France / Italie, un couple si particulier, qui partage des intérêts géopolitiques communs, mais aussi de nombreuses incompréhensions. Analyse de Federico Petroni, rédacteur à Limes.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.
Fondée en 1993 par Lucio Caracciolo, Limes est une revue essentielle de la vie intellectuelle italienne et s’est imposée comme l’une des principales revues de géopolitique en Europe. Elle témoigne ainsi de la vigueur de la réflexion géopolitique de notre voisin italien.
La relation entre la France et l’Allemagne étant moins intense, la France cherche de nouveaux alliés en Europe. Le traité du Quirinal a ouvert un nouveau chapitre des relations entre la France et l’Italie. Comment ce traité est-il perçu en Italie ainsi que les relations avec la France ?
Le traité du Quirinal est l’occasion pour la France et l’Italie de donner une structure et une continuité à leurs relations mutuelles. Et de les mettre à l’abri des aléas de la politique. La relation franco-italienne est stratégique, mais instable. Aucun des deux pays ne peut plus s’ignorer, mais les classes dirigeantes des deux pays ont tendance à utiliser l’autre partie comme bouc émissaire, comme exutoire des tensions internes. C’est ce qu’a fait récemment le ministre français Gérald Darmanin, tout comme le gouvernement italien de centre droit ces dernières années. De plus, les intérêts des deux pays tendent à produire des frictions, de manière visible mais sporadique sur la migration, et de manière moins visible mais durable en Afrique du Nord, notamment entre la Libye, la Tunisie et l’Algérie. C’est pourquoi il est vital de créer une continuité des relations entre les structures profondes des bureaucraties étatiques, afin de mieux se comprendre, en particulier lorsque les intérêts divergent.
Pour l’Italie, la nécessité de structurer une relation avec la France découle de certaines tendances géopolitiques de ces dernières années. Le chaos en Méditerranée s’accroît. Des puissances anciennes et nouvelles ont des attitudes menaçantes dans notre mer intérieure. Les États-Unis modifient la manière dont ils exercent leur primauté en Méditerranée, acceptant davantage de désordre, ce qui signifie que la première puissance mondiale n’est pas toujours là pour tirer les marrons du feu à notre place. Nous devons, tout comme la France, desserrer les contraintes fiscales de l’UE imposées par la primauté allemande. La guerre en Ukraine montre que les alliés militaires les plus précieux des États-Unis se trouvent au nord-est, le long de la première ligne de confinement de la Russie. Le centre de gravité stratégique s’éloigne ainsi de la Méditerranée. Mais, dans le même temps, les ondes de choc provoquées par l’agression russe se déchargent entre le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. C’est là que l’OTAN est la plus exposée.
La principale différence de perception entre la France et l’Italie concerne la Turquie. Pour vous, Français, la Turquie est une menace intérieure, accusée d’alimenter le séparatisme islamiste. Nous, Italiens, sommes plus enclins à nous entendre avec Ankara, même si nous nous méfions de son activisme dans les ports de nos côtes. Nous voyons sa présence en Tripolitaine comme une opportunité à exploiter pour reprendre des positions en Libye. Cette différence n’est pas un obstacle au dialogue. Au contraire, nous pourrions même à l’avenir nous partager les tâches. Avec la France appelée à repousser les menaces turques sur la Grèce et l’Italie appelée à amener Ankara à une médiation avec Athènes.
La relation avec la France n’est pas exclusive. L’Italie tente de structurer ses relations avec un noyau européen de pays occidentaux qui comprend également l’Allemagne et l’Espagne. Ce qui unit ces pays, c’est la nécessité de contrebalancer le déplacement du poids décisionnel vers le nouveau rideau de fer.
Cela n’est guère perçu par la population, où subsiste un noyau de méfiance non majoritaire, mais non négligeable à l’égard de la France. Il ne met pas en péril les relations, mais il empêche l’établissement d’un climat de confiance totale entre les deux pays.
Giorgia Meloni poursuit une politique étrangère très atlantiste qui ne semble guère différente de celle du Parti démocrate ou de la démocratie chrétienne. La politique étrangère fait-elle consensus en Italie si bien que même des nationalistes restent liés à Washington ?
La politique étrangère italienne découle davantage des contraintes auxquelles nous sommes soumis que de la volonté du peuple. Le gouvernement italien n’a pas de marge de manœuvre pour mener une politique moins dépendante des États-Unis. L’atlantisme est alors un moyen pour ce gouvernement de gagner en crédibilité à Washington, où il est surveillé de près. Enfin, c’est toute l’Union européenne qui s’est atlantisée ces dernières années, notamment depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Dans un monde qui entre dans la logique de la guerre, ceux qui sont habitués à fonctionner dans la logique économique (comme l’UE ou l’Italie) écrasent inévitablement ceux dont les sources de pouvoir sont centrées sur l’élément guerrier.
