La RDA ne laisse pas ses citoyens indifférents. Le nombre d’articles scientifiques ou de vulgarisation, le phénomène de l’Ostalgie et sa dérive marketing, les safaris à Berlin en Trabant, les films à grand public sur la RDA et la chute du Mur, témoignent de façons diverses de ce vif intérêt envers l’expérience socialiste en RDA.
En procédant à leurs entretiens qui constituent la matière principale de leur ouvrage, les auteures distinguent trois générations de citoyens de RDA. La première, celle des fondateurs, née entre 1900 et 1920, ayant vécu le nazisme, la résistance antifasciste et la construction d’une «meilleure Allemagne», faisait profondément sens et méritait un soutien inconditionnel. La deuxième génération est celle du baby-boom, les personnes nées dans les années 1940 et 1950, que l’on appelle Hineingeborene, les « nés dedans » car ils grandissent dans le système socialiste réel et en traversent toutes les étapes. Pour eux, la révolution de 1989 est souvent dans un premier temps difficile à vivre car, à 50 ans, il est difficile de se réinventer sur le plan personnel et professionnel . Enfin, la troisième génération est celle des Wendekinder, les enfants de la transition, qui sont nés autour des années 1970. Si la chute du Mur, soudaine fait figure d’événement fondateur dont la signification n’est guère contestée, il n’en est pas de même du terme qualifiant la réunion des deux Allemagnes. On rencontre souvent le terme de réunification, Wiedervereinigung, dans les médias, à côté de celui d’unification, Vereinigung. Il est en effet erroné de parler de réunification au sens strict, dans la mesure où des territoires à l’Est ont été perdus après 1945, certains disaient donc que l’Allemagne avait été coupée non pas en deux mais en trois : RFA, RDA et territoires perdus, ceux situés à l’est de la ligne Oder-Neisse. Tout le monde, en dehors d’une partie de l’extrême droite, reconnaît aujourd’hui que ces territoires ne seront plus jamais allemands et qu’il est normal que la RFA n’ait plus de droits sur eux. Mais le terme d’unification est plus juste que celui de réunification si l’on souhaite prendre en compte cette réalité historique. En 1990, les partis politiques de la RFA emploient différents mots pour parler de ce phénomène : la CDU parle volontiers de « réunification » et d’« adhésion » (Wiedervereinigung et Beitritt), le FDP d’« unification » (Vereinigung) et le SPD d’« entente » (Einigung). Les Verts, le PDS et une partie des mouvements citoyens parlent en revanche d’« annexion » ou de la RDA « bradée » (Vereinnahmung, Einverleibung, Ausverkauf der DDR). La dénomination de l’événement est donc très différente selon les expériences passées et présentes : d’aucuns parlent d’un « tournant », d’autres de « révolution pacifique » ou encore de « bouleversement », de « renversement », de « contre-révolution », d’« effondrement », d’ « annexion », voire d’une « OPA hostile ».
Une occasion de mener une réflexion commune sur les fondements d’un nouvel État allemand a indéniablement été perdue à ce moment-là jugent les auteures : si des citoyens, des juristes est-allemands et ouest-allemands avaient de concert décidé de rédiger une nouvelle Constitution, ils auraient par exemple dû se confronter à certaines différences entre les deux régimes, et modifier le droit de la nationalité (droit du sang comme en RFA ou droit du sol comme en RDA), la législation sur l’avortement, plus libérale à l’Est, la question du droit au logement et au travail qui étaient des garanties de droit en RDA pour les citoyens. Autant de questions qui auraient éventuellement permis de prendre en compte des aspects positifs de la politique sociale de la RDA. Cela n’a pas été le cas, la RDA n’a rien pu mettre dans la corbeille de mariage. En effet si les autorité allemandes s’étaient lancées dans ce processus constitutionnel cela aurait repoussé pour bien des mois la réunification allemande, et qui sait aurait pu en modifier les conditions. Le vœu de l’immense majorité du peuple allemand n’était-il pas de réaliser tout de suite l’unification. La seule réforme du régime communiste qui resta exempte de pourparlers est la réforme agraire (Bodenreform) qui avait été conduite dans la zone d’occupation soviétique dans l’immédiat après-guerre afin d’exproprier les grands propriétaires terriens, les junkers, et de collectiviser leurs terres sur le modèle des kolkhozes de l’URSS. Mikhaïl Gorbatchev avait en effet posé cette condition avant de donner son accord à la réunification.
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Cette expérience de l’implacable radicalité des événements, qui obligeait à changer de vie, a pu se traduire par une certaine nostalgie de la RDA, qui transparaît dans la mémoire de beaucoup d’Allemands de l’Est. Ce phénomène en régression aujourd’hui, appelé l’« Ostalgie », est très marqué dans les années 1990 et 2000. Aujourd’hui, il exprime avant tout un besoin de revaloriser la société de la RDA, même si elle ne connaissait pas l’abondance des biens de consommation. Ce besoin de se distancier de la société de consommation, au profit de ce que l’on appellerait aujourd’hui la décroissance, va de pair avec la recherche d’une réduction des inégalités dans le partage des richesses, et avec la mesure des performances d’un pays en fonction d’autres critères que son PIB. Or, tout ceci fait écho à des thématiques extrêmement actuelles sur la nécessité de freiner le développement économique pour sauver la planète de la catastrophe, sur la nécessité de sortir de la course au toujours plus, toujours plus vite, sur l’idée que la recherche de la croissance, fût-elle « verte », serait devenue une idéologie à laquelle on sacrifie bien trop de choses.
Ainsi, trente ans après l’unification, une fracture persiste. Les deux Allemagne restent encore, toute chose égale par ailleurs, étrangères l’une à l’autre. Le rapport à la RDA n’est pas serein au sein de l’Allemagne unifiée. On le constate dans le quotidien des Allemands de l’Ouest installés dans les nouveaux Länder : à Berlin, dans le Brandebourg, en Thuringe, en Saxe, dans le Mecklembourg-Poméranie et en Saxe-Anhalt. On a pu le constater également à propos du débat en 2004 sur l’avenir du palais de la République, un monument emblématique de la RDA, détruit pour reconstruire le château des Hohenzollern et redonner à Berlin son ancien visage, alors que les citoyens est-allemands avaient tous entendu les dignitaires du SED répéter à l’envi que ce château symbolisait la noblesse et le militarisme prussiens.
Cette série d’entretiens, assortis de commentaires avisés dresse un état des lieux de la RDA après la RDA : qu’est-ce que la RDA aujourd’hui ? Comment cet objet politique, historique, mémoriel, se décline-t-il dans les mémoires collectives, individuelles, familiales, officielles ou non officielles, dans les discours médiatiques, dans les prises de position des dirigeants politiques, dans la recherche scientifique ? En un mot : quo vadis RDA ? Mieux appréhender ces phénomènes est essentiel pour mieux comprendre l’Allemagne, notre principal partenaire, scruter son destin et de ce fait celui de l’Europe tout entière.