À moins d’une semaine de son élection présidentielle, la Turquie se trouve face à un tournant majeur de son histoire. Le règne de Recep Tayyip Erdogan a consisté en la critique de l’héritage kémaliste au profit d’un renouement avec le passé ottoman. Depuis, Ankara s’est éloignée des puissances occidentales et joue un jeu trouble dans la région, à l’équilibre fragile. Ardavan Amir-Aslani analyse les perspectives géopolitiques du régime d’Erdogan.
Avocat au barreau de Paris, Ardavan Amir-Aslani enseigne la géopolitique du Moyen-Orient à l’École de guerre économique. Il a publié plusieurs essais sur les pays du Moyen-Orient, Arabie Saoudite : de l’influence à la décadence (Éditions l’Archipel), Le Siècle des défis (Éditions l’Archipel) et dernièrement, La Turquie : nouveau califat ? (Éditions l’Archipel).
Propos recueillis par Valentin Schirmer.
Votre analyse s’articule autour de trois concepts clés qui définissent la vision politique qui prédomine depuis l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan : le califat, le pantouranisme, et le néo-ottomanisme. Pouvez-vous expliciter ces concepts ?
Erdogan ne pense qu’à une seule chose : défaire ce qu’a fait Atatürk, à savoir une République moderne et laïque à l’européenne. Il souhaite revenir au passé, parce qu’il vit la réduction territoriale de ce que fut naguère l’Empire ottoman comme un traumatisme et une humiliation. Il ne perçoit donc le monde d’aujourd’hui qu’au regard de cet Empire ottoman disparu. Cela implique l’association des pouvoirs temporel et religieux.
Côté temporel, il veut retrouver, autant que possible, la majesté historique de la Turquie, par exemple en négociant les eaux territoriales de la Grèce en Méditerranée orientale, ou en contenant la question kurde pour empêcher une nouvelle réduction du territoire turc.
Pour ce qui concerne la dimension religieuse, il faut rappeler que les deux villes saintes de l’Islam étaient situées sur le territoire de l’Empire ottoman, qui a toujours gardé le leadership du monde musulman pendant cette période. Il était parvenu à coloniser les régions historiques de l’Islam, à savoir le Moyen-Orient et le golfe Persique. Erdogan aspire donc également à replacer la Turquie en chef de file de l’Islam.
Enfin, vous avez le pantouranisme, ou panturquisme. Cette idéologie désigne l’aspiration de la Turquie à prendre la tête de la communauté turcophone dans le monde, principalement regroupée dans le Caucase et en Asie centrale. Elle essaie d’y parvenir, notamment en profitant du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. La Turquie creuse en effet à travers l’Arménie le corridor de Zangezur, qui est amené à lui permettre un accès terrestre aux autres régions turcophones.
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« Erdogan bluffe et joue la montre »
À une semaine de l’élection présidentielle turque, quelles sont les chances d’Erdogan de se maintenir au pouvoir ?
Un tremblement de terre tragique a secoué le pays dernièrement. Consubstantiellement, Erdogan avait la possibilité de reporter les élections de 6 mois s’il considérait que cet événement venait à lui être néfaste. Il ne l’a pas fait. Il est absolument convaincu de sa victoire. Bien que les médias occidentaux affirment qu’il accuse un retard de huit points dans les sondages sur l’opposition, je pense qu’il l’emportera.
D’ailleurs, une autre question intéressante est de savoir ce qu’il fera s’il devait perdre l’élection. Est-il quelqu’un qui se contentera de serrer la main de son concurrent en lui laissant les clés du pays ? Ou bien va-t-il vouloir rester coûte que coûte par l’intermédiaire d’un coup d’État ? Rappelez-vous qu’il a décapité l’Armée, la haute fonction publique, et la magistrature pour placer ses alliés. Même s’il devait s’incliner par les urnes et accepter sa défaite, je vois mal comment son successeur pourrait gouverner étant donné le profond remaniement de l’État profond turc. Je pense donc qu’il va gagner.
Pendant plusieurs décennies, la Turquie a fait figure d’exception dans le monde musulman en entretenant des relations diplomatiques avec l’État d’Israël. Si les années 2010 ont pu augurer une montée des tensions entre les deux Etats, qu’en est-il aujourd’hui ?
