La Moldavie dans l’UE ? Un élargissement problématique

19 novembre 2024

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Charles Michel, à droite, serre la main du Premier ministre de la Moldavie, Dorin Recean, alors qu'ils arrivent pour le Conseil d'Association UE-Moldavie, 2024 //(AP Photo/Geert Vanden Wijngaert)

Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

La Moldavie dans l’UE ? Un élargissement problématique

par

Sur fond de guerre en Ukraine, l’ouverture des négociations d’adhésion de la Moldavie à l’Union européenne a eu lieu en juin 2024, deux ans seulement après l’octroi du statut de pays candidat[1].

Ana Pouvreau

Le 20 octobre 2024 s’est tenu un référendum sur la pertinence d’amender la Constitution moldave, afin d’y stipuler le caractère irréversible de l’adhésion à l’UE[2], l’adhésion devant être considérée comme un objectif officiel à atteindre. Le « oui » l’a emporté in extremis, avec seulement 50,4% des suffrages. Le vote de la diaspora moldave, majoritairement pro-UE, en Amérique du Nord et dans l’UE, expliquerait ce miracle de dernière minute en raison du décalage horaire[3]. Force est cependant de constater l’opposition de l’autre moitié de la population moldave, et ce, en dépit d’une aide de 1,8 milliard € de l’UE (dont 330 millions € incombent à la France) à l’organisation de ce scrutin.

Simultanément, s’est tenu, à la même date, le premier tour d’un scrutin présidentiel. À l’issue du second tour de ces élections, le 3 novembre 2024, la présidente sortante pro-occidentale Maia Sandu (Parti Action et Solidarité, PAS), a remporté 55,33% des suffrages contre 44,67% en faveur de son rival, l’ancien procureur général Alexandr Stoianoglo (Parti socialiste de Moldavie, PSRM). Cette réélection conforte ainsi le cheminement vers l’adhésion de la Moldavie à l’UE.

Cependant, ces évolutions politiques conduisent à s’interroger sur les conséquences en termes de sécurité, de stabilité et de prospérité, d’un nouvel élargissement de l’UE à la Moldavie. Ce pays viendrait s’ajouter à la liste des nombreux États qui ont rejoint les structures euroatlantiques depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, sans que jamais les parlements nationaux des États membres de l’UE ne se prononcent sur la pertinence de ces élargissements successifs.

Risque N°1 : Un accroissement de l’instabilité régionale et une escalade prévisible des tensions avec la Russie

Sur le plan géopolitique, la Moldavie, ancienne République soviétique de 2,6 millions d’habitants, est occupée par quelque 1500 soldats russes stationnés depuis 1992 dans la région sécessionniste de Transnistrie, devenue une république autoproclamée. L’adhésion de la Moldavie à l’UE rebattrait les cartes et menacerait les équilibres instables. En effet, en plus de trente années, la situation s’est enkystée. Elle est comparable à celle de Chypre-Nord qui est occupée depuis 1974 par l’armée turque. Ainsi, il est donc probable que si la Moldavie entrait dans l’UE, la Transnistrie tenterait de continuer à vivre à son propre rythme, comme cela se fait dans la RTCN (République turque de Chypre-Nord). À noter que la Transnistrie possède sa propre monnaie : le rouble de Transnistrie, tandis que la monnaie moldave est le leu. L’adhésion à l’UE engendrerait alors des turbulences avec des conséquences imprévisibles pour les populations locales.

Par ailleurs, n’oublions pas la communauté gagaouze qui vit dans le sud de la Moldavie dans la région autonome de Gagaouzie. Les Gagaouzes du Boudjak sont un peuple d’origine turque et de langue turcique, mais ils sont chrétiens. Le Boudjak est scindé entre la Moldavie et l’Ukraine (oblast d’Odessa). Lors de ce scrutin, les Gagaouzes ont voté majoritairement en faveur d’Alexandr Stoianoglo, lui-même issu de cette communauté ethnique. L’adhésion de la Moldavie à l’UE est susceptible de modifier leur statut d’autonomie très particulier et de bouleverser les équilibres fragiles en place depuis les années 1990.

