Le lundi 22 octobre 2018, pour la troisième soirée d’affilée, les citoyens de Bihac manifestent pour que l’État expulse les migrants qui ont envahi leur centre ville. Ibrahimovic, 45 ans, explique sous son parapluie : « Où que l’on se promène en ville, ils sont partout à déambuler sans rien faire. Bihac est une petite ville tranquille, nous cherchons à développer le tourisme, mais avec tous ces migrants, en termes d’image, ce n’est pas l’idéal. Et les incivilités sont nombreuses, mon voisin s’est fait voler des vêtements qui séchaient dehors. » Par Cédric Riedmark
Un afflux encore modeste
Bihac, petite ville typiquement balkanique de 40 000 habitants avec sa cathédrale et ses mosquées, son lourd passé guerrier lors de l’effondrement de la Yougoslavie et sa rivière Una, très prisée des rafteurs occidentaux. A 6 km de la frontière croate, porte d‘entrée vers l’espace Schengen. Entre 1 500 et 2 000 migrants s’y sont installés, prenant place dans un internat, le Borici, ravagé par des tirs de roquettes pendant la guerre. Avec le renforcement des contrôles aux frontières entre la Serbie et la Croatie ainsi qu’entre la Serbie et la Hongrie, le flux migratoire s’est réorienté depuis près d’un an vers la Bosnie-Herzegovine. Cette dernière a l’avantage de posséder près de 700 km de frontière avec la Croatie, dont une bonne partie occupée par des forêts et des zones montagneuses difficiles à contrôler.
Venant du Pakistan à travers l’Afghanistan puis l’Iran, la Turquie, la Grèce, l’Albanie et le Monténégro, Abdul (nom changé), 24 ans, est arrivé le 22 octobre à Bihac par la ligne régulière de bus provenant de la capitale, Sarajevo. Il est parti depuis 18 mois de Karachi. Il a pour objectif de rallier la France en passant par la Croatie puis la Slovénie et l’Italie. « La frontière est-elle ouverte ? » demande-t-il avec candeur. Il découvre le camp informel de Borici, la promiscuité, les couvertures, les tentes, la crasse, l’absence de fenêtre et d’électricité. Mais au moins, il y a un toit et des murs. Il retrouve des compatriotes qui lui expliquent le fonctionnement du camp. Trois repas par jour sont distribués par la Croix Rouge bosniaque, il y a une antenne médicale, un bureau de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) et des douches et des toilettes. La répartition spatiale dans le bâtiment s’est faite spontanément par nationalité. Très vite, il fait part de sa volonté d‘être mis en relation avec quelqu‘un qui pourra lui faire passer la frontière. L’affaire semble compliquée mais pas impossible.
En contrebas du parc qui jouxte l’ancien internat, une patrouille de policiers bosniaques est de faction. Régulièrement des bagarres éclatent, le squat est perclus de ces travers qui ravagent les populations défavorisées : vols, drogues, violences et désespoirs.
Vers un hiver difficile
Pour Stephane Moissaing, directeur dans les Balkans de l’ONG Médecin Sans Frontière (MSF), la situation est inquiétante aujourd’hui et sera dramatique demain. L’hiver bosnien vient, accompagné de ses 50 cm de neiges et de ses températures fréquentant facilement les -15°C. Clinique, il expose : « Nos équipes traitent déjà des problèmes de gale et de diarrhée dus aux mauvaises conditions d’hygiènes et de promiscuité dans les camps bosniaques. Avec la chute prévisible des températures, ces pathologies seront exacerbées et se rajouteront des cas de gelures, d’hypothermies potentiellement mortelles, d’engelures, ainsi qu’un accroissement des risques de dépression nerveuse. La seule solution est de mettre ces gens sous abri maintenant. » Sans compter qu’avec la détérioration des conditions de vie, il y a une augmentation proportionnelle du niveau de violence dans les relations entre migrants. Il prévient : « Le gouvernement bosnien de même que les agences humanitaires internationales, qui sont parfaitement conscientes de la situation, doivent prendre leurs responsabilités, ou il y aura des décès à gérer ».
L’ONG n’est pas la seule à tirer la sonnette d’alarme. Mardi 23 octobre, Neven Crvenkovic, porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) chargé des Balkans, déclarait à l’AFP : « Nous appelons depuis des mois les autorités bosniennes (…) à trouver des logements supplémentaires pour des demandeurs d’asile. Malheureusement, cela ne s’est pas fait de manière satisfaisante ».
Des autorités dépassées
L’inertie du gouvernement pourrait être vue comme de la mauvaise volonté, avec cette intention cachée de ne pas favoriser l’arrivée de nouveaux migrants en mettant en place des conditions d’accueil trop confortables. Pour un responsable associatif local habitué à travailler avec les autorités, le problème est moins pernicieux. L’organisation administrative actuelle de l’état bosnien est héritée de la guerre et des accords de Dayton qui y mirent un terme. C’est un véritable mille feuilles qui, structurellement, est incapable de prendre des décisions et de coordonner des actions concrètes à l’échelle du pays.
La Bosnie-Herzegovine est en effet un patchwork de 10 cantons sur un modèle suisse dans la fédération de Bosnie-et-Herzégovine et de 7 régions statistiques en République des serbes de Bosnie (Républika Serbska), les deux entités n’ayant pas de réel pouvoir central commun mais des prérogatives étendues à l’échelle locale. A la tête de l’ensemble, un haut représentant de l’Union européenne aux larges pouvoirs, qui peut par exemple retoquer une loi votée par le parlement national. Comme l’explique ce responsable d’association, le fait d’avoir de multiples interlocuteurs, dont la position hiérarchique n’est pas claire, est une entrave naturelle à la mise en place de solutions d’hébergement pour les migrants, indépendamment de toute mauvaise volonté ou de manque de moyens financiers.
Concernant l’aspect financier, la Commission européenne via son agence ECHO a déjà contribué à hauteur de 1,5 million € d’aide humanitaire, au début du mois de juin 2018, pour faire face à l’afflux imprévu de ces migrants, avec des arrivées qui sont passées de 750 en 2017 à 8 000 en 2018. Mais la solution pérenne ne peut venir que d’une structure étatique qui, à ce jour, peine à faire la preuve de son efficacité.
En dépit de multiples relances, il n’a d’ailleurs pas été possible d’obtenir la parole du ministère de l’intérieur bosnien sur ce sujet.
Le mardi 23 octobre, près de deux cents migrants installés dans un camp informel à Velika Kadusha, toujours dans le nord de la Bosnie, non loin de Bihac, ont décidé de forcer massivement la frontière croate. Stoppés par la police 50 mètres avant la frontière, ils ont décidé de passer la nuit sur place, bloquant ainsi la route. Une action qui sera difficilement reconduite sans conséquence sanitaire lorsque le thermomètre s’enfoncera sous les moins 15°c.
Photo : © Cédric Riedmark pour Conflits