Ce 1er mai marque le 20e anniversaire de l’adhésion à l’Union européenne des 10 pays issus pour la plupart de l’ex-bloc soviétique. Des pays qui s’inscrivent dans la Mitteleuropa à la riche histoire.
Mitteleuropa, Europe du milieu, Europe médiane ou Europe centrale, les termes sont souvent discutés. C’est, initialement, un espace géographique aux contours flous, riche de sentiments nationaux très prononcés, fondés sur 5 pays : la Hongrie, la Slovaquie, la Pologne, la République tchèque et l’Autriche. C’est une région avec une pluralité de cultures, d’ethnies, et de langues. C’est aussi un mouvement littéraire et intellectuel au cœur de l’empire austro-hongrois et une entité politique qui peut être envisagée comme une « Union Européenne » avant l’heure.
Un mouvement littéraire et intellectuel
Lorsqu’on parle de Mitteleuropa, il y a toujours un parfum de nostalgie, de fascination, mais aussi de désuétude et de décomposition. Le titre de l’exposition « Vienne 1880-1938 », au Centre Pompidou en 1986, résume assez bien cette atmosphère : « L’apocalypse joyeuse ».
La redécouverte d’auteurs comme le hongrois Sándor Márai, l’Italien Claudio Magris, le hongrois György Konrád et le Viennois d’origine serbe Milo Dor, célèbrent cette mosaïque de pays en plein cœur de l’Europe.
Selon l’historien Jacques Le Rider « l’identité culturelle de cette autre Europe a d’abord été définie par la littérature », en ajoutant que « l’existence même d’une Mitteleuropa littéraire et intellectuelle a été parfois considérée comme le « mythe habsbourgeois » de l’unité des nationalités rattachées à la monarchie austro-hongroise jusqu’à la Première Guerre mondiale. ».
Le roman « Danube » de l’écrivain Claudio Magris, originaire de Trieste, paru chez Gallimard en 1988 est devenu l’emblème des adeptes de cette sorte de civilisation, au sens sociologique et historique du terme, qui s’est formé au centre de l’Europe avant d’avoir été englouti par les conflits du XXe siècle.
Selon Michel Maslowski, en Europe centrale, les peuples s’unissent par la culture et non par des institutions politiques, ce qui est discutable aujourd’hui. Il est indubitable que la Mitteleuropa avant la guerre de 1914-1918 s’est définie par la culture. Vienne, Prague, Budapest ont été des centres culturels prépondérants en Europe avec :
La littérature : Franz Kafka (1883-1924), Joseph Roth (1894-1939), Stefan Zweig (1881-1912), Arthur Schnitzler (1862-1931).
La musique : Gustav Mahler (1860-1911), Arnold Scönberg (1874-1951), Bela Bartok (1881-1945), Antonin Dvorak (1844-1901), Leos Janacek (1854-1928), Bedrich Smetana (1824-1884).
Mais aussi la famille Strauss et Franz Lehar.
La peinture : Gustav Klimt (1862-1918), Egon Schiele (1890-1918, Oskar Kokoschka (1886-1980).
La psychanalyse : Sigmund Freud (1856-1939).
L’architecture : Otto Wagner (1841-1918), les ateliers Wiener Werkstätte.
Les peuples d’Europe centrale sont attachés à leur culture comme nul autre, parce qu’elle seule a permis à la société de survivre sans réel État pendant l’Empire et pendant la période soviétique.
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Une « Union Européenne » avant l’heure ?
L’idée d’un rapprochement économique des pays d’Europe centrale connait un renouveau pendant la Première Guerre mondiale, comme en témoigne le succès de l’œuvre programmatique de l’homme politique allemand Friedrich Naumann (1860-1919), « Mitteleuropa », paru en 1915 (voir encadré 2)
« Mitteleuropa » fut essentiellement un concept politique pro-allemand et Naumann était conscient de la primauté, dans la phase de départ, de l’union économique et douanière de l’Europe centrale. De ce point de vue, il fut donc un visionnaire de l’Europe économique du XXe siècle.
Pour l’écrivain Claudio Magris, l’un des derniers intellectuels se rattachant à cette époque, «la société mittel-européenne de l’époque a trois facettes : supranationalité, bureaucratie et joie de vivre».
Peut-on voir, via la Mitteleuropa, l’empire austro-hongrois comme un précurseur de l’Union européenne comme elle existe aujourd’hui ?
Tant l’Union européenne que l’Empire sont ou ont été multinationaux. Comme l’UE, l’empire austro-hongrois était une expérience de gouvernance supranationale, comptant 51 millions d’habitants, 11 nationalités, et 14 langues, représentant en cela un microcosme de l’Europe.
Chaque pays de l’Empire des Habsbourg, comme chaque État membre de l’Union, a des romans nationaux et des traditions culturelles et politiques, une géographie et des intérêts différents. Cela implique une certaine philosophie du compromis qui est la base de la stratégie interne de l’UE actuellement.
L’empire austro-hongrois était une force stabilisatrice pour les peuples qui le composait. Il remplissait le rôle de pacificateur entre différents groupes ethniques, gérant les rivalités entre autochtones et protégeant les plus petites nations des États prédateurs. Il était un rempart contre les velléités d’expansion de l’Allemagne et de la Russie. En fait, l’empire des Habsbourg essayait de gérer les nationalismes des pays membres de l’empire, comme l’Union européenne s’efforce aujourd’hui d’harmoniser les politiques d’états différents politiquement. Et dans les deux cas, les Hongrois sont les rebelles. La Hongrie semble n’avoir jamais abandonné ses réflexes nationalistes. Une manière d’imposer coûte que coûte leur singularité, hier comme aujourd’hui.
Comme l’Autriche-Hongrie, la raison d’être de l’UE réside dans sa capacité à maintenir l’équilibre des pouvoirs et des intérêts nationaux entre ses membres et en tentant de développer l’avantage que procure son existence et le groupe de 27 états par rapport au système international.
Dans son livre Monde d’hier, monde de demain, Un voyage à travers l’Empire des Habsbourg et l’Union européenne Caroline de Gruyter montre que l’UE et l’empire sont en négociation permanente avec leurs membres. On est toujours en train de se préoccuper du fonctionnement interne, de réformer les règles qui ne cessent d’évoluer. « L’Empire des Habsbourg et l’UE sont tous les deux des systèmes totalement obsédés par les règlements et les procédures », écrit la journaliste dans son ouvrage.
« Un marché unique ne peut fonctionner qu’à une condition : qu’il y ait des règles respectées par tous. C’est la seule façon de mettre tout le monde sur un pied d’égalité » écrit-elle.
Mais, madame Von der Leyen n’est pas impératrice, et contrairement à l’UE, l’empire était une autocratie, dotée d’une armée et de fonctionnaires basés dans toute l’étendue du territoire alors qu’il n’y a pas, à ce jour, d’armée européenne et que les fonctionnaires européens sont cantonnés à Bruxelles et à Strasbourg.
Les travaux d’Antoine Marès ont permis de reconfigurer théoriquement cet espace, en utilisant la notion « d’Europe médiane », qui insiste sur la persistance de liens entre les États nés de la dislocation des Empires. Une série de « recompositions » est à l’œuvre, sous la forme de groupes informels comme décrits ci-dessous.
Le groupe de Visegrad
Le groupe de Visegrad (également appelé V4 ou encore Visegrad 4) désigne un ensemble de quatre pays d’Europe centrale : la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie.
Le nom du groupe trouve son origine historique dans un événement très ancien, à savoir une rencontre entre les rois de Bohême, de Hongrie et de Pologne, en 1335, dans la ville hongroise de Visegrad.
