L’interarmées est la résultante des évolutions de la conflictualité avec des exigences sans cesse croissantes pour pouvoir combiner les effets cinétiques, immatériels ou virtuels afin d’obtenir le succès militaire répondant à la décision politique d’engagement de nos armées. La France, après avoir constaté les lacunes de son système militaire à la fin de la guerre froide et avec la guerre du Golfe, a su rattraper ses lacunes dans la maîtrise de l’interarmées même s’il reste encore des difficultés réelles. Les engagements opérationnels ont permis de conforter les choix faits, mais aussi de renforcer la position de nos armées sur l’échiquier international.
Le combat interarmes est une réalité ancienne pour le combat terrestre. À regarder de plus près, les victoires de Napoléon s’appuient, outre la qualité du soldat français, sur sa vision stratégique face à l’ennemi, mais aussi à son aptitude à combiner les effets tactiques de l’infanterie, de la cavalerie pour percer et de l’artillerie pour fixer et désorganiser les troupes adverses. De fait, la notion d’interarmes s’est peu à peu imposée pour le combat terrestre avec l’acmé qu’a constitué la Première Guerre mondiale où, face au front bloqué, il fallait coordonner les différents effets des armes pour essayer de briser la première ligne. D’où l’emploi progressif de l’aviation puis des chars, amenant à revoir complètement la tactique du combat terrestre, en abandonnant la juxtaposition des armes au profit de la combinaison.
Pourtant, le concept d’interarmes va mettre du temps à s’imposer en raison de l’organisation traditionnelle des armées de terre par armes. Les faire travailler ensemble pour un objectif commun ne fut pas chose aisée et hélas, le champ de bataille fut en quelque sorte l’arbitre définitif comme en mai 1940 où la Blitzkrieg allemande balaya les certitudes du commandement français. De fait, à la manœuvre interarmes s’est ajoutée la dimension interarmées, impliquant les forces terrestres, navales et aériennes, avec des phases de coopération intense comme dans le Pacifique et des phases où les armées travaillaient chacune dans leur milieu comme durant la guerre froide. La chute du Mur puis la guerre du Golfe dont nous venons de commémorer le trentième anniversaire ont profondément modifié l’art de la guerre en obligeant les armées occidentales à manœuvrer ensemble. Aujourd’hui et demain encore plus, l’interarmées est le mode de fonctionnement nominal de nos soldats, marins et aviateurs.
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La guerre moderne : une guerre interarmes puis interarmées
La révolution industrielle à partir de la fin du xviiie siècle a entraîné une révolution du combat qui est devenue réalité avec la guerre de Sécession puis les guerres européennes comme 1870-1871 : accélération du tempo avec le déplacement par voie ferrée ou par bateaux à vapeur pour la guerre de Crimée puis les expéditions coloniales, vitesse accrue de l’information avec le télégraphe optique dès 1794 puis électrique à partir de 1838 permettant un transfert rapide de l’information, perfectionnement des armements accroissant la portée, précision et cadence de tir, etc. Si les ingénieurs rivalisèrent pour augmenter l’efficacité des armes, ce sont les Prussiens, s’appuyant sur l’excellence de leurs officiers d’état-major qui surent tirer le meilleur parti de ces nouvelles capacités en battant les armées françaises de Napoléon III à Sedan en 1870.
Partant sur les mêmes bases conceptuelles et doctrinales, la guerre de 1914-1918 obligea les protagonistes, à partir de l’enlisement du front, à industrialiser le combat et à développer de nouveaux outils comme l’aviation puis le char de combat. La combinaison des effets procurés par les différents systèmes fut essentielle notamment à partir de 1918 quand les forces alliées purent reprendre des mouvements offensifs, aboutissant à l’armistice du 11 novembre.
