<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La place du Kazakhstan et de l’Asie centrale dans le pivot du monde

2 janvier 2023

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La place du Kazakhstan et de l’Asie centrale dans le pivot du monde

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Samedi 17 septembre, le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev redonnait par voie juridique son ancien nom à la capitale du Kazakhstan. Brièvement rebaptisée « Nur-Sultan » en 2019, en hommage à l’ex-président Noursoultan Nazarbaïev, la ville est donc redevenue Astana. Cette décision, symbolique d’une rupture assumée avec l’héritage de l’ancien président, s’est accompagnée d’autres réformes politiques, dont une loi constitutionnelle qui impose au chef de l’État kazakh un mandat unique de sept ans non renouvelable.

Devenu indépendant en 1991 avec la chute du bloc soviétique, le Kazakhstan a subi durant trente ans un régime qui l’a privé d’un véritable développement et d’une intégration régionale d’envergure sérieuse sur le plan géopolitique. Le départ inattendu du président Nazarbaïev en 2019 a initié une ère de réformes structurelles pour cet État majeur d’Asie centrale, qui tâche désormais de s’imposer comme un hub non seulement énergétique, mais également diplomatique. Tokaïev, lui-même ancien diplomate, souhaite ouvrir avec son mandat une ère de « refonte constructive » pour la politique intérieure et étrangère du Kazakhstan, défini comme un « État à l’écoute ».

Moteur de cette dynamique qui entraînerait dans son sillage les autres ex-républiques soviétiques d’Asie centrale, avec lesquelles il partage nombre de problématiques géopolitiques, le Kazakhstan se veut donc une puissance régionale qui ambitionne d’incarner une « Genève asiatique ». Cela implique de construire une véritable sécurité et stabilité collective pour un meilleur développement de la région. Depuis le retour des talibans et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les questions de l’impérialisme russe comme du renforcement des frontières sont au cœur des enjeux qui occupent le Kazakhstan et ses voisins d’Asie centrale. L’Iran et le Pakistan, pays limitrophes de cette région essentielle de l’échiquier asiatique et mondial, contribuent à la flexibilité stratégique d’une région clé qui tente à la fois de maintenir ses bonnes relations avec la Chine, dont les nouvelles ambitions économiques et surtout sécuritaires sont ambivalentes pour son avenir, mais aussi avec l’Occident.

De l’indépendance aux réformes : construire une confiance internationale

Bien qu’indépendant depuis plus de trente ans, le Kazakhstan a longtemps pâti d’une image internationale décrédibilisée par la personnalisation extrême du régime de Noursoultan Nazarbaïev, systématiquement réélu à chacun de ses cinq mandats avec des scores électoraux dépassant les 95 % et qui avait volontairement entretenu un flou sur les conditions politiques et constitutionnelles de sa succession pour mieux conserver le pouvoir. « Débarqué » en 2019 après trente ans de présidence, ni l’autocrate ni son clan n’ont cependant totalement quitté la scène politique, tant leur emprise sur les leviers économiques et institutionnels demeure consubstantielle du système kazakh.

Pourtant, début janvier 2022, le Kazakhstan a subi probablement l’un des épisodes de contestation et d’émeutes les plus violents de son histoire récente sous l’impulsion d’une population jeune, paupérisée et exaspérée par l’absence de liberté et de justice sociale. Selon le think tank Oxus Society for Central Asian Affaires, sur 981 mouvements sociaux observés entre 2018 et 2020 dans cinq pays d’Asie centrale, 520 concernaient précisément le seul Kazakhstan, une caractéristique qui en dit long sur les restructurations politiques à l’œuvre dans le pays.

En janvier 2022, la hausse des prix du GPL, qui alimente 70 à 90 % des véhicules, a été le catalyseur de revendications anciennes et multiples. Selon les commentaires de nombreux chercheurs kazakhs, les émeutes pouvaient s’expliquer, au-delà de la dénonciation d’une vie chère, par les divisions tribales, culturelles et sociales qui structurent toujours le Kazakhstan. Les trois jüz, territoires tribaux hérités du temps des hordes mongoles, composent l’immense pays des steppes. La Grande jüz, la moins étendue au sud-est du pays, la plus sous influence de la Chine également, abrite la principale richesse du pays, l’uranium, mais aussi du zinc et du plomb, et surtout les élites économiques kazakhs, qui en sont toutes originaires, dont les deux présidents Nazarbaïev et Tokaïev. L’ouest du pays recèle le pétrole, autre pilier de la rente énergétique, mais sa population ne bénéficie d’aucune ascension sociale, et reste peu éduquée. Le développement local et national pâtit de la prédation des compagnies pétrolières principalement étrangères et de la captation par l’élite kazakh, ni l’une ni l’autre n’investissant dans le développement du pays.

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Au moment de cette explosion sociale, le Kazakhstan semblait alors s’effondrer sous le poids de crises cumulées depuis plusieurs années en plus d’une corruption et d’une inégalité systémiques :  krach monétaire en 2015 dans un contexte de diminution de la rente pétrolière, contestation en 2016 face à l’emprise territoriale croissante de la Chine avec le projet des nouvelles routes de la soie, coût astronomique de l’exposition internationale d’Astana (5 milliards d’euros) en 2017, crise enfin du Covid-19 et augmentation du chômage de 12 % pour la seule année 2021. La question de la redistribution des richesses et l’établissement d’une république parlementaire étaient donc au cœur des émeutes de janvier 2022, poussant le président Tokaïev à promettre « de rendre au peuple du Kazakhstan ce qui est à lui ». Pour autant, la décentralisation et la démocratisation d’un pouvoir hyper-présidentialisé se heurtent pour l’heure à des obstacles structurels, notamment en matière de transparence et de responsabilité des pouvoirs publics, que ceux-ci ne se pressent guère de résoudre.

Depuis l’indépendance, la priorité a en effet toujours été donnée à l’économie au détriment de la sphère politique, afin de renvoyer une image apparemment stable à l’étranger et rassurer les marchés et les investisseurs. Cette stratégie persiste, au détriment de réformes structurelles qui ont causé, in fine, les troubles de janvier 2022 et pourraient en causer d’autres si les changements nécessaires ne sont pas apportés. Le système kazakh, tout en dotant le pays d’une économie à revenu intermédiaire supérieur, a favorisé l’hyper-concentration des richesses (162 personnes détiennent 55 % des richesses du pays) et le clientélisme, limité l’autonomie des pouvoirs locaux ainsi que l’organisation de la société civile.

Des pistes sont ouvertes pour des réformes budgétaires au niveau local afin de favoriser la redistribution des richesses en dehors des centres urbains. La décentralisation semble enfin le cœur des réformes du « nouveau Kazakhstan » afin d’éviter les mouvements sociaux et de rétablir la confiance à l’étranger, élément indispensable pour assurer la stabilité du pays et de la région.

La Genève asiatique au cœur d’un nouveau « Grand Jeu »

Neuvième pays du monde en termes de superficie, le Kazakhstan, pays de 18 millions d’habitants, est par nature situé au cœur d’une région, l’Asie centrale, prise en tenailles entre deux grandes puissances aux ambitions impériales, la Chine et la Russie. La géographie les a donc imposées partenaires économiques et diplomatiques naturels du Kazakhstan, puisqu’il est, avec la Mongolie et la Corée du Nord, le seul État à toucher les deux pays par sa frontière orientale. Dans le cadre d’une répartition ancienne et tacitement admise, à Moscou semblait dévolue la sécurité de l’Asie centrale, tandis que Pékin s’assurait des intérêts économiques régionaux. Aujourd’hui encore, les deux pays demeurent les principaux partenaires commerciaux du Kazakhstan et ont approfondi leurs relations bilatérales par l’entremise d’accords sécuritaires et de mécanismes multilatéraux, comme l’Union économique eurasiatique (UEE), élément essentiel de la vision eurasienne de Vladimir Poutine pour maintenir l’influence régionale russe, ou l’Organisation de coopération de Shanghai et les nouvelles routes de la soie côté chinois. Le but des deux puissances est avant tout d’éviter au Kazakhstan, pilier central de leurs ambitions régionales, de ne pas tomber dans l’escarcelle américaine et occidentale.

Néanmoins, la débâcle de Moscou en Ukraine compromet fortement son influence dans son ancien pré carré asiatique. C’est d’ailleurs à l’aune de l’invasion qu’il fallait comprendre les déclarations de Xi Jinping lors du sommet de Samarcande, si humiliant pour Vladimir Poutine, qui s’est tenu le 15 septembre dernier et au cours duquel le président chinois a appelé « à injecter mutuellement de la stabilité dans le monde », désignant implicitement la Russie comme génératrice d’un chaos qui, en impactant l’économie mondiale, affaiblit également Pékin.

