Ana Revenco, ministre de l’Intérieur de la République de Moldavie revient sur la situation humanitaire qui frappe son pays depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, le 24 février 2022. Ce petit pays de 2,5 millions d’habitants, coincé entre l’Ukraine et la Roumanie, a vu en quelques jours sa population augmenter de plus d’un cinquième. D’après le Haut-commissariat aux réfugiés, au 25 avril, près de 435 275 Ukrainiens sont entrés en Moldavie. Pays le plus pauvre d’Europe, ancien satellite de Moscou, la Moldavie doit faire face à la plus grave crise humanitaire de son histoire récente. Les risques de dérive criminelle et d’effondrement du pays sont réels, ce qui toucherait grandement la sécurité de l’Union européenne.
Entretien réalisé par Anna Duvernet, envoyée spéciale de Conflits en Moldavie
Que pensez-vous de la crise humanitaire actuelle qui se déroule en Moldavie, depuis le début de la guerre en Ukraine ?
Ana Revenco – L’ampleur, l’intensité et la complexité du flux de réfugiés dans cette région est certainement le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est même très certainement le premier que la région ait connu. La Moldavie vit un moment historique critique. Cette crise n’est pas seulement humanitaire, elle est également sécuritaire pour notre pays. Elle change radicalement l’écosystème de la sécurité européenne en matière de frontières. Nous sommes la frontière de sécurité étendue de l’Europe. Et nous sommes le seul pays non membre de l’Union européenne à faire partie de cette crise. Aborder cette question d’un point de vue différent de celui des pays de l’Union européenne serait voué à l’échec. Il est donc nécessaire d’adopter une approche unique. Nous ne pouvons plus parler uniquement de la gestion de ce type de crise de l’Union européenne pour l’Union européenne. Nous devons l’aborder tous ensemble et de la même manière.
Combien de réfugiés ont déjà traversé vos frontières et combien restent en Moldavie ?
Ana Revenco – Pendant les deux premières semaines, la police des frontières moldaves a traité un nombre extraordinaire de réfugiés, principalement des Ukrainiens. Ce volume correspond à près de 15% de la population de la Moldavie en quinze jours. Actuellement, le nombre de réfugiés qu’a traité la police des frontières est d’environ 20% de la population totale de la Moldavie. Cela exerce une pression énorme sur le système [de l’État] qui été mis à rude épreuve. Cela pèse sur nos ressources, qui sont faites pour répondre aux besoins en temps de paix. Environ 100 000 personnes sont restées en Moldavie. C’est comme si une nouvelle ville venait d’apparaître dans notre pays au cours des deux premières semaines de la guerre.
Presque la moitié d’entre eux sont des enfants. Le reste est constitué de femmes et de personnes âgées. Ces populations ont des besoins spécifiques. Avec une telle augmentation de la population de notre pays, il se développe automatiquement une pression sur toutes les institutions nationales telles que : le système éducatif, la protection sociale ou encore le service de santé. Tous ces organismes sont actuellement sur-sollicités. Parce que le phénomène a été soudain, et, pour répondre en urgence à ces besoins supplémentaires, nous avons rassemblé toutes les ressources possibles pour continuer à maintenir un environnement sûr et adapté pour les Moldaves et les réfugiés. Par exemple, le nombre important de réfugiés a fait augmenter drastiquement le nombre de voitures sur les routes. Il y a, par conséquent, une inflation des accidents de la route. Les services d’aide à la personne sont donc sur-mobilisés […]. De même, les patrouilles de police aux frontières ou sur les routes, ont été renforcées. Nous avons ainsi triplé notre présence afin de pouvoir continuer à assurer la sécurité et l’ordre.
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Est-ce qu’une telle augmentation de la population pourrait déstabiliser profondément votre pays ?
Ana Revenco – Le fait d’avoir une guerre à proximité de nos frontières engendre de fait des présomptions de déstabilisation. C’est pourquoi nous avons alloué toutes les ressources nécessaires afin que la situation reste gérable et pour continuer d’assurer la sécurité de tous. Bien entendu, qui dit guerre, dit menaces supplémentaires qui pèsent sur la sécurité publique. Malheureusement, certains tentent de profiter de la guerre pour se livrer à diverses activités criminelles transfrontalières telles que : le trafic d’armes, de munitions, la contrebande de produits de luxe et le trafic d’êtres humains. Tout cela créée une pression. Nous avons conscience qu’en cas d’escalade des actions militaires [en Ukraine] provoqueraient un flux supplémentaire [de réfugiés]. Cela signifierait qu’une crise pour notre pays est probable. D’un point de vue économique, l’arrivée d’un nouveau flux de réfugiés poserait la question suivante : dans quelle mesure sommes-nous capables, en tant qu’État, en tant que Nation, de maintenir ce système fonctionnel ?