À lire également
Relations économiques France-Italie : une opportunité stratégique majeure
L’inflexibilité de la politique étrangère italienne à l’égard des États-Unis dépend de deux facteurs.
Premièrement, les États-Unis disposent de plus de leviers d’influence en Italie qu’en France. Ils y ont leur cinquième contingent militaire au monde, ils ont des relations étroites avec l’appareil d’État, ils ont une présence ostensible dans le domaine du renseignement, ils peuvent faire pression par l’intermédiaire des marchés financiers sur la solvabilité de notre importante dette publique.
Deuxièmement, les Italiens ont un attachement presque sentimental à l’Amérique. Je ne veux pas dire que nous sommes tous pro-américains dans ce pays, bien au contraire. Je veux dire que les Italiens, surtout au niveau de la classe dirigeante, ont l’habitude de raisonner avec l’Amérique comme alpha et oméga de toute discussion. C’est tout à fait différent du mode de raisonnement des Français, qui sont beaucoup plus autonomes dans leur représentation.
Par conséquent, une approche stratégique utile pour Rome n’est pas d’essayer, comme le fait Paris, de s’ériger en troisième pôle entre les États-Unis et leur premier rival (l’URSS avec de Gaulle, la Chine aujourd’hui). Pour l’Italie, il s’agit de rechercher un rôle actif qui contribue à protéger le système euro-atlantique sur lequel elle s’est reconstruite après la Seconde Guerre mondiale. L’espace dans lequel nous pouvons construire ce rôle est la Méditerranée, parce que c’est là que se trouvent nos intérêts les plus délicats et parce que c’est le ventre mou de l’empire américain informel en Europe. Nous ne pouvons pas le faire seuls, nous devons nous proposer comme référence pour l’OTAN et l’UE sur le front sud. Mais il doit être clair que nous agissons dans une perspective italienne. Ce n’est qu’à cette condition que nous serons pris au sérieux et que nous ne serons pas considérés comme les émissaires de quelqu’un d’autre. Car, outre un problème de ressources, notre pays souffre d’un problème de crédibilité. Et la crédibilité se construit aussi en recommençant à faire peur et à ne pas être prise pour acquise.
De plus en plus d’entreprises chinoises investissent dans les ports italiens. Cela ne représente-t-il pas un danger pour les entreprises italiennes ainsi que pour les relations avec les États-Unis ?
Oui, c’est un danger. Cependant, depuis quelques années, les autorités italiennes exercent un contrôle accru sur les investissements stratégiques. Le golden power a déjà été utilisé à quatre reprises par plusieurs gouvernements. Rome est plus consciente que la partie entre les États-Unis et la Chine se joue, au moins en Europe, sur la pénétration technologique, dont les ports sont une composante, parce qu’ils sont de plus en plus des hubs doubles où les technologies numériques peuvent exercer une fonction de contrôle sur le commerce et les flux de données.
Par ailleurs, le gouvernement actuel a manifesté son intention de ne pas renouveler l’accord d’adhésion aux nouvelles routes de la soie signé en 2019. Cette signature a été une erreur, car nous l’avons perçue comme une initiative commerciale alors que les Chinois (et les Américains) l’ont perçue comme une entrée dans un projet stratégique contre-mondialiste, c’est-à-dire anti-hégémonique. Aujourd’hui, nous risquons de faire un excès de zèle dans le sens inverse : il n’y a probablement pas de réelle nécessité stratégique à annuler quelque chose qui n’a jamais eu d’effet pratique (les échanges économiques n’ont jamais vraiment décollé). D’autant plus qu’en ce moment, les États-Unis de Biden envisagent d’apaiser les tensions avec la Chine, par exemple en envisageant de l’impliquer dans une médiation sur la guerre en Ukraine.
Cette attitude italienne tient peut-être à deux considérations. La première est que, précisément en raison de cette détente temporaire et tactique, qui oblige Pékin à se montrer plus responsable aux yeux des Européens, on peut se permettre un manque de courtoisie à l’égard des Chinois. La seconde est que le gouvernement Meloni resserre ses relations, notamment en matière de défense, avec les puissances les plus alignées sur les États-Unis, à savoir le Royaume-Uni et le Japon, ce qui pourrait exiger d’un exécutif sous surveillance spéciale des Américains une déclaration de loyauté telle que le renoncement à l’accord avec les Chinois.
À lire également
Après le traité du Quirinal, quelles relations entre la France et l’Italie ?
Vu de France, on a l’impression que la vie politique italienne se renouvelle très vite. Des hommes comme Matteo Renzi, Beppe Grillo ou Matteo Salvini ont été puissants, ils ont capté une part importante de l’électorat puis ils ont disparu ou presque. Quelles sont les raisons de cet effacement : l’échec de leur politique, la lassitude des électeurs ?