Désormais incapable d’assurer la sécurité de l’Asie centrale, la Russie fragilise également ses économies locales. Sous l’effet de la guerre, de nombreux ressortissants travaillant en Russie sont donc revenus au pays, avec le risque de gonfler les chiffres du chômage. Quatre migrants sur cinq dans le pays sont en effet originaires d’Ouzbékistan, du Kirghizistan ou du Tadjikistan. Les prévisions économiques indiquent une baisse de croissance pour les pays de la région de 2,3 points en 2022.

Trois mois après les émeutes, les premiers effets de l’invasion russe de l’Ukraine se faisaient déjà sentir au Kazakhstan, où les sanctions internationales contre Moscou ont fait chuter le tenge de 20 % et bondir les prix des denrées alimentaires. Le commerce extérieur kazakh est en effet extrêmement dépendant de la Russie, qui représente 11,5 % des exportations et 42,1 % des importations du pays, tout comme son pétrole. 80 % des hydrocarbures kazakhs transitent en effet par la Russie vers la mer Noire et l’Europe, via le Caspian Pipeline Consortium. Les chaînes d’approvisionnement ont également été fortement impactées par les sanctions contre les réseaux ferroviaires russes. Le réseau transsibérien, qui relie l’Europe à la Chine via le Kazakhstan, la Russie et la Biélorussie, a ainsi vu sa fréquentation baisser de 40 %.

L’enjeu pour la région est donc de trouver des alternatives face à l’ostracisation de la Russie, et c’est notamment la Chine qui profite de ce vide stratégique. Deux vastes projets de corridor ferroviaire sont ainsi soutenus par Pékin en Asie centrale et pourraient redéfinir la carte des routes commerciales de la région en la connectant au sud, au Pakistan et à l’Inde.

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Le Kirghizistan et l’Ouzbékistan envisagent ainsi de créer une liaison ferroviaire reliant la Chine à l’Europe via l’Asie centrale, tout en contournant la Russie. La nouvelle route commerciale passerait par le Turkménistan, l’Iran et la Turquie, raccourcissant le trajet russe de 900 km et huit jours. Xi Jinping a validé le projet lors du dernier sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai en Ouzbékistan, accordant 4,1 milliards de dollars pour 280 km de voie ferrée.

Un second projet connecterait l’Ouzbékistan, en plein essor économique, aux ports du Pakistan via l’Afghanistan, ce qui désenclaverait ces deux pays et permettrait au port de Gwadar, plaque tournante des routes maritimes des nouvelles routes de la soie chinoises, de devenir un hub régional majeur, toujours sous le patronage financier et stratégique de Pékin.

La Chine affirme en effet de plus en plus ouvertement son rôle de garante de la sécurité régionale en lieu et place de la Russie, l’invasion de l’Ukraine l’ayant d’ailleurs obligée à sortir de sa traditionnelle prudence stratégique pour s’engager davantage sur ce terrain. En 2016, Pékin avait déjà signé un accord avec le Tadjikistan sur la lutte contre le terrorisme, afin de surveiller la frontière tadjiko-afghane contre les risques d’insurrection et de sécurité. Aux côtés de l’Afghanistan, du Pakistan et du Tadjikistan, la Chine a également mis en place une initiative de coopération antiterroriste dont le siège a été placé – symbole politique clair – à Urumqi, la capitale du Xinjiang et des Ouïghours.

Toutefois, le Kazakhstan et ses voisins asiatiques ont toujours tenu à préserver leurs partenariats avec les États-Unis et l’Union européenne, afin de contrebalancer l’influence géopolitique de leurs deux grandes voisines russes et chinoises. L’objectif est de ne fâcher personne. Le gouvernement kazakh observe donc l’affrontement entre Pékin et Washington avec beaucoup de prudence et s’est largement gardé de prendre ouvertement parti pour la Russie en Ukraine, tout comme ses voisins d’Asie centrale, qui n’ont pas reconnu les républiques séparatistes du Donbass et sont tout aussi inquiets face à l’expansionnisme russe. Astana veille au contraire à entretenir les bonnes relations entre les États-Unis et les États d’Asie centrale dans le cadre du format « C5+1 » (réunissant les cinq pays d’Asie centrale plus la Chine) qui doit définir une politique américaine dans la région. À cette fin, l’ancien secrétaire d’État américain Mike Pompeo s’était rendu en Ouzbékistan et au Kazakhstan en février 2020.