Comment apporter une réponse aux questions de la lutte contre la traite des êtres humains ou au développement de trafics en tous genres que provoque systématiquement ce type de conflit ? Quels moyens mettez-vous en place pour protéger au mieux les populations et que faites-vous pour empêcher les trafiquants de s’implanter en Moldavie ?
Ana Revenco – La guerre crée malheureusement ce genre d’opportunités […]. Ce que nous avons fait, c’est revitaliser nos protocoles opérationnels. Nous avons engagé tous nos agents de la police des frontières, de la police nationale, pour suivre ces formations et appliquer ces protocoles. Bien sûr, nous avons aussi réadapté notre service de protection sociale et ceci au niveau national. Comme je l’ai évoqué, cette question ne peut être traitée uniquement comme un problème national, comme l’effort d’une seule nation. Il est nécessaire de mettre en place un mécanisme [européen] unique. Il nous semble indispensable d’accélérer le processus de création de ce mécanisme […] Il est nécessaire de penser comme un seul homme.
Pensez-vous recevoir suffisamment d’aides de l’Union européenne ?
Ana Revenco – En envisageant cette crise sous l’angle de la sécurité et pas seulement d’un point de vue humanitaire, l’ensemble du mécanisme d’intervention en cas de crise serait automatiquement adapté aux besoins. Cela signifie qu’il ne faut pas se limiter uniquement à l’apport de premiers secours aux réfugiés. Une réponse globale permettrait d’accroître la résilience des systèmes nationaux pour leur permettre de fournir une assistance de qualité. Les réfugiés exercent une pression sur nos systèmes de soins de santé, calibrés pour travailler en temps de paix. Le nombre de médecins, le nombre d’hôpitaux, le temps de réaction, les médicaments – tout ce qui vient aider dès à présent les réfugiés ne devrait pas être vu en termes de dons financiers ou de nombre de repas ou de produits d’hygiène de base fournis. Il s’agit d’aider le système de santé à se développer en matière d’expertise, de ressources et d’équipements.
En augmentant immédiatement la résilience du système, vous créez ainsi la possibilité d’accueillir les réfugiés plus justement. Vous vous assurez qu’ils ne reçoivent pas uniquement une aide immédiate […] Quand je parle d’accroître la résilience du système de sécurité publique, de la sécurité des frontières, il ne s’agit pas uniquement des réfugiés et des Moldaves. Il s’agit d’être un fournisseur régional de sécurité. Je ne pense pas que les autres pays et l’Union européenne qui nous entourent souhaitent que nous nous concentrions uniquement sur nos affaires intérieures. Il s’agit d’une crise commune. L’approche doit donc être commune. Aider les réfugiés, c’est aussi aider les institutions, les systèmes et les autorités moldaves. Nous prenons la première vague, nous prenons le premier coup. Nous sommes en première ligne. Généralement, c’est la ligne de front qui prend le plus de risques. Pour éviter que nous ne devenions une porte d’entrée importante pour la criminalité, il faut comprendre qu’une Moldavie résiliente signifie une Europe résiliente. La résilience en matière de sécurité ici signifie un meilleur écosystème de sécurité pour l’Europe.
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Vous voulez donc dire que parce que vous êtes en première ligne, vous avez besoin de la logistique d’autres pays pour vous soutenir ?
Ana Revenco – Exactement. N’oubliez pas. Ce type de soutien est nécessaire, et ne se limite pas au traditionnel « Faisons de l’humanitaire, et c’est tout ! »
Certains Moldaves se sentent menacés par la guerre en Ukraine et craignent une extension du conflit à votre territoire. Quels moyens mettez-vous en place pour les rassurer ?
Ana Revenco – Nous continuons à dire que nous resterons neutres. Notre seule préoccupation est la sécurité des Ukrainiens qui fuient la guerre. Nous devons rester solidaires. C’est notre devoir. C’est le devoir de tous. Comme je l’ai dit, nous ne sommes pas une menace. Nous ne restons pas seulement cohérents dans nos messages, mais aussi dans nos actions. Bien entendu, en tant qu’autorités, nous suivons et surveillons de près la situation […] Nous communiquons sur ce sujet à la population. Et encore une fois, nous mobilisons toutes les ressources nécessaires pour maintenir les systèmes en état de marche et de fonctionnement dans l’intérêt de notre peuple. Pas seulement des réfugiés. C’est notre maison commune.
Vous avez organisé très rapidement des centres d’accueil partout dans le pays, aux postes-frontière, mais aussi à Chisinau, dans la capitale, ou encore chez l’habitant. Comment qualifieriez-vous l’esprit d’accueil moldave ?
Ana Revenco – Nous sommes un petit pays, mais nous avons un grand cœur ! Je pense que ce conflit nous a donné l’occasion de nous serrer les coudes et de faire preuve de solidarité […] Encore une fois ce mécanisme [de solidarité] dépend beaucoup des gens et induit une pression supplémentaire que sur les systèmes. Nous ne pouvons plus le gérer seuls. C’est pourquoi je continue à répéter que nous avons besoin d’aide maintenant. Le temps joue contre nous.
