélène Carrère d’Encausse, « Les Européens de l’Est n’ont fait que déplacer le rideau de fer et on s’étonne que Vladimir Poutine soit plus que circonspect à l’égard de l’Europe ».
À ce titre, l’année 2008 a constitué un tournant dans les relations entre la Russie et l’Europe. La reconnaissance par la quasi-totalité des pays européens de l’indépendance du Kosovo a semblé pour Moscou être une forme d’ingérence inacceptable. La même année, le président géorgien Saakachvili, en quête d’un soutien occidental pour remettre la main sur la province d’Ossétie du Sud, a provoqué l’intervention de l’armée russe, une première depuis 1992. Cette opération a eu lieu deux mois à peine après le rapprochement de l’OTAN avec l’Ukraine – sans qu’aucun calendrier précis d’adhésion n’ait été retenu d’ailleurs. Il n’empêche ; la Russie a senti ses intérêts vitaux menacés.
Ce fut le cas récemment dans la crise ukrainienne. Considéré comme le berceau de la nation russe, ce pays est devenu un espace tiraillé entre l’UE et la Russie. Il faut dire que les dirigeants européens ont probablement pêché par angélisme en pensant qu’un rapprochement entre Bruxelles et Kiev pourrait être accepté par Moscou. C’est pourtant le projet d’un traité d’association avec l’UE qui a mis le feu aux poudres en 2014. In fine, la Russie a récupéré la Crimée et elle est actuellement soupçonnée de financer les forces séparatistes du Donbass, une région peuplée majoritairement de russophones. Le résultat de cet imbroglio est que Jean-Claude Junker a déclaré en mars 2016 que l’Ukraine ne serait pas membre de l’UE et de l’OTAN avant 20-25 ans. Moscou a d’ailleurs lancé son propre projet d’intégration régionale, l’Union eurasiatique, réponse à l’UE dont il est encore difficile de savoir sur quoi il débouchera pratiquement.
Si l’on ajoute à cela la question syrienne où Moscou a mené le bal face à un Occident divisé quant au maintien ou pas de Bachar el-Assad au pouvoir, il est net que les intérêts russes percutent de plein fouet les positions européennes.
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Entre tensions et partenariat
Bien évidemment, cette montée en puissance de la Russie inquiète. Notamment les pays baltes et la Pologne qui ont demandé des renforts de l’OTAN. Depuis 2014, Moscou et Bruxelles pratiquent des embargos sélectifs l’une à l’encontre de l’autre. Il n’empêche ; la Russie n’a aucun intérêt à entrer dans un conflit avec l’Europe qu’elle ne pourrait financer d’ailleurs – son budget militaire reste faible par rapport à celui des États-Unis. Sa posture est finalement plus défensive qu’offensive ; il s’agit avant tout de protéger ce qu’elle considère comme ses intérêts vitaux plus que de s’attaquer à l’Occident. Tout au plus se livre-t-elle à des cyber attaques, dont la portée est réelle d’ailleurs.
Pour autant, comme le soulignait Jean-Bernard Pinatel dans son ouvrage Russie, alliance vitale, paru en 2010, il existe des axes de convergence entre l’UE et la Russie. À commencer par la lutte contre l’islamisme qui inquiète Moscou. C’est d’ailleurs dans cette optique notamment qu’avait été fondée l’Organisation de coopération de Shanghai en 1996 qui, malgré ses prétentions à devenir un OTAN asiatique, reste une structure en construction. Pinatel soulignait par ailleurs que la Russie était un acteur clé au Moyen-Orient, capable d’être un modérateur dans le dossier israélo-palestinien, compte tenu de la forte présence de juifs d’origine russe en Israël. D’ailleurs, l’accord sur le nucléaire signé en juillet 2015 entre l’Iran et le groupes des 5+1 doit beaucoup à la diplomatie russe.
Par ailleurs, l’UE et la Russie comptent de nombreux partenariats. Que ce soit l’appartenance de Moscou au Conseil de l’Europe – dont on pourra toujours considérer que sa portée en termes de droits de l’homme est mince –, sa participation au Conseil des États riverains de la mer Baltique mais aussi son dialogue avec l’OTAN dans le cadre du conseil OTAN-Russie créé en 2002 afin de favoriser la concertation, notamment dans la lutte antidrogue et antiterroriste. Par ailleurs, l’UE qui reste le premier partenaire commercial de la Russie a signé avec elle en 2004 un Accord de partenariat et de coopération (APC) dont le bilan reste maigre.
On le comprend, les relations entre la Russie et l’UE sont ambiguës mais il est difficile de voir ces deux blocs comme des ennemis. Il ne s’agit pas ici de dédouaner la Russie et son gouvernement dont le caractère autocratique et les arrière-pensées ne font aucun doute. Mais en relations internationales, le manque de compréhension de l’Europe à l’égard de Moscou a mené à des tensions alors que celle-ci aurait pu profiter de l’aide de Moscou. Il ne s’agit pas tant de plaider pour un axe eurasiatique contre les États-Unis que de rechercher, sans céder sur les valeurs européennes, à construire un ordre à une époque qui s’apparente à ce que Richard Haas nomme un « monde apolaire »…