L’Asie centrale se veut ainsi une alliée utile pour tous ses partenaires a priori irréconciliables et aux objectifs divergents : outre qu’elle représente des marchés et des ressources, la Russie la considère comme une zone tampon face à la Chine. La Chine la voit comme un pont vers l’Europe et le Caucase. Quant aux États-Unis, la stabilité des cinq États, et surtout du Kazakhstan qui a toujours observé une bienveillante neutralité, est un gage à ne pas refuser dans une région sous menace constante depuis le retour des talibans à Kaboul.

C’est ainsi que se justifie aux yeux du Kazakhstan son ambition d’incarner une Genève asiatique, notamment dans son rôle de médiateur des relations internationales. Il a ainsi accueilli plusieurs dialogues internationaux et des initiatives multilatérales ces dernières années. Astana a donné son nom au processus initié par la Russie, l’Iran et la Turquie pour régler la guerre civile syrienne. Le Kazakhstan s’est également impliqué dans les négociations sur l’accord sur le nucléaire iranien en fournissant diplomates et matériel technique, ou encore entre les talibans et l’État afghan. Plus récemment, du 12 au 14 octobre, Astana a vu se réunir, de la Turquie à la Chine en passant par l’Iran et le Pakistan, tous les chefs d’État majeurs d’Eurasie. L’absence d’accueil présidentiel réservé à Vladimir Poutine par le président Tokaïev a suscité nombre de commentaires et semblé confirmer la quête d’indépendance stratégique opérée par les États d’Asie centrale.

Cependant, cette volonté de neutralité risque d’être rapidement testée en cas de concurrence accrue entre la Chine et la Russie sur le plan sécuritaire, ainsi qu’en cas de guerre ouverte entre la Chine et les États-Unis. Pour le Kazakhstan, il faudra aussi affronter la concurrence d’États comme l’Azerbaïdjan ou l’Ouzbékistan, courtisé par Pékin comme un potentiel partenaire régional à long terme.

La formation d’un collectif régional, réunissant exclusivement les cinq États d’Asie centrale et dédié notamment à la coopération économique et culturelle, prendrait alors tout son sens dans un contexte de relations internationales tendu. Lancé à l’initiative du Kazakhstan, ce projet a déjà réuni à Astana les chefs des cinq États en mars 2018, et à Tachkent, en Ouzbékistan, en novembre 2019. La troisième réunion devait avoir lieu à Bichkek, au Kirghizistan, en 2020, mais a dû être reportée en raison des élections présidentielles anticipées dans le pays hôte. Ce groupement politique pourrait contribuer à consolider la réputation de médiateur des différends régionaux du Kazakhstan, notamment dans le cadre des tensions frontalières persistantes entre le Kirghizistan et le Tadjikistan, et les problèmes internes dans les pays voisins.

La stratégie géopolitique des États d’Asie centrale délivre un enseignement. Dans un contexte international qui s’engage de plus en plus dans un nouveau combat entre grandes puissances et lutte pour l’extension de leurs sphères d’influence, les puissances régionales moyennes peuvent jouer un rôle de stabilisateur géopolitique. Avec le pivot croissant de la puissance économique vers l’Asie, l’Asie centrale va devenir un acteur majeur et vraisemblablement courtisé dans la décennie à venir. Les cinq États qui la composent, héritiers d’un passé impérial et soviétique, dépositaires d’une géographie et de ressources avantageuses, sont particulièrement adaptés à ce climat. La capacité de la région à faire preuve de flexibilité stratégique pour conserver les discussions ouvertes avec tous ses alliés déterminera le poids de son influence internationale, notamment dans la désescalade des tensions.

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À propos de l’auteur
Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Né en 1965 en Iran, Ardavan Amir-Aslani est docteur en droit et avocat. Il a cofondé le cabinet Cohen Amir-Aslani. Il est notamment l'auteur de De la Perse à l'Iran (L'Archipel, 2018) et Arabie Saoudite, de l'influence à la décadence (L'Archipel, 2016).
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