Pensez-vous que les pays de l’Union européenne ont sous-estimé les intentions de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine ?
Ana Revenco – Je pense que tout le monde, y compris nous, avions pensé à tous les scénarios possibles. Cependant, personne n’était préparé à ce que ce genre de scénario se produise réellement. Cela montre une fois de plus qu’il faut accorder plus d’attention à la composante sécurité au sein d’une Europe élargie.
Vous aviez récemment appelé de vos vœux à rejoindre officiellement et sans tarder l’Union européenne. Pensez-vous, au regard des évènements en Ukraine qu’il ne s’agisse pas uniquement d’un souhait utopiste ?
Ana Revenco – Nous avons déclaré que nous sommes pro-européens il y a des années de cela. C’est un pourcentage assez important de la population qui soutient cette position […] En réalité, un pourcentage assez important de la population [moldave] a déjà la citoyenneté européenne[1]. Beaucoup choisissent d’étudier et de poursuivre leur vie professionnelle et personnelle au sein de l’Union européenne. Ce n’est donc pas quelque chose de nouveau. […] Nous comprenons également que nous devons créer un espace de sécurité et de bien-être en Moldavie. Cela signifie faire partie de l’Europe. Bien sûr, nous cherchons le soutien de l’Europe […] ce qui signifie devenir naturellement partenaire de l’Europe. Il ne s’agit pas seulement du statut en tant que tel, il s’agit d’être partie prenante, contributeur, bénéficiaire de tout ce que l’Europe apporte pour chaque pays.
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Pensez-vous que votre candidature à l’Union européenne soit conforme à votre statut d’État neutre, inscrit dans la Constitution ?
Ana Revenco – Oui, absolument. Encore une fois, nous avons été très clairs sur notre volonté de rester neutres. Et nous ne nous sommes pas contentés de le dire, nous avons aussi été, je l’espère, très clairs à travers nos actions. Pour nous, il est important de rester cohérent dans ce domaine. Et c’est exactement ce que nous communiquons à la fois à notre personnel, mais aussi à nos partenaires.
Craignez-vous une invasion de la Russie ?
Ana Revenco – Je ne veux pas parler de spéculations. Nous sommes, comme je l’ai dit, en train de surveiller [la situation]. Nous partageons des informations avec nos partenaires. Nous continuerons à faire ce travail de surveillance, d’analyse, de partage d’informations, ainsi qu’à essayer de garder notre sang-froid et d’être prêts pour tout scénario.
Avez-vous sollicité l’aide de Frontex ?
Ana Revenco – Nous avons conclu un accord avec Frontex et l’agence va nous offrir un soutien multidimensionnel. Il comprendra le déploiement de spécialistes de la sécurité des frontières. Ces derniers travailleront conjointement avec nos équipes. Il s’agit d’un soutien absolument nécessaire […]. En plus de l’expertise, de l’équipement indispensable à la surveillance des frontières sera également fourni.
La crise humanitaire à laquelle vous avez fait face est sans précédent. De nombreuses personnes se sont investies sans compter, notamment les services de l’État. Les gardes-frontières, la police nationale, la gendarmerie qui aident dans les camps de réfugiés sont soumis à une forte pression, notamment émotionnelle. Qui les aide à tenir psychologiquement ?
Ana Revenco – Très souvent, le dilemme [des gardes-frontières] est de choisir entre un contrôle de sécurité complet et une réponse humanitaire. Ils essaient de répondre aux deux. Quand vous passez du temps [avec eux], vous voyez la façon dont ils accueillent les bébés, qu’ils portent les bagages, qu’ils aident à passer des coups de téléphone […] Ce n’est pas quelque chose auquel on est préparé et entraîné. Ça vient naturellement. Vous ne pouvez pas avoir d’instruction ou de procédure pour cela. Ils s’entraident. Ils m’aident. Je les aide. Plus que des spécialistes, ce sont des êtres humains et c’est déjà une thérapie en soi. Ils sont aussi très solidaires les uns des autres […] Je pense que cette fraternité est une composante de la thérapie. Leurs familles les attendent à la maison. J’ai une grande reconnaissance pour les familles qui les soutiennent et qui leur permettent de rester plus longtemps au travail. Rester humain dans cette pression est un défi et cela vous donne aussi de l’énergie supplémentaire pour continuer à faire ce que vous faites. Je me souviens, je crois que c’était au troisième jour [de la crise], quand nous avons eu la première naissance parmi les réfugiés. C’était comme un signe : il y avait de l’espoir ! Nous avons eu également et malheureusement des décès aux postes-frontière. Cela a été très douloureux. […] Vous n’avez pas de procédure parfaitement écrite, bien calculée. Il s’agit de la façon dont vous le voyez, non seulement avec vos yeux, mais aussi avec votre cœur. […]
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[1] Beaucoup de Moldaves ont la citoyenneté roumaine NDLR.