La propagande des idées : pourquoi le Taylorisme s’est imposé en France ?

25 janvier 2024

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Machiniste à la société Tabor, où les méthodes de Taylor sont mises en pratique dès 1905. (c) wikipédia

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La propagande des idées : pourquoi le Taylorisme s’est imposé en France ?

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Quand on se représente la Révolution Industrielle en France, à l’aube de la Grande Guerre, on s’imagine des ouvriers dans une usine, l’un plantant un clou, l’autre assemblant des tôles, ou le dernier transportant des caisses. Le taylorisme, ou « travail à la chaîne », domine alors l’organisation du travail. Comment a-t-il convaincu les patrons ? Une analyse de François Gerber et Christophe Assens.

Dans la gestion d’une entreprise, le plus important n’est pas d’être efficace, mais efficient. Autrement-dit, il s’agit d’atteindre une performance économique en utilisant avec intelligence les ressources matérielles et humaines, sans les gaspiller, en cherchant à optimiser leur potentiel dans la fabrication de biens et services. Cette découverte date de la fin du XIXe siècle, avec la théorie sur l’organisation scientifique du travail. Elle vise à rendre l’industrie efficiente, grâce au découpage séquentiel des tâches dans une « chaîne de production », au sein de laquelle il est possible de surveiller les gains de productivité au travail.

Avant Taylor

Traditionnellement, on attribue la paternité de la découverte sur l’organisation scientifique du travail à un ingénieur américain Frederick Winslow Taylor qui expose les méthodes scientifiques du travail dans une brochure datant de 1911. D’après les travaux d’investigation historique menés par François Gerber[1] et par Frédérique Barnier[2], cette conception est inexacte. L’organisation scientifique du travail est d’abord théorisée en France, avant de l’être aux États-Unis. Dans l’histoire, le premier document traitant de l’organisation scientifique du travail remonte à 1888. Il est intitulé « Étude sur l’organisation des services techniques dans les manufactures d’armes ». Il est rédigé par le polytechnicien de l’artillerie Gustave Ply, dans le prolongement des travaux antérieurs du colonel Abaut et du commandant Rimailho[3]. L’organisation scientifique du travail « à la française » est donc élaborée à la fin du XIXe siècle par les polytechniciens de l’artillerie pour les besoins de l’industrie française d’armement. Dans ces circonstances, pourquoi les travaux de Taylor sont-ils devenus aussi populaires en France, au point d’éclipser le génie précurseur des polytechniciens de l’artillerie ?

Tout repose sur l’action d’Henry Le Chatelier au centre d’une propagande en faveur de Taylor. De la promotion de 1869 à Polytechnique, comme Gustave Ply, Henry Le Chatelier devient sous-lieutenant en septembre 1870 et participe aux opérations de la guerre pendant quelques semaines. Puis il rejoint l’École des Mines, comme école d’application et s’oriente vers la chimie et en particulier celle des métaux. Intervenant dans l’industrie, vers la fin du siècle il se passionne pour l’organisation du travail dans l’entreprise industrielle et l’entreprise métallurgique en particulier.

De toute évidence, Henry Le Chatelier est fasciné par la modernité et il l’est tout autant par le mode de vie américain, dans lequel il voit un modèle, et la préfiguration à quelques années de distance de ce qui se fera en France et en Europe. La technicité de la société américaine et en particulier de son expression dans le domaine de la production le conduit à considérer rapidement qu’il s’agit du seul mode efficace d’organisation, qu’il convient de promouvoir en France par des méthodes similaires.

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Le rôle d’Henry Le Chatelier

Son influence – et ce que l’on peut appeler son réseau – lui permettent de créer à partir de 1904 une Revue de métallurgie qu’il consacre à la diffusion de ces nouvelles conceptions et en particulier à la pensée de Taylor. Henry Le Chatelier part du principe selon lequel les sciences industrielles constituent un corps de principe et de savoir aux prétentions universelles, situées en quelque sorte au sommet de la connaissance. Désormais, ce corps de principe et de savoir doit être ordonné par un système qu’Henry Le Chatelier considère comme le meilleur pouvant exister : l’organisation pratique et rationnelle des entreprises, qui synthétise à la fois l’esprit scientifique, le dernier état de la connaissance et répond aux besoins de l’industrie. Henry Le Chatelier bénéficie de la connaissance précise des grandes transformations qui affectent le domaine de la métallurgie industrielle depuis près de 30 ans, et il considère que sa revue doit être un site d’information à destination des ingénieurs et des patrons de l’industrie métallurgique.

Mais il la conçoit également comme un site de débats concernant les nouvelles technologies et la science des organisations, sans omettre la problématique de la condition ouvrière. De nombreuses rubriques sont consacrées dans la Revue de métallurgie à l’organisation du travail. Son projet vient compléter les publications françaises majeures que sont d’une part Revue universelle des Mines, de la métallurgie de la mécanique, des travaux publics, des sciences et des arts appliqués à l’industrie, crée en 1867, publication franco-belge, et la fameuse Revue de l’Artillerie qui est concentrée sur les inventions à caractère militaire. Elle paraît pour la première fois en 1872.

Henry Le Chatelier connaît bien entendu l’ensemble de ces publications lorsqu’il décide de créer la revue avec son collègue Léon Guillet. Il établit des relations entre les scientifiques et les dirigeants d’industrie français et étrangers : les seuls qui semblent être éliminés de son projet sont précisément les officiers, qu’ils soient ou non polytechniciens et en particulier les membres des établissements d’artillerie.

Cette carence qui n’a jamais été relevée, interroge notablement sur le comportement de Henry Le Chatelier. Bien entendu, un scientifique de son niveau ne peut ignorer la réalité du fonctionnement de structures aussi capitales que les établissements d’artillerie. En outre, il acquiert par ses relations avec Taylor une connaissance pointue du fonctionnement des usines métallurgiques en général et des ateliers d’armement américains en particulier dont certaines publications attestent qu’ils ont un retard tout à fait conséquent sur le plan de l’organisation et des méthodes de production par rapport à la France à cette époque. Il n’est pas possible de concevoir que Henry Le Chatelier ne soit pas informé de l’organisation efficiente dans l’industrie militaire française, dont les condisciples de sa promotion à l’X, ou des promotions précédentes et suivantes constituent l’épine dorsale. Nous savons par la lecture de La Revue de métallurgie que parallèlement, il publie des articles provenant des usines privées qui produisent du matériel d’armement à destination de l’armée. En conséquence, le fait de passer sous silence non seulement l’existence des établissements d’artillerie, mais de surcroît l’expérience essentielle qu’ils ont désormais acquise en matière d’organisation efficiente du travail, nous paraît surprenant.

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Mais il faut préciser que les ambitions personnelles d’Henry Le Chatelier sont importantes et qu’il entend mettre ce projet à leur service : n’a t-il pas dû se présenter à cinq reprises à l’Académie des sciences avant d’y être élu en 1907 ? La création de la Revue de métallurgie est placée au service de cette ambition professionnelle. En effet, chaque année, elle publie à la fois un recueil de mémoires techniques composé d’un millier de page, et un second d’importance similaire récapitulant l’ensemble des livres ou articles publiés dans le monde, consacrés à la métallurgie. Dans ces conditions, nous pouvons comprendre que l’évocation de l’exemple français des polytechniciens de l’artillerie soit de nature à relativiser la pseudo-découverte de Le Chatelier au sujet des écrits de Taylor. Il aurait donc pris la décision, en toute connaissance de cause, de taire les découvertes françaises pour mieux vanter les écrits américains et devenir le premier et le plus fervent propagandiste de Taylor, non seulement en France mais plus globalement en Europe. Ce ne sont pas les membres du Comité des forges (organisation patronale française dans la sidérurgie) financeurs de la Revue de métallurgie qui auraient contesté cet ostracisme. De leur côté, ils ont en effet intérêt à promouvoir les mérites de l’industrie privée au détriment des ateliers d’État, et ce d’autant plus qu’ils ne sont pas dans leurs usines (Le Creusot, les usines de Rives de Giers par exemple) au même niveau d’efficacité et de productivité qui règne désormais dans les ateliers d’État.