Et c’est dans cette même ville de Visegrad que se rencontrent, le 15 février 1991, les nouveaux dirigeants de Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie. Dans le contexte de la chute de l’Union soviétique et de la fin de la Guerre froide, ces trois pays décident en effet de former le “triangle de Visegrad” qui deviendra le V4 avec l’adhésion de la Slovaquie.
Le groupe de Visegrad a d’abord permis à ses membres de faciliter leur intégration au sein de l’Union européenne et de l’OTAN. Cette plateforme a gagné en notoriété et en influence au cours des dernières années, utilisée par ses membres pour défendre des positions communes en devenant une sorte de groupe d’influence
L’initiative des 3 mers.
L’Initiative des Trois Mers (ITM), plate-forme de coopération entre 12 pays d’Europe centrale, tous membres de l’Union européenne (UE), a été lancée avec son premier sommet à Dubrovnik en Croatie, les 25 et 26 août 2016.
Cette alliance réunit 12 pays situés à proximité des rives des mers Baltique, Noire et Adriatique qui affichent une forte croissance économique : Autriche, Bulgarie, Croatie, République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Slovénie.
Face à la suprématie de l’Allemagne et de l’URSS dans la région, cette initiative polonaise devait permettre de renforcer les pays-membres en les rassemblant, et de faire face aux menaces qui se profilaient aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. Toutefois, le projet est freiné aujourd’hui par la Hongrie, la Slovaquie et l’Autriche en particulier en raison de l’influence grandissante de la Pologne.
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La Fédération danubienne
Les fleuves ont toujours joué un lien non seulement commercial, mais aussi géopolitique entre les États-nations.
Ce que l’on appelle généralement l’espace danubien, traduit de la locution allemande « Donauraum », s’inscrit en Europe de part et d’autre du fleuve qui lui donne son nom. On considère le Danube de sa source, à Donaueschingen en Allemagne, au delta qu’il forme en se jetant dans la mer Noire. Dans cette perspective, le fleuve traverse successivement l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Serbie et la Roumanie, servant au passage de frontière, tout d’abord entre la Slovaquie et la Hongrie, puis entre la Slavonie et la Voïvodine, et finalement entre la Bulgarie et la Roumanie.
Depuis 1848, les projets de fédération danubienne ont été nombreux, mais, même si l’Europe danubienne existe dans l’inconscient collectif, c’est plus un concept intellectuel qu’une réalité politique, voire géopolitique. Les intellectuels hongrois, tchèques et slovaques, roumains, croates, voire italiens, la vivent quotidiennement dans leur pensée, mais cela reste une « fédération de pensées ».
Conclusion
Rêve, utopie, tragédie, nostalgie, mélancolie, mythe, concept culturel « melting pot » européen : voilà la tonalité fondamentale de nombreuses assertions qui concernent le débat sur la Mitteleuropa, mais il ne faut surtout pas oublier le volet politique de cette « Europe du milieu » concrétisé par l’empire austro-hongrois.
Il n’est pas question de comparer stricto sensu la Mitteleuropa, l’empire austro-hongrois et l’Union européenne d’aujourd’hui, mais de comprendre que les ferments d’une communauté européenne ont vu le jour avant 1949 et ces projets ambitieux ont été édifiés en Europe centrale. En fait, il s’agit d’une prise de conscience européenne qui a pu être proposée par la Mitteleuropa. Dans l’UE d’aujourd’hui, les pays d’Europe centrale ont su préserver une unité de groupe, solidifiée par un passé commun. Si on se réfère à la déclaration de Tirana du 6 décembre 2022, qui réaffirme l’engagement de Bruxelles à la perspective d’adhésion des Balkans occidentaux (Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie, Albanie, Moldavie, Bosnie-Herzégovine) sans parler de la future entrée de l’Ukraine dans l’UE, tout doit nous inciter à comprendre mieux ce qui s’est joué et se joue aujourd’hui au centre de l’Europe. D’autant plus que les états qui pourraient rejoindre l’UE font partie de ces Balkans qui étaient une partie de l’Empire.