Sur le plan stratégique, n’étant pas membre de l’OTAN, la Moldavie ne peut pas bénéficier de la clause de défense collective de l’Alliance atlantique selon laquelle « une attaque contre un Allié est considérée comme une attaque contre tous les Alliés« . En adhérant à l’UE, elle pourra cependant jouir de la protection que lui garantit la clause de défense mutuelle de l’UE en vertu de l’article 42.7 du traité de Lisbonne (approuvée en 2007, en vigueur depuis 2009). Cette clause stipule que « si un pays de l’UE est victime d’une agression armée sur son territoire, les autres pays de l’UE ont l’obligation de lui porter aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir« . Par ailleurs, le 21 mai 2024, la Moldavie est devenue le premier pays à signer un accord de partenariat sur la sécurité et la défense avec l’UE[4]. En outre, pour rappel, la France a signé en mars 2024 un accord de coopération en matière de défense avec la Moldavie[5]. L’adhésion de la Moldavie à l’UE accroîtrait ainsi les risques de voir les États membres de l’UE entraînés dans un conflit avec la Russie.

Sur le plan militaire, en février 2023, le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov avait indiqué que la guerre en Ukraine pourrait s’étendre en Moldavie[6]. Il est évident que l’armée moldave, forte seulement de quelques milliers de soldats, n’aurait pas les moyens de faire face à la Russie. La Moldavie ne possède pas d’aviation de combat. L’Allemagne a tenté de renforcer les capacités de l’armée moldave en lui livrant des blindés. La France, pour sa part, lui a livré dès 2023 un radar GM 200[7]. Le pacte commun de défense signé avec l’UE devrait renforcer ces coopérations en matière d’armement.

À lire également

« La Moldavie est en première ligne pour la sécurité de l’Europe » Entretien avec Ana Revenco, ministre de l’Intérieur de la Moldavie

Risque N°2 : Une fragilisation des économies des pays de l’UE et une vulnérabilisation des sociétés d’Europe occidentale

Sur le plan économique, le 10 octobre 2024, peu avant le scrutin, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a annoncé une aide sans précédent de 1,8 milliard d’euros sur deux ans (2025-2027) en faveur de la Moldavie[8]. Cependant, la Moldavie est le plus pauvre des pays européens. Le salaire moyen est de 250 € environ. Au moment où l’agriculture européenne traverse une grave crise, en raison notamment de l’intensification de la concurrence liée à la signature d’accords de libre-échange entre l’UE et de nombreux pays hors UE (ex. avec le Japon (JEFTA), avec le Canada (AECG), et bientôt avec plusieurs pays d’Amérique latine dans le cadre du MERCOSUR), la production agricole moldave, arrivée sans droits de douane dans l’UE, viendrait aggraver cette situation. Déjà, les exemptions de droits de douane accordés depuis 2022 par l’UE à l’agriculture ukrainienne (qualifiée de « monstre aux portes de l’UE »[9]), ont généré de graves difficultés dans plusieurs filières, pour les agriculteurs européens[10]. Fragilisées par la pandémie de Covid à partir de 2020, les économies européennes se sont appauvries avec l’application des sanctions à l’encontre de la Russie. Dans ce contexte, tout élargissement supplémentaire de l’UE vers l’Est (Bosnie, Kosovo, Ukraine et Géorgie) ne ferait qu’aggraver la situation actuelle déjà alarmante des pays de l’UE.

Sur le plan sécuritaire, la corruption est endémique et les groupes criminels sont solidement ancrés dans le tissu social moldave. Des réformes ont été annoncées en prévision d’une entrée du pays dans l’UE. Cependant, il est indéniable que la libre circulation des groupes criminels dans l’UE n’aura pour effet que celui d’accroître la vulnérabilité des sociétés d’Europe de l’Ouest. Par ailleurs, tout comme pour l’aide colossale apportée par le bloc occidental à l’Ukraine, à ce jour, l’UE ne s’est toujours pas donné les moyens permettant de disposer d’une certaine visibilité sur l’utilisation de ces fonds. Cette manne financière en faveur de la Moldavie risque donc de disparaître dans le trou noir de la corruption.