Cette dégradation n’est plus à l’ordre du jour. Il y a eu effectivement une montée des tensions en 2010, lorsqu’un ferry turc souhaitant approvisionner en nourriture la bande de Gaza a été pris d’assaut par des soldats israéliens, et que des Turcs ont été tués. La Turquie soutenait alors les Frères musulmans et le Hamas. Mais elle a fini par constater que le pragmatisme dictait une meilleure entente avec Israël, et a décidé de basculer. Aujourd’hui, la Turquie et Israël sont de nouveau réconciliés, et leurs relations sont excellentes. Ils procèdent à des manœuvres militaires communes. Je ne pense pas que l’on puisse qualifier cette relation de néfaste.
Comment qualifier l’état des relations turques avec l’Arabie saoudite et l’Iran ? La Turquie a-t-elle les moyens de s’affirmer comme puissance régionale ?
Le rapprochement avec l’Arabie saoudite a eu lieu après l’affaire Khashoggi. Pendant cette crise diplomatique, la Turquie est allée jusqu’à distiller chaque semaine des informations à travers les médias pour humilier les Saoudiens. Après cet incident, l’économie turque est tombée en ruines, et Erdogan a révisé totalement sa stratégie vis-à-vis de Riyad. Il a rendu le dossier à l’Arabie saoudite, qui en retour, a investi massivement dans l’économie turque, et les relations se sont améliorées. Erdogan a toujours conservé un regard pragmatique sur ces questions.
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Avec l’Iran, les relations ne sont en revanche pas au beau fixe, notamment en raison du soutien iranien apporté à l’Arménie. L’Iran souhaite également un accès au Caucase, et dispose d’une importante diaspora arménienne sur son territoire. De ce fait, il s’oppose aux desseins turco-azéris dans la région. D’ailleurs, le ministre des Affaires étrangères iranien s’est rendu sur place en octobre dernier, et a créé un consulat sur la voie tracée par les Turcs pour mettre en place le corridor de Zangezur. Plusieurs manœuvres militaires iraniennes ont également eu lieu sur la frontière pour manifester leur désaccord aux Azéris.
Quant au fait de qualifier la Turquie de puissance régionale, il faut se remémorer les propos de l’ancien ministre des Affaires étrangères turc, par la suite devenu Premier ministre en 2014, Ahmet Davutoğlu. Celui-ci disait que la Turquie avait « zéro problème avec ses voisins ». La réalité actuelle est que la Turquie a des problèmes avec tous ses voisins, sans exception aucune. Ils bombardent le nord de l’Irak et les zones kurdes. Même sur la question syrienne, Erdogan est en train de faire volte-face. Il est craint en Méditerranée orientale à cause de l’occupation du nord de l’île de Chypre, ce qui provoque des heurts quotidiens avec la Grèce. Je ne sais donc pas si la Turquie est réellement une puissance régionale. En tout cas, c’est une puissance militaire qui compte. Ses alliés changent au gré du temps.
Comment expliquer la volonté de la Turquie de se tourner vers le continent africain ?
Là encore, il s’agit de pur pragmatisme économique. La Turquie n’a pas d’histoire coloniale en Afrique subsaharienne. Elle dispose de grands groupes de construction qui souhaite développer leurs affaires. Une chose étonnante cependant. Les Turcs sont souvent présents dans les zones d’action du groupe Wagner. Les Russes semblent avoir une tolérance pour les Turcs qu’ils n’ont pas pour l’Occident. D’où le double jeu de la Turquie avec l’Ukraine et la Russie.
La Turquie semble avoir définitivement acté un basculement diplomatique de l’Europe vers l’Asie centrale et orientale. Est-il à craindre, par conséquent, un durcissement de la situation à Chypre ?
Les Turcs ont-ils déjà rendu quelque chose qu’ils avaient conquis ? Jamais. Ils occupent cette île depuis bientôt 60 ans. Ils ont procédé à un remplacement démographique en expulsant les Grecs chypriotes orthodoxes vers la partie sud, et en amenant dans le nord des centaines de milliers de paysans d’Anatolie. Je ne sais donc même pas si les Grecs ont envie de récupérer la partie septentrionale de l’île. Quand la question leur a été posée, ils ont d’ailleurs répondu « non ».
La Turquie sait très bien, en revanche, qu’elle déclarera la guerre à l’Union européenne si elle aspire à récupérer la partie Sud de Chypre. Elle peut, cependant, s’intéresser à certaines îles à proximité de ses frontières, qui relèvent de la souveraineté grecque et qui ne sont pas habitées. Quoiqu’il en soit, la puissance turque est surtout la conséquence de la faiblesse de l’Europe. Celle-ci cède continuellement à la stratégie de chantage d’Erdogan, qu’il a toujours mis en place. La question des migrants n’en est qu’un exemple.
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