Aujourd’hui, nous sommes dans une configuration géopolitique différente de l’époque de la Mitteleuropa et de l’empire austro-hongrois, bien que la guerre soit aux portes de l’Europe.
Néanmoins, l’étude des principes de gestion des nationalismes par l’empire pourrait, peut-être s’avérer instructif pour une Union européenne qui doit faire face aux égoïsmes des intérêts nationaux.
Friedrich Naumann (1860-1919)
Friedrich Naumann, pasteur luthérien, homme politique libéral progressiste, fut un des principaux précurseurs et théoriciens de l’idée de la nécessité de réunifier l’Europe, au tournant des 19e et 20e siècles.
Son livre programmatique « Mitteleuropa », paru de 1915, se vend à plus de 100 000 exemplaires, ce qui, à l’époque, est un succès très important. L’objectif du livre est de créer en Europe centrale une fédération supranationale d’États composés de nationalités et d’ethnies multiples. « Mitteleuropa » fut essentiellement un concept politique pro-allemand et Naumann était conscient de la primauté, dans la phase de départ, de l’union économique et douanière de l’Europe centrale. De ce point de vue, il fut donc un visionnaire de l’Europe économique du XXe siècle.
Elemer Hantos (1880-1942) précurseur d’une Union européenne ?
Pendant l’entre-deux-guerres, un économiste hongrois, Elemér Hantos , élabore un projet d’intégration centre-européenne pour lutter contre les problèmes issus de la monarchie habsbourgeoise en particulier les problèmes économiques issus des nouvelles frontières imposées par les traités de paix de Saint-Germain-en-Laye (10 septembre 1919) et de Trianon (4 juin 1920). Il souhaite recréer l’espace économique austro-hongrois sans cependant restaurer l’ordre politique d’avant-guerre.
Hantos développe ainsi l’idée que les pays ex-habsbourgeois partageant des intérêts culturels et économiques communs (Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie et Roumanie), doivent intégrer leurs économies nationales avant de fusionner en une communauté économique, puis politique, pour couvrir ensuite l’Europe tout entière. D’autre part, Hantos est favorable au mouvement paneuropéen du comte Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972) qui vise à l’unification politique de l’Europe (en excluant la Grande-Bretagne, la Russie et la Turquie), afin de créer Paneuropa**
Godeffroy, Gabriel. « Entre Mitteleuropa et Paneuropa : le projet d’Elemér Hantos dans l’entre-deux-guerres », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, vol. 43, no. 1, 2016, pp. 63-74.
L’Union paneuropéenne internationale (UPI), ou Paneuropa, est une association fondée au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1926 à Vienne, par le comte Richard Coudenhove-Kalergi qui a publié en 1923 son livre-manifeste Paneuropa où il préconise la création d’une union des États européens, union qui lui semble le seul moyen d’éviter que se reproduise la catastrophe de 14-18. Il s’agit d’abord de créer Mitteleuropa (groupe des ex-pays habsbourgeois), puis d’autres groupes régionaux pourraient se former, notamment un bloc occidental, composé de la France, de l’Allemagne, de la Belgique et du Luxembourg, et un groupe baltique avec la Finlande, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie pour ensuite fusionner les groupes régionaux.
Le Rider Jacques, La Mitteleuropa, Presses Universitaires de France (1996).
Article Mitteleuropa,www.universalis.fr/encyclopedie/mitteleuropa
Gruyter (de) Carolyne, Monde d’hier, monde de demain, Un voyage à travers l’Empire des Habsbourg et l’Union européenne, Actes Sud (2023).
Magris Claudio, Danube, Folio (1990).
Delapierre Maria, Lory Bernard, Marès Antoine, Europe médiane : aux sources des identités nationales, Institut d’études slaves (2005).
Clair Jean (sous la dir. de), Vienne, 1880-1938. L’apocalypse joyeuse, Éd. du Centre Pompidou, Paris (1992).
Dor Milo, Mitteleuropa, Fayard (1996).