La combinaison aviation et troupes au sol appuyées par des feux directs fournis par les chars FT 17 et indirects par l’artillerie fut particulièrement efficace durant la guerre du Rif au Maroc (1925-26) où l’armée française sut exploiter le retour d’expérience de la Grande Guerre tout en s’adaptant à un terrain très différent. Il y eut même une opération amphibie au profit des forces espagnoles préludant aux débarquements ultérieurs. Le paradoxe est que ce succès tactique du commandement français fut oublié très vite pour revenir à une doctrine défensive, séquentielle et trop statique aboutissant au désastre de mai-juin 1940. La Wehrmacht sut anticiper et renouveler sa doctrine issue des travaux de la Reichswehr, après l’avoir expérimentée in vivo pendant la guerre d’Espagne (1936-1939). Là encore, la combinaison des feux dont celui fourni par la Luftwaffe démontra son efficacité contre un ennemi peu mobile et ne maîtrisant pas l’espace aérien.
L’échec majeur de la France eut plusieurs conséquences, dont la révélation de la puissance aérienne. Le Royaume-Uni, avec ses héros de la bataille d’Angleterre, démontra l’importance croissante de la troisième dimension, obligeant dès lors à une approche interarmées. Autre leçon – moins spectaculaire, mais indispensable –, la prise de conscience de l’importance du système de commandement et de ses liaisons de télécommunications pour permettre la conduite et le contrôle des unités sur le terrain. Cela amena ainsi à la création au sein de l’Armée d’armistice de l’Arme des transmissions au début 1942, pour répondre aux enseignements de la campagne de France, avec la faillite du recueil du renseignement, l’incapacité à transmettre des ordres et la débandade de certaines unités.
Si au niveau tactique, le combat restait centré sur un milieu : terrestre, maritime et aérien, la montée en puissance des Alliés, à partir du 7 décembre 1941, et l’entrée en guerre des États-Unis imposèrent de changer d’échelle et d’avoir une approche combined, c’est-à-dire interarmées ; la projection de millions de soldats traversant les océans et de millions de tonnes d’équipements imposait une planification et une organisation complexe de tous les moyens militaires et civils contribuant à l’effort de guerre. L’opération Overlord pour le débarquement en Normandie le 6 juin 1944 a été et reste encore aujourd’hui l’archétype de l’opération interarmées la plus importante jamais réalisée.
Certes, l’apparente unité des officiers sur les photos de l’état-major du général Eisenhower pouvait faire croire à un travail interarmées serein et sans embûches. Dans les faits, tant les cultures spécifiques à chaque armée et aux grands alliés (États-Unis et Angleterre) sont restées vivaces ainsi que les rivalités. Un amiral de la Royal Navy ne raisonne pas comme son homologue américain et il fallut beaucoup d’énergie pour canaliser et fédérer autour d’objectifs communs.
Guerre froide et interarmées
La guerre froide et ses conflits connexes comme la guerre du Vietnam confortent le besoin de la dimension interarmées, mais sans pour autant élargir cette approche au niveau tactique. D’abord, la dissuasion nucléaire constitue le socle pour les pays possesseurs de la bombe de leur politique de défense et les armées veillent jalousement sur leur « part de marché ». Il en est ainsi du Strategic Air Command (1946-1992) pour les États-Unis, mais aussi pour la France où l’armée de l’air et de l’espace met en œuvre les Forces aériennes stratégiques (FAS) et la marine la Force océanique stratégique (FOST), l’armée de terre ayant perdu sa composante nucléaire avec le retrait du missile Hadès en 1996. De fait, les FAS s’appuient aujourd’hui sur toutes les composantes de l’armée de l’air et de l’espace, de même que la FOST qui a besoin de frégates anti-sous-marines, de chasseurs de mines et d’autres moyens.
Pour les forces conventionnelles, seuls les échelons de haut niveau abordaient la dimension interarmées dans le cadre soit de l’OTAN, pour les pays membres du commandement intégré, soit dans celui de l’état-major de la Première Armée pour la France. Aux échelons divisionnaires, la manœuvre – défensive par essence – demeurait interarmes et donc s’appuyait sur une culture « terre » classique. À cet égard, les forces françaises en Allemagne constituaient le fer de lance avec 65 000 hommes en deuxième rideau face au Pacte de Varsovie. De plus, l’abondement des armées par la conscription permettait des effectifs nombreux, que ce soit pour les missions de préparation à l’engagement que pour les tâches de soutien ou ancillaires. Et au niveau de la formation des officiers supérieurs, chaque armée possédait sa propre École supérieure de guerre au sein de l’École militaire à Paris, les activités communes étant limitées.
La rupture de la guerre du Golfe
L’invasion du Koweït par l’Irak à l’été 1990 provoque en janvier 1991 la guerre du Golfe avec l’opération Desert Stormvoyant une coalition dirigée par les États-Unis balayer en quelques semaines l’armée irakienne pourtant considérée alors comme une des plus aguerries au monde. La France y participe avec la projection de la division Daguet, de forces aériennes et de bâtiments de la marine nationale et découvrir – malgré la valeur et le courage des militaires engagés – les nombreuses lacunes françaises dans la capacité à s’intégrer dans une coalition internationale et à travailler dans un cadre interarmées. La leçon est rude et conduit à de profondes mutations de l’appareil de défense, d’autant plus que la menace principale, venant de l’Est, disparaît avec la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS.
La professionnalisation décidée en 1996 par le président Chirac est aussi une des conséquences de la guerre du Golfe et contribue à accroître le degré d’interarmisation des armées. Parmi les décisions, il y a la création de la Direction du renseignement militaire (DRM) permettant de fusionner le renseignement et son exploitation, la mise en place du Commandement des opérations spéciales (COS) dont le périmètre devient totalement interarmées, tandis que les écoles de guerre fusionnent pour donner naissance au Collège interarmées de défense (CID) en 1993, rebaptisé École de guerre en 2011. Autant d’exemples démontrant le besoin de cette approche interarmées qui est celle imposé par les opérations. Interarmées également pour l’environnement et le soutien général des forces avec les contraintes politiques imposées en 2008, se traduisant par la suppression de 54 000 postes et la fermeture de 80 sites, imposant des restructurations drastiques et pour certaines contre-productives au détriment des capacités opérationnelles. Les choix faits par le commandement se sont efforcés de limiter les effets néfastes d’une telle réduction du format, obligeant à accroître les synergies entre toutes les composantes. Toutefois, cela a également permis de mieux assurer la conception et la conduite des opérations autour du « cœur opérationnel » que constitue le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) implanté à Balard sous l’autorité directe du CEMA. Le CPCO permet ainsi le suivi de tous les engagements tant les OPEX que les OPINT comme l’opération Sentinelle contre le terrorisme. Cette centralisation du processus décisionnel facilite la réactivité et la cohérence des priorités.
L’interarmées demain
Guerre du Golfe, ex-Yougoslavie, Côte d’Ivoire, Afghanistan, Serval puis Barkhane, Chammal, Sentinelle, Harpie, Résilience… Les opérations se sont succédé depuis plusieurs décennies sur un rythme impressionnant et sans équivalent chez nos partenaires européens, beaucoup moins enclins aux interventions que la France, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Aux champs classiques d’engagement, de nouveaux espaces d’action sont apparus : l’espace, le cyber, la sphère informationnelle, la perception par les opinions, complexifiant la conduite des opérations.
Ainsi l’acquisition du renseignement ne se limite plus à localiser les forces adverses, mais aussi à comprendre et identifier les chaînes de commandement, les centres de gravité de l’ennemi, les flux de financement des réseaux terroristes, les outils de propagande sur les réseaux sociaux. Autant d’informations qu’il faut recueillir, exploiter et diffuser tant vers le haut pour commander que vers le bas pour agir. Cela signifie aussi des Systèmes d’information et de commandement (SIC) performants, interopérables, protégés contre les intrusions et couvrant tout le spectre, s’appuyant aussi bien sur des satellites en orbite géostationnaire, mais aussi sur des postes radio individuels miniaturisés équipant le combattant débarqué et lui conférant une supériorité informationnelle sur l’adversaire.
L’interarmées est aussi désormais la capacité à travailler en multinational. Depuis la guerre du Golfe, les progrès qualitatifs français sont impressionnants, même s’il reste encore des lacunes à combler, notamment liées à des équipements anciens comme les avions ravitailleurs Boeing KC 135 en ligne depuis 1964 ou les véhicules de l’avant blindés (VAB) entrés en service à partir de 1976. Le groupe aéronaval, autour du porte-avions Charles-de-Gaulle, est un bon exemple de cet atout permettant de déployer une force aérienne embarquée puissante, appuyée par des frégates venant de pays alliés et s’intégrant aisément au profit de missions de longue durée. La capacité des avions Rafale à se poser sur les porte-avions américains et des F 18 sur le Charles-de-Gaulle est une démonstration de ces savoir-faire réservés à un nombre très limité de pays alliés.
Le multi-domaines et le multi-milieux sont devenus le nouveau champ de l’interarmées, imposant la contrainte de la course à la technologie. Auparavant, les générations de matériel se succédaient avec des sauts qualitatifs, mais sans réelle modernisation. Ainsi, le char AMX 30 a juste connu la modernisation en 30 B2, tandis que le char Leclerc a déjà connu plusieurs évolutions en attendant une nouvelle phase lui permettant de poursuivre sa carrière au-delà de 2035. Il en est de même pour l’avion Rafale dont la durée de vie dépassera le demi-siècle avec des standards successifs permettant d’une part d’améliorer les performances opérationnelles, mais aussi en garantissant la capacité à travailler avec d’autres appareils comme le F 18, le F 35 ou l’Eurofighter dans un cadre interallié exigeant. Les plateformes, qu’elles soient terrestres, navales ou aériennes, vont devoir durer plus de cinquante ans alors même que les software ne cessent d’évoluer avec cette exigence de pouvoir faire travailler en opération des équipements de générations très différentes.
Et à cette dimension matérielle se rajoute l’évolution de la conflictualité toujours plus complexe et couvrant un spectre allant de l’influence et de la désinformation à la haute intensité, renforçant le besoin de l’interarmées, mais aussi en augmentant les ressources qui lui sont consacrées. En quelque sorte, il faut conforter en agrégeant de nouveaux moyens et de nouvelles compétences comme les cybercombattants, les logisticiens, les data scientists, les pilotes de drones, les analystes d’images, les spécialistes de la simulation, les nutritionnistes, mais aussi les philosophes et les juristes experts en éthique et en droit des conflits armés. À l’inverse, les crises récentes ont révélé des manques qui pourraient être catastrophiques en cas de conflit majeur. Il en est ainsi du Service de santé des armées (SSA) qui a été raboté au-delà du raisonnable après 2008 et dont la timide remontée en puissance – imposée par le Covid-19 – prendra des années. On peut aussi évoquer les moyens amphibies avec le besoin urgent de remplacer les navires Batral dont le dernier fut retiré du service en 2016 et dont l’absence se fait de plus en plus ressentir. Ces capacités intermédiaires assurant la cohérence de l’interarmées sont plus que jamais indispensables pour pouvoir ainsi assurer la mission donnée par l’autorité politique. Or, dans un contexte de resserrement budgétaire, il est plus aisé de supprimer ces programmes interarmées qui ne sont pas considérés comme essentiels au cœur de métier. Paradoxalement, la puissance militaire française est redevenue une réalité reconnue, conférant une place particulière à notre pays et donc imposant des responsabilités essentielles pour contribuer à la sécurité internationale.
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Pour en savoir plus :
Dictionnaire de la guerre et de la paix, sous la direction de Benoît Durieux, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Frédéric Ramel, PUF, 2017.