Aujourd’hui, pour rendre intelligibles les dimensions humaines et telluriques de Daech, il nous appartient de les insérer dans un ordre spatial global, dont le champ d’application est la planète Terre. Après plus de vingt-cinq siècles de guerre classique, cet espace géographique fini n’offre dorénavant plus de place à la conquête de terres et de mers encore libres.
Depuis 1945, les progrès technologiques et scientifiques ont ouvert à l’Homme en guerre la conquête de nouveaux espaces, illimités. La lutte à laquelle se livrèrent États-Unis et URSS au cours de la guerre froide pour conquérir l’espace extra-terrestre puis la Lune, dans ses dimensions militaire[1] et civile[2], en est la principale illustration. Derrière l’annonce par Ronald Reggan en 1983 de l’Initiative de Défense Stratégique[3], plus connue sous le nom de « Guerre des étoiles », le stratège comprend que la conduite de la guerre a changé à nouveau d’échelle. Cette nouvelle dimension de la guerre est désormais supraplanétaire. Au-delà des nouveaux horizons comme l’espace ou le cyber, l’enjeu de la guerre dans ces nouveaux champs a pour finalité la domination politique, économique, militaire et culturelle de la Terre, devenue trop petite pour les appétits de conquête des hommes. Dans le sillage de l’internationalisation de la conquête spatiale, qui débute avec la décennie de 1970, et de la globalisation financière, la Terre a été unifiée. Elle doit désormais être analysée comme un champ clos. Nous voilà dans un monde à l’apparence unipolaire, monothéiste qui semble actuellement consacrer l’hégémonie de la puissance dominante : les États-Unis d’Amérique.
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Le nouveau cadre géographique
Le cadre géo-historique de cette nouvelle forme de guerre a pour représentation un système-Monde qui ne possède plus de limites extérieures. Cet Empire du désordre devenu un monde sans extérieur a pour principale caractéristique la déterritorialisation de tous les rapports entre groupes humains : militaires, politiques, économiques, financiers et culturels. Cette situation avait été pressentie par Carl Schmitt dans son journal le 5 novembre 1947 : « un monde sans extérieur, et donc sans politique possible »[4]. Paradoxalement, ce « monde d’où l’éventualité de cette lutte [guerre entre États] aurait été entièrement écartée et bannie, une planète définitivement pacifiée[5]» n’est malheureusement pas un monde duquel le phénomène guerre aurait disparu. Ce nouveau cadre de l’étude vient questionner le formalisme qui théorise la guerre classique. En effet, le caractère étatique qui en a été le fondement avec ses distinctions sans ambiguïtés des concepts de paix-guerre, militaire-civil, combattants-non-combattants, armée-police, ami-ennemi, ennemi-criminel, intérieur-extérieur n’est plus opérant. Face à un ennemi indéterminé car non-étatique mais surtout parce qu’une lâcheté collective, intellectuelle et morale, empêche de le définir, la guerre est devenue momentanément indéterminée. Pour sortir de cette confusion, il faudrait d’abord redéfinir la guerre comme un affrontement entre deux ou plusieurs groupes humains qui s’opposent sur des idées, des valeurs, des intérêts, des pouvoirs et dans lequel l’objectif final est la dominance, et dont le paroxysme est l’expression de la violence armée : mort, ou destruction physique et morale, individuelle ou collective, de l’homme. Si jadis elle pouvait être qualifiée d’infanticide différé par Gaston Bouthoul, l’auteur l’a compris comme une accumulation d’homicides, individuels ou de masse, commis par un groupe humain en vue d’assurer une domination sur un autre. Cette nouvelle définition de la guerre n’implique plus l’existence d’organisations politiques, étatiques, supra-étatiques ou alliance ad hoc, ayant à leur tête une autorité mono ou pluri-céphale dotée d’un cycle de décision défini et disposant d’une armée organisée.
Un affrontement massif
Trois remarques critiques pourraient être d’emblée formulées à cette esquisse de définition. La première est l’absence de notion de temporalité. Le caractère continu voire massif de l’affrontement, c’est-à-dire son intensité, n’est pas un critère pertinent en soi dans la mesure où, tant que l’idée de guerre est présente, elle demeure en gestation. La deuxième remarque est liée à l’échelon de commandement des groupes sociaux. Dans le cadre du djihadisme, on peut actuellement observer qu’il y existe deux modèles distincts, le premier leaderled jihad[6] et le second leaderless jihad[7]. Au niveau d’un groupe humain qui conduit une guerre, l’échelon de commandement n’est donc pas un prérequis pour conduire des opérations militaires. En ce sens, l’absence de coordination ou de concertation ne doivent pas être des paramètres qui empêcheraient, du point de vue de l’étude, de relier les actions de violence conduites par des groupes humains qui ne se connaissent pas mais dont les modalités, les conséquences funestes et les finalités de leurs actions sont identiques. Ce point saillant a d’ailleurs été souligné par l’arrêt du TPIY dans l’affaire Duško Tadić. Enfin, la troisième remarque concerne le seuil de violence. Peut-on définir un seuil de violence au-delà duquel la guerre est devenue un état réel pour la nation ? Il est ici intéressant de souligner que lorsque Cicéron cherche à définir devant le Sénat « la guerre sociale »[8] ou « guerre italienne », il utilise le mot tumulte car selon lui « le tumulte est plus redoutable que la guerre ». Tel est le critère le plus difficile à appréhender pour actualiser et contextualiser la guerre à laquelle nous faisons face. Si tout citoyen est désormais potentiellement la cible voire la victime du terrorisme erratique, c’est la nature de ce changement d’état qui doit être questionnée. Un territoire de la République française qui ne pourrait plus être qualifié de pacifié par la force publique et où tous les services publics auraient disparu devrait, selon l’auteur, être défini par la mention « en état de guerre ». C’est aussi l’adage de Cicéron, inter pacem et bellum nihil est medium[9]. Cependant, la sécurité et l’ordre disparaissent progressivement et deviennent à leur tour des notions relatives ! Alors, à l’aune du décombre macabre des 245 morts depuis « le 11 septembre français », ne sommes-nous pas en guerre[10]?