Conclusion : Au vu des conséquences délétères de l’adhésion programmée de la Moldavie à l’UE, tant sur les équilibres géostratégiques que sur la santé économique et financière des États membres de l’UE, il serait pertinent de consulter les parlements nationaux des pays européens sur une telle adhésion. Ce serait la première fois depuis plus de trente ans. La même prudence s’impose manifestement avec les autres pays candidats que sont l’Ukraine et la Géorgie, qui, tout comme la Moldavie, sont militairement occupées par la Russie et dont plusieurs régions se sont auto-proclamées indépendantes. Ces indépendances, déjà reconnues par Moscou, ne peuvent être que le catalyseur de nouveaux conflits aux marges de l’Europe.

À lire également

L’intégration des Balkans dans l’UE est un processus complexe. Entretien avec Henry Zipper de Fabiani

[1] https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2024/06/25/eu-opens-accession-negotiations-with-moldova/

[2] https://www.nytimes.com/2024/10/21/world/europe/moldova-eu-referendum-vote-result.html

[3] Maia Sandu a dénoncé une fraude d’une ampleur sans précédent dont elle a dit avoir les preuves. Elle a sous-entendu que la Russie se serait appuyée sur des groupes criminels afin d’acheter des milliers de suffrages pour un montant de 13 millions d’€ par le biais de l’homme d’affaires israélo-moldave pro-russe Ilan Shor. Cependant, il est également avéré que la diaspora moldave en Russie majoritairement pro-russe n’a pas pu voter dans des conditions normales. En effet, seulement deux bureaux de vote ont été mis à leur disposition. Cela contraste avec une mobilisation massive des électeurs moldaves, généralement pro-UE, organisée par le gouvernement moldave en Occident. Aux États-Unis et au Canada, les électeurs ont été invités à voter électroniquement. Des manifestations d’électeurs qui n’avaient pas pu voter ont eu lieu devant l’ambassade de Moldavie à Moscou. Lors du 2e tour du scrutin, des électeurs moldaves ont effectué le déplacement depuis la Russie ou la Biélorussie vers la Moldavie afin de pouvoir voter.

[4] https://www.lemonde.fr/international/article/2024/05/21/l-union-europeenne-et-la-moldavie-signent-un-pacte-de-securite-commun_6234649_3210.html

[5]https://www.rfi.fr/fr/france/20240307-la-france-et-la-moldavie-signent-un-accord-de-coop%C3%A9ration-de-d%C3%A9fense /

[6] https://www.ouest-france.fr/monde/guerre-en-ukraine/guerre-en-ukraine-serguei-lavrov-evoque-une-potentielle-intervention-en-moldavie-5e87096e-a3c9-11ed-b6d3-72082cfae0b8

[7] https://www.opex360.com/2024/03/06/la-france-et-la-moldavie-vont-signer-un-accord-de-cooperation-en-matiere-de-defense/

[8] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/avant-la-presidentielle-l-ue-devoile-une-aide-record-a-la-moldavie-20241010

[9] https://www.rfi.fr/fr/europe/20190704-ukraine-agriculture-union-europeenne-cereales-accord-libre-echange-ble

[10] https://www.ledevoir.com/monde/europe/810499/ue-accorde-restrictions-renforcees-importations-agricoles-ukraine

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Charles Michel, à droite, serre la main du Premier ministre de la Moldavie, Dorin Recean, alors qu'ils arrivent pour le Conseil d'Association UE-Moldavie, 2024 //(AP Photo/Geert Vanden Wijngaert)

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !

À propos de l’auteur
Ana Pouvreau

Ana Pouvreau

Spécialiste des mondes russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Éditorialiste à l’Institut FMES (Toulon). Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest