<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La mer Rouge, épicentre des conflits du Moyen-Orient

4 septembre 2024

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Pontée au coucher du soleil, à bord du porte-avions Charles de Gaulle lors de la mission CLEMENCEAU 21, le jeudi 06 mai 2021, en mer Rouge.
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La mer Rouge, épicentre des conflits du Moyen-Orient

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Couvrant 450 000 km2, située à la conjonction de la Méditerranée et de l’océan Indien, au centre d’une vaste région s’étirant de la Syrie au Kenya, la mer Rouge est devenue le cœur des cyclones avec le réveil des conflits à Gaza.

Article paru dans la Revue Conflits n°53, dont le dossier est consacré au Moyen-Orient.

En temps ordinaire, ce sont 30 % des conteneurs, 10 % du commerce mondial maritime et de 8 à 10 % du transport maritime de gaz et de pétrole qui passent par le détroit de Bab el-Mandeb, large de 27 km, verrou de cet espace convoité où passent 30 000 navires par an. Cette « porte des lamentations » mérite bien son nom.

Luttes d’influence autour de la mer Rouge

La zone géopolitique qui enserre la mer Rouge est l’emboîtement d’un triangle et d’un rectangle. Triangle constitué par trois points cruciaux : canal de Suez, détroit d’Ormuz, et celui de Bab el-Mandeb, par où transitent les deux tiers des importations européennes. Pour l’Égypte, qui s’est abstenue de critiquer les attaques houthistes, l’importance du canal où passent 30 % des conteneurs du monde est vitale : 9,4 milliards de $ de droits de passage par an, 10 % du budget de l’État, 2 % du PIB égyptien. Le contrôle du détroit d’Ormuz qui oppose de longue date l’Iran et les monarchies arabes de l’autre côté du golfe Arabo-Persique a souffert d’une certaine désaffection. Rectangle si on y ajoute Gaza et le durable conflit israélo-palestinien.

Depuis novembre 2023, en rétorsion à l’opération menée par Israël dans la bande de Gaza, les Houthis ont attaqué une vingtaine de fois des bâtiments affrétés par Israël, mais aussi bien d’autres cargos empruntant le passage. La configuration des lieux leur permet d’atteindre les bâtiments marchands depuis la terre, s’ils s’approchent trop près des côtes. « Cibler des navires civils, intentionnellement ou accidentellement, constitue un crime de guerre » a dénoncé Human Rights Watch. La principale menace est celle des missiles balistiques et des drones, guidés par des satellites. Des drones bon marché (entre 10 000 et 50 000 euros pièce), ce qui met au défi la soutenabilité des moyens engagés par les marines militaires pour les contrer employant des missiles antiaériens plus efficaces au coût bien plus élevé de 1 million d’euros ! Quand on tue un Shahed (iranien) avec un Aster (missile français), c’est le Shahed qui a tué l’Aster a estimé le chef d’état-major des armées françaises, le général Thierry Burkhard. Au surplus, l’état des stocks d’armes des Houthis est inconnu, mais l’Iran a fait savoir qu’elle avait réapprovisionné son allié. Le renseignement israélien est d’ailleurs convaincu que les attaques houthistes sont coordonnées par le brigadier-général Abdolreza Shahlaei, vétéran de la force Al-Qods. En armant ainsi son proxy, le but de Téhéran ne serait-il pas de faire bondir les prix du brut dont il disposerait et d’amoindrir le zèle des pays occidentaux dans leur appui à l’État hébreu ? Cependant, les effets des frappes houthistes contre Israël apparaissent limités, au-delà des bénéfices qu’aimeraient en retirer localement les rebelles. En effet, si les revenus du port d’Eilat ont baissé de 80 %, celui-ci ne réalise que 5 % de l’ensemble du commerce maritime d’Israël, l’essentiel passant par Ashdod et Haïfa en Méditerranée. Les conséquences sont beaucoup plus graves pour le Yémen, qui importe plus de 80 % de sa nourriture ; celle-ci est débarquée à Hodeïda, son port principal en mer Rouge. Le fret y a augmenté de 50 %, ce qui va renchérir le panier alimentaire qui a déjà été multiplié par quatre au cours des cinq dernières années. Les deux tiers des Yéménites ne survivent que grâce à l’aide alimentaire. En un sens, les Houthis ne réalisent pas tant le blocus d’Israël que celui de leur propre population.

Se voulant la pointe de l’axe de résistance à Israël, les Houthistes recherchent en réalité à accroître leur standing dans le monde arabe où la cause palestinienne est populaire. Leurs attaques de plus en plus audacieuses visent à montrer qu’ils existent non seulement politiquement au Yémen, dont ils contrôlent une bonne moitié du territoire, mais qu’ils sont aussi influents militairement dans la région.

Au Yémen, plongé depuis 2014 dans une terrible guerre civile, les houthistes affrontent les anciens loyalistes soutenus par l’Arabie saoudite. Le gardien des lieux saints a été l’autre destinataire des attaques houthistes. En visant des cibles israéliennes comme la capture du Galaxy Leader affrété par un homme d’affaires israélien, devenu depuis une attraction touristique, mais aussi américaine avec la destruction d’un drone MG-9, les insurgés cherchent à renforcer leur position dans les négociations en cours avec l’Arabie saoudite, qui veut s’extirper, comme l’on fait les EAU en 2019, de la guerre au Yémen déclenchée par Mohammed ben Salmane en mars 2015. Les États-Unis tentent aujourd’hui de convaincre le prince héritier d’y mettre un terme. Ryad a décrété un cessez-le-feu avec les Houthis en avril 2022, et l’a étendu depuis à deux reprises. On s’approche d’une feuille de route en ce domaine et l’envoyé spécial de l’ONU, Hans Grundberg, a effectué plusieurs fois la navette entre les capitales. Le premier volet de ce plan de paix porterait sur le paiement des salaires des employés du secteur public basé dans les territoires contrôlés par les rebelles, une mesure à laquelle s’est jusqu’à présent opposée l’Arabie saoudite. D’où l’appel lancé par Ryad aux Américains pour qu’ils restreignent leurs frappes contre leur ancien ennemi, afin de ne pas entraver ces pourparlers.

Pusillanimité des puissances maritimes

On croyait qu’après la création de la coalition internationale pour protéger les navires en mer Rouge, les attaques allaient cesser ou du moins se réduire. Si leur rythme a en effet diminué au cours des premiers mois de 2024, notamment à la suite de la destruction, le 31 décembre, par deux hélicoptères de l’armée américaine, de trois bateaux houthistes qui s’apprêtaient à agresser le Maersk Hangzhou, battant pavillon de Singapour, elles n’ont pas cessé. À la mi-décembre, les grands armateurs européens de porte-conteneurs, l’italo-suisse MSCD, le danois AP Moller-Maerks, le français CMA-CGM et l’allemand Hapag-Llyod ont décidé de suspendre « jusqu’ à nouvel ordre » la navigation dans la zone, empruntant la route du cap de Bonne-Espérance, ce qui fait passer le trajet de Shanghai à Rotterdam de trente-cinq jours en moyenne à quarante-cinq.

En Asie, ce sont la Chine et l’Inde qui sont en première ligne.  Le coût des exports de la seconde fait face à une hausse alors que 80 % de ses échanges de marchandises avec l’Europe passent par la mer Rouge. En Europe, c’est l’Italie qui est le pays le plus touché, 40 % de ses exportations y transitent. Selon les estimations du centre d’études Research and Infomation System for developping countries, qui dépend du gouvernement indien, l’Inde pourrait essuyer des pertes allant jusqu’à 27,5 milliards d’euros (30 milliards de $) d’exportations et les faire baisser de 6,7 % sur l’année fiscale se terminant au 31 mars 2024, une évaluation qui demande à être vérifiée. D’ores et déjà, elle a cédé des parts de marché pour le thé au profit du Kenya, plus proche de l’Europe. En outre, l’Inde importe 86 % de sa consommation de gaz et de pétrole, l’essentiel transitant par la mer Rouge, le trafic par le détroit d’Ormuz ayant été perturbé en 2019 à cause des tensions entre les États-Unis et l’Iran. Delhi protège ses intérêts en déployant des frégates pour surveiller les routes maritimes, sans rejoindre la coalition formée par Washington, tout en négociant avec l’Iran. Avec un succès limité, car un dirigeant houthi, Mohammed al-Bukhaiti a déclaré le 19 janvier ne vouloir cibler que les vaisseaux se dirigeant vers Israël « tant qu’il n’y aura pas de cessez-le-feu et que le siège de Gaza ne sera pas levé ». « Les autres pays incluant la Chine et la Russie ne sont pas menacés », a-t-il précisé sans mentionner l’Inde, il est vrai le seul pays du Sud global à avoir critiqué le pogrome du 7 octobre.

La Chine, pour sa part, bien que largement impliquée dans la région dans le cadre des routes de la soie s’est bornée à en appeler « à la fin du harcèlement des navires civils ainsi qu’au maintien des chaînes d’approvisionnement mondiales ».Tout en critiquant la présence navale américaine dans la zone, elle en récolte les dividendes, ne voulant pas dilapider son capital diplomatique.

S’aligner sur l’action américaine représenterait pour elle une véritable humiliation et au surplus, l’origine des attaques houthistes est bien pour elle l’intrusion israélienne à Gaza. Elle est pourtant concernée, l’opérateur Cosco Shipping a annoncé en mars 2023 qu’il investirait 375 millions de dollars dans la construction d’un terminal dans le port d’Ain Sokhna à l’entrée du canal de Suez. CK Hutchinson, conglomérat de Hong Kong, a fait part de son intention d’injecter 700 millions de dollars dans la construction de terminaux à conteneurs dans les ports d’Alexandrie et d’Ain Sokhna. Mais ces investissements s’inscrivent dans la durée : l’Égypte étant une étape clé des nouvelles routes de la soie.

Après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis se sont empressés de constituer les Combined Maritime Force qui réunissent 39 États. Au cours des années, celles-ci ont agréé cinq task forces assignées à diverses missions. La sûreté en mer Rouge était censée être garantie par la force conjointe (combined task force) CFT 153, créée en 2012. La CTF 150 actuellement commandée par la France opère dans le golfe Arabo-Persique. Mais leur action est restée limitée. Ce sont donc les États-Unis, seule grande puissance dont les échanges commerciaux sont épargnés, qui assurent la sécurité maritime dans la région. Le secrétaire d’État à la défense américain, Lloyd Austin, a annoncé le 18 décembre la formation d’une coalition internationale « Gardien de la prospérité » pour s’opposer aux attaques de missiles et de drones lancées par les Houthis dirigées contre les navires israéliens. Une vingtaine de pays se sont engagés à y prendre part, le Royaume-Uni, la France, l’Italie, le Canada, les Pays-Bas, la Norvège, Bahreïn, les Seychelles et la Grèce. Si États-Unis et Grande-Bretagne n’ont pas hésité de frapper à plusieurs reprises les installations militaires houthistes, soutenues par l’Iran, tel n’a pas été le cas de l’UE, dont 70 % de ses importations d’Asie passent par la mer Rouge. Ses trois navires mobilisés pour assurer la sécurité de la navigation maritime se limiteront à cette mission, l’Espagne s’étant opposée à son extension pour éviter toute participation pouvant être perçue comme pro-israélienne. Peu nombreux sont les pays européens ayant répondu à l’appel. Une frégate belge et un navire allemand ayant rejoint rapidement les bâtiments français et italiens déjà sur place.

Les Occidentaux ne sont plus les maîtres du jeu dans cette zone stratégique où ils étaient les puissances dominantes jusqu’aux deux guerres du Golfe.

Les États-Unis n’y maintenant plus qu’un porte-avions. De leur côté, la Chine, la Russie et l’Iran ont mené le 11 mars des manœuvres conjointes dans l’océan Indien à partir du golfe d’Oman, dans le but d’« assurer ensemble la sécurité maritime régionale ». Pour le moment, les attaques en mer Rouge n’ont pas déstabilisé outre mesure la corne de l’Afrique qui connaît depuis des décennies ses propres soubresauts. La Russie avance ses pions en Érythrée en concluant un accord entre les ports de Massawa et de Sébastopol. La Turquie est implantée depuis plus de dix ans en Somalie, où elle forme l’armée et garde un pied au Soudan. L’Éthiopie a signé en janvier 2024 un mémorandum avec le Somaliland lui accordant une zone de 30 km² de littoral le long du golfe d’Aden, en location pour une durée de cinquante ans avec la possibilité de construire des bases militaires, et éventuellement des ports marins, en échange d’une reconnaissance officielle de la République du Somaliland et l’octroi d’aides financières. Dans ces conditions, quel rôle peut jouer le Conseil des États côtiers arabes et africains de la mer Rouge et du golfe d’Aden, constitué en janvier 2020, réunissant Arabie saoudite, Égypte, Érythrée, Djibouti, Jordanie, Somalie, Soudan, Yémen, dont la charte est restée imprécise et les modalités de fonctionnement bien floues ? La mer Rouge est plus que jamais l’un des épicentres du Moyen-Orient. 

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À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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