Il convient ensuite de problématiser la notion d’ennemi dans ce contexte d’Empire universel dominé par l’hégémon américain. Ne cherche-t-il pas à imposer son commerce par sa force armée ? Cependant, s’il a déjà été souligné que laformule de Clausewitz devait être remisée, il nous faut revenir au politique en évitant de confondre les notions d’État et de politique. Cette exigence conceptuelle impose d’utiliser La notion de politique définie par Carl Schmitt. Dans la préface de cet ouvrage, Julien Freund écrit « ce qui est en question, c’est de découvrir une relation qui détermine le politique dans sa réalité existentielle, indépendamment des normes qui lui donnent un contenu extérieur[11] ».Rappelons ici que Schmitt entend par normes celles d’un ordre moral qui discerne le bien du mal, d’un ordre esthétique, qui dit le beau et le laid, ou encore économique, qui distingue le rentable du non-rentable. De-là, l’essence du politique, par opposition à son instance, organisation des structures et du fonctionnement de l’État, devient pour le juriste allemand, un critère simple : la discrimination entre l’ami et l’ennemi. Cette relation agonale, ami-ennemi, reste fondamentale pour analyser l’Empire global sans frontière extérieure dans la mesure où, pour Schmitt, elle n’est pas un critère exclusivement applicable à la politique extérieure puisqu’elle s’applique aussi à la politique intérieure. En ce sens on peut lire que « le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degré extrême d’union et de désunion, d’association ou de dissociation[12]». Pour les 70 pays membres de la coalition anti-Daech, Daech devient le jus belli[13]. Il doit être compris comme l’élément qui perturbe « la tranquillité, la sécurité et l’ordre » au sein de l’Empire global. Pour les militaires du Pentagone qui dirigent l’opération Inherent Resolve, la mission assignée à la coalition est la destruction de l’idéologie de l’État islamique en Syrie et en Irak[14]. Il est ainsi simple d’en déduire que pour les États-Unis et ses followers l’ennemi est l’islamisme. Ainsi, dans cette nouvelle forme de guerre qui s’accompagne depuis plus de six années de bombardements aériens incessants, en l’absence de troupes occidentales sur le terrain, l’hégémon américain impose au monde à la fois sa vision de la guerre mais aussi son ennemi.
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[1] Militaire avec la course aux armements, notamment la fabrication de missiles intercontinentaux, en cherchant à s’emparer du programme de missiles balistiques de l’Allemagne nazie (V1 et V2).
[2] Civil pour des raisons idéologiques dans le cadre de la préparation de l’année de géophysique internationale, prévue pour 1957-1958.
[3] L’IDS consiste en la création d’un bouclier spatial composé d’un réseau de satellite capable de détecter et détruire les missiles balistiques ennemis.
[4] Carl Schmitt, Glossarium, Aufzeichungen der Jahre 1947-1951, Duncker u. Humblot, Berlin, 1991, 364 p.
[5] Carl Schmitt, La notion du politique, Champs classiques, Paris, 1992, p.73.
[6] Ce modèle est défini par les travaux du sociologue américain Bruce Hoffman.
[7] Marc Sageman, Misundersanding Terrorism, University of Pennsylvania Press, 2016, 224 p.
[8] La guerre sociale ou guerre marsique (90-88 av. J.-C.) oppose une partie du peuple italien à Rome qui refuse de lui octroyer la citoyenneté.
[9] Cicéron, Œuvres complètes, Huitième Philippique, discours cinquante, Dubochet et compagnie, Paris, 1843.
[10] Sommes-nous en guerre ? collectif dirigé par Olivier Entraygues, UPPR Editions, 2018, 223 p.
[11] Schmitt, opus cité, p.21.
[12] Schmitt, opus cité, p.73.
[13] C’est bien l’État qui dispose de la possibilité de désigner l’ennemi. Dans notre cas présent il s’agit d’une coalition militaire de circonstance.
[14] « We must defeat the ideology of ISIS… ». www.inherentresolve.mil.