Revues de diffusion

Nous constatons donc globalement que la France n’a pas été capable de défendre ses propres innovations, en dépit de leur caractère radicalement novateur. D’un côté, les polytechniciens, tenus à la fois par le devoir de réserve lié à leur fonction militaire et par le secret industriel, ne défendent pas âprement leurs inventions. De l’autre, Henry Le Chatelier, qui dispose de l’organe de diffusion des idées le plus influent et le plus spécifique, décide de taire cette innovation essentielle pour mieux promouvoir les travaux de Taylor, avec lequel il est en contrat. En effet, les deux hommes ont convenu que Taylor fournirait mémoires et articles gracieusement, mais qu’en contrepartie Henry Le Chatelier consacrerait ce qui aurait correspondu à ses droits d’auteurs à la diffusion – à l’évidence exclusive – de ses inventions. Ils assurent ainsi de concert le marketing des découvertes de Taylor, en annonçant – de façon délibérément erronée – qu’il est le premier et le seul à avoir conçu l’organisation scientifique du travail.

Henry Le Chatelier et Léon Guillet poursuivent donc la promotion des œuvres de F.W. Taylor avec une persistance hors-norme qui finira par produire son effet en imposant l’ingénieur américain, comme seul et unique inventeur et propagandiste du concept d’organisation scientifique du travail, La revue de métallurgie étant le principal instrument de cette propagande.

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Quelles sont les leçons à retenir de cette histoire ? La bataille des idées n’est pas sans conséquence, car elle forge les représentations sociales. Avoir attribué la paternité du concept d’organisation scientifique du travail à F.W Taylor constitue un point de bascule dans l’histoire du management. Depuis cette période, l’opinion publique française considère que les États-Unis possèdent 10 ans d’avance sur la France, dans la capacité de rendre l’entreprise plus performante, même si les faits démentent régulièrement ce présupposé. Ce complexe d’infériorité dans l’histoire contemporaine peut entraîner des conséquences non négligeables dans la guerre économique que se livrent aujourd’hui les entreprises françaises, européennes, et américaines, dans l’établissement des normes internationales, dans la régulation des marchés, dans l’adoption des technologies, dans la sélection des cabinets de conseil par l’État français, etc.

Guerre des idées

Serait-il possible de mener aujourd’hui une propagande analogue à celle d’Henry Le Chatelier ? Paradoxalement, il semble plus difficile aujourd’hui de formater la pensée mondiale à partir d’un média unique, comme au siècle dernier, pour différentes raisons. L’information circule à partir d’une multitude de canaux matériels et immatériels, qu’il est impossible de contrôler totalement, et à partir desquels il est donc possible, en théorie, de mieux recouper les sources d’informations. Par ailleurs, nous sommes entrés dans un monde multipolaire, où l’information ne circule pas forcément librement d’une région du globe à l’autre. À l’international, les discours de propagande se heurtent aux frontières hermétiques issues des tensions géopolitiques. À l’intérieur d’un pays, le discours de propagande peut être combattu soit au niveau des réseaux sociaux lorsqu’ils ne sont pas censurés par le contrôle social, soit au niveau du pouvoir exécutif lorsqu’il est réellement soumis à des contre-pouvoirs.

Finalement, Innover n’est rien, si l’on n’est pas capable de convaincre, de promouvoir les idées, de porter l’ambition d’un projet par une stratégie de communication influente. Le marketing des idées est plus que jamais d’actualité, et dans ce domaine la France, et plus largement l’Europe, ont des progrès à faire pour rester maître de leur destin.

[1] Gerber F (2024), Avant Taylor : les polytechniciens de l’Artillerie, ouvrage en préparation.

[2] Barnier F (1998), « Aux origines du “taylorisme” à la française : Gustave Ply », Entreprises et Histoire, vol 1, n°18, 95-105.

[3] Mortal P (2007), Les armuriers de l’État. Du grand siècle à la globalisation 1665-1989, Presses Universitaires du Septentrion.

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À propos de l’auteur
François Gerber et Christophe Assens

François Gerber et Christophe Assens

François Gerber est docteur en gestion et avocat au barreau de Paris. Christophe Assens est professeur de stratégie à l'université Paris-Saclay.

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