Depuis au moins dix ans, une grande partie de l’électorat italien est mécontente de la direction du pays et de la classe dirigeante et souhaite un changement. Ils ne votent pas tant pour des personnalités en qui ils croient que pour des personnalités qui n’ont pas fait partie du « système », qui viennent de l’extérieur. Cependant, dès que ces hommes politiques accèdent au pouvoir, ils se corrompent, ils découvrent qu’ils ne peuvent pas apporter le renouveau nécessaire. Et l’électorat devient encore plus méfiant. Cette tendance est très risquée. Parce qu’elle amène au pouvoir des extrémistes ou des incompétents. Ou parce qu’elle pousse une grande partie de la population à la passivité.
Les systèmes criminels du Nigeria prennent de plus en plus de place en Europe, notamment dans le trafic de migrants. Les mafias italiennes sont-elles liées à ces réseaux criminels et si oui, comment font-elles pour maintenir leur domination sans être débordées par ces nouvelles criminalités ?
Les mafias nigérianes sont en concurrence avec les mafias italiennes. Mais surtout, elles sont en concurrence les unes avec les autres. Ce qui leur permet de s’implanter en Europe, c’est justement leur extraordinaire violence. Elles ne font pas de violence, du moins en Italie, à la population locale. Ils se font la guerre entre eux. Une guerre sanglante et sans merci. L’Europe, de leur point de vue, n’est pas seulement un marché, c’est le théâtre où ils exportent la guerre civile des mafias nigérianes. Tant de violence est le secret de leur réussite : seuls ceux qui parviennent à survivre à cette rude sélection naturelle l’emportent. Cette guerre permet de trouver des formes d’alliance temporaires même avec les mafias italiennes. Mais la détermination des sectes nigérianes enlève des parts de marché aux organisations criminelles italiennes.
La démographie italienne est très faible, ce qui pose des problèmes pour le financement des systèmes sociaux ainsi que pour l’avenir de l’Italie. Quelles sont pour vous les causes de cette très faible natalité et comment cela est-il traité au niveau politique ?
La crise démographique italienne est notre plus grande vulnérabilité stratégique. Elle a des racines anciennes qu’il est difficile de réformer. Par exemple, ce n’est pas une coïncidence si les trois pays ayant l’âge médian le plus élevé au monde sont l’Italie, le Japon et l’Allemagne : ce sont les perdants de la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit pas seulement de la diffusion du mode de vie occidental, plus individualiste et donc moins propice à la construction d’une famille. Il ne s’agit pas non plus des pertes subies pendant le conflit de 1939-1945, au cours duquel l’Italie a d’ailleurs perdu beaucoup moins de vies que pendant la Première Guerre mondiale. C’est comme si la défaite dans cette guerre totale avait coupé les ailes de leur vitalité et les avait conduits à concentrer leur créativité et leur recherche du succès uniquement dans la sphère économique.
Le problème italien n’est pas seulement le faible taux de natalité. Nous sommes également redevenus un pays d’émigration. Cela peut surprendre, car les débarquements de migrants font davantage la une des journaux. Mais l’émigration des jeunes diplômés qui ne trouvent pas de place sur le marché du travail national est un phénomène structurel et de grande ampleur.
L’Italie du Sud a toujours été une terre d’émigration de main-d’œuvre peu qualifiée, d’abord vers les Amériques, puis vers les principaux pays industrialisés d’Europe. Mais aujourd’hui, l’Italie du Nord s’y est jointe. La tragédie, c’est que nous investissons d’énormes ressources dans la formation universitaire de jeunes talents que nous ne parvenons pas à retenir. Nous manquons de main-d’œuvre à tous les niveaux de la chaîne de production : main-d’œuvre non qualifiée, travailleurs qualifiés, cerveaux innovants.
En outre, le débat politique sur l’immigration est tellement toxique qu’aucun discours stratégique digne de ce nom ne peut avoir lieu. Par exemple, nous ne pouvons pas discuter du nombre de migrants dont notre économie a besoin, dans quels secteurs et où les trouver.
Enfin, je trouve que le discours public se concentre sur les mauvaises choses : nous parlons beaucoup d’encourager le taux de natalité, mais je ne suis pas sûr que si nous avions plus d’incitations, nous aurions plus d’enfants. Cela a beaucoup à voir avec un mode de vie de moins en moins compatible avec la paternité et la maternité. Surtout, les décisions que nous prenons aujourd’hui ne porteront leurs fruits que dans vingt-cinq ans. Or, l’urgence démographique, c’est aujourd’hui.
L’enjeu est industriel et géopolitique : il s’agit de doter le pays de la main-d’œuvre et des cerveaux nécessaires pour placer l’Italie dans la redistribution des chaînes de production stratégiques. Cette redistribution est en cours parce que les États-Unis entendent donner à la mondialisation une forme différente, adaptée à la concurrence avec la Chine. Dans ce jeu, les pays occidentaux peuvent tirer de nombreux avantages. L’Italie possède plusieurs niches dans le secteur des semi-conducteurs ou des batteries, pour ne citer que deux exemples. Mais il faut avoir des scientifiques, des chercheurs, des travailleurs hautement spécialisés.
À lire également