Avant de lire cette chronique, vous devez vous engager à ne pas révéler à Mme Alice Coffin la source de cette citation, qui n’est pas issue d’un manuel de géopolitique ou d’un rapport critique sur les interventions américaines au Moyen-Orient, mais… de la Physiologie du mariage d’Honoré de Balzac (1799-1850) !
Cette œuvre, publiée sous la signature anonyme d’un « jeune célibataire » (Balzac a alors 30 ans), est composée d’aphorismes plus ou moins développés, réunis en chapitres dont chacun porte le nom de « méditation ». Notre phrase provient de la méditation V et porte le numéro XVII.
On voit évidemment tout le profit que pourraient en tirer les pourfendeuses de l’ordre patriarcal avec le manque total de sens de l’histoire et de l’humour qui caractérise les plus déchaînées d’entre elles. En la transposant à la géopolitique, la phrase offre un excellent guide d’action, et notamment de l’action militaire, et ce à toutes les échelles : elle résume aussi bien l’esprit du close combat, aux antipodes des interminables bagarres des films d’action, que les conceptions stratégiques les plus ambitieuses, à l’échelle des États, des continents, voire de la planète entière.
Les deux termes de l’alternative méritent qu’on s’y arrête. Ne pas frapper fort ou souvent, cela permet d’économiser ses forces, de ne pas s’engager de façon quelque peu irréfléchie, donc de garder des réserves. La « démonstration de force » est aussi d’autant plus marquante qu’elle reste exceptionnelle – on finit par s’habituer à tout, même à la violence. Frapper « juste » peut se lire dans un double sens : frapper au bon endroit, de façon à maximiser l’effet de son action et de ne pas avoir à la répéter (évitant ainsi le « souvent », autant que le « fort ») ; mais aussi frapper à bon escient, avec une forme de légitimité qui peut être reconnue, sinon par son ennemi, peu enclin bien sûr à admettre sur le moment le bien-fondé de la frappe, du moins par les autres témoins de l’opération – alliés, témoins neutres, membres de la « communauté internationale », médias… Balzac complète ainsi la formule de Pascal (1623-1662), autre excellent résumé de ce qu’on peut appeler le dilemme de la puissance que tentent de résoudre la sécurité collective et l’action de l’ONU : « La force sans le droit est injuste, le droit sans la force est impuissant. »
Un si grand nombre de situations historiques pourraient illustrer notre citation qu’on s’étonne de ne pas la trouver au fronton de toutes les écoles de guerre ou instituts de formation des dirigeants politiques. L’exemple le plus éloquent est sans doute celui de la Grande-Bretagne[1] au moment des guerres de la Révolution et du Premier Empire. Instigatrice et financière de sept coalitions contre la France et ses alliés, elle engage surtout sa flotte de guerre, dans une stratégie de blocus poursuivi inlassablement pendant quelque vingt ans, minimisant ses pertes. Le Royaume-Uni n’envoie de soldats sur le continent qu’à partir de 1808, pour défendre le Portugal d’abord, puis soutenir l’Espagne en révolte contre le roi étranger que Napoléon veut lui imposer. Ces troupes participent à l’occupation de la France en 1814, et sont directement confrontées à l’empereur à Waterloo en 1815. Mais leurs effectifs sont limités : 30 000 hommes dans la péninsule ibérique, 25 000 Britanniques seulement à Waterloo – la majorité de l’armée de Wellington était constituée de contingents néerlandais et germaniques, sans parler des Prussiens qui décident de la victoire sur le tard. Napoléon a certes remporté un nombre impressionnant de batailles sur le continent durant deux décennies, frappant « souvent et fort », mais à la fin, c’est le Royaume-Uni qui l’emporte : il a frappé juste.
Nul doute que les stratèges américains de 2021 méditent à leur tour et la phrase de Balzac, et le « modèle » britannique dont ils ont commencé à s’inspirer depuis le livre de l’amiral Mahan, paru en 1890 : The Influence of Sea Power in History (1660-1783). Car depuis 1945, les États-Unis n’affichent ni la litanie de glorieuses victoires napoléoniennes ni les succès décisifs de la thalassocratie britannique.
[1] L’union de l’Angleterre et de l’Écosse en 1707 a donné naissance au royaume de Grande-Bretagne ; l’adjonction de l’Irlande en 1801 crée le « Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande ».