<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La mer Noire : l’oubliée de l’Europe

22 décembre 2021

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : La mer Noire : l’oubliée de l’Europe. Crédit photo : domaine public

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La mer Noire : l’oubliée de l’Europe

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Vue d’Europe occidentale, la mer Noire est géographiquement périphérique et géopolitiquement marginale. Elle a pourtant toujours été une région d’importance historique et militaire. La fragmentation de l’espace postsoviétique en 1991, suivie de l’intégration de deux pays riverains supplémentaires dans l’Alliance atlantique et dans l’Union européenne, puis des crises de Crimée et du Donbass en 2014, en ont fait à nouveau une zone de tensions entre la Russie et l’Occident, plus de cent cinquante ans après la guerre de Crimée.

 

C’est une mer étrange, à l’origine géologique (un ancien lac relié aujourd’hui à la Méditerranée par deux courants inverses) et aux noms compliqués : Pont-Euxin, parce qu’elle est devenue hospitalière pour les colons grecs de l’Antiquité ; Grande Mer du commerce européen au Moyen Âge, à côté de la Méditerranée ; mer Noire enfin, sans doute à cause de la couleur du nord pour les Turcs arrivés par l’Anatolie. Vaste (436 000 km2 sans la mer d’Azov, 39 000 km2, son annexe quasi lacustre à l’embouchure du Don) et presque fermée, elle communique avec la Méditerranée par les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Sa position entre les Balkans au sud-est de l’Europe et le Caucase et entre l’Asie Mineure au sud et les vastes steppes eurasiatiques au nord, en a fait une limite entre des mondes variés et un carrefour commercial et stratégique, une zone de contacts et de conflits entre des peuples et des cultures très divers : sédentaires et nomades ; langue grecque et langues barbares ; archers à cheval et cités fortifiées ; chrétiens et musulmans ; peuples migrants ou envahisseurs (iraniens, germaniques, turco-mongols) de l’Antiquité au Moyen Âge, continuant vers l’Europe, ou  installés sur ses rivages et dans son hinterland ; bloc communiste, puis Russie, et Alliance occidentale pendant et après la guerre froide. Comme les plus grands fleuves navigables d’Europe (Danube, Don, Dniepr, Dniestr) s’y déversent, et que son bassin de drainage (2 millions de km2) s’étend sur 24 pays d’Europe et d’Asie, elle a une importance pour une grande partie des territoires qui la bordent.

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Les contacts et les clivages

Ses côtes offrent quelques ports naturels abrités (Burgas, Varna, Sinop, et surtout Sébastopol, base navale incomparable de la Russie). Mais, du delta du Danube au Caucase sur la rive nord, la faible profondeur des eaux, les embouchures des fleuves envasées, les cordons littoraux, et ponctuellement la mer gelée (Odessa, la mer d’Azov), gênent la navigation, autrefois rendue difficile aussi par les brusques tempêtes. D’autres ports ont été aménagés au cours des siècles (Odessa, Novorossiisk, Constanta). À moins d’un kilomètre de la mer, son littoral n’est aujourd’hui peuplé que d’une dizaine de millions d’habitants, avec quelques grandes villes (Odessa, Samsun, Varna, Constanta, Sébastopol, Sotchi, Trabzon), mais aucune capitale des États riverains actuels (Bulgarie, Roumanie, Ukraine, Russie, Géorgie et Turquie), alors que s’y était établi depuis le viie siècle avant J.-C. un chapelet de cités grecques, romaines, vénitiennes et génoises, et que les anciens empires et les États récents ont chacun cherché à conquérir ses rives et à sécuriser leurs ports de commerce et de guerre.

Le clivage entre le littoral et l’hinterland s’expliquait par le relief et le peuplement : au nord, la steppe eurasiatique (Ukraine et sud de la Russie) et les montagnes de Crimée, à l’est le Caucase, la chaîne pontique au sud, séparaient les villes tournées vers la mer et le commerce des peuples de l’intérieur (Slaves, Anatolie, Caucase) qui n’avaient pas de pratique maritime, et avec lesquels elles échangeaient (fourrures, céréales, esclaves, produits de l’Orient, venus jusqu’à la mer par les fleuves de l’Europe et les caravanes de l’Asie, soit par le nord jusqu’à Azov, soit par le sud jusqu’à Trébizonde). Le contrôle du commerce, vital pour le ravitaillement des cités et des capitales de l’Antiquité au xviiiesiècle, nécessitait une domination complète de la mer Noire. Moins connu, un des commerces les plus prospères et durables (un millénaire) sur cette mer fut la traite d’esclaves blancs, chrétiens ou païens (en particulier celle des Slaves raflés par les Tatars au nord de la steppe, en Pologne, en Russie et en Ukraine). Elle était pratiquée par des marchands musulmans, juifs et chrétiens, à destination des pays musulmans (Empire ottoman, Afrique et Arabie). Ce trafic humain était la ressource principale du khanat tatar de Crimée sous vassalité ottomane jusqu’à la conquête russe à la fin du xviiie siècle. Aujourd’hui, la zone est stratégique pour les transports d’hydrocarbures transitant de la Caspienne vers l’Europe, jeu complexe d’intérêts nationaux et de bras de fer entre l’Occident et la Russie.

Le clivage religieux est aujourd’hui globalement nord-sud. Le christianisme s’est diffusé à partir de l’Asie Mineure (côte sud) et de la côte ouest, vers la Crimée et le littoral nord encore païen (iiie-xie siècles). Plus tard, l’islam s’est répandu du sud vers toutes les côtes. Les changements politiques et déplacements de populations depuis le xviiie siècle ont simplifié la carte religieuse : la côte turque est désormais musulmane, les autres côtes chrétiennes orthodoxes, à part une diaspora résiduelle (Tatars, Abkhazes).

 Les États-nations descendent vers la mer

Aucune des nations aujourd’hui riveraines n’avait de tradition maritime. Leur noyau était continental et la mer à l’origine ne faisait pas partie de leur imaginaire national. La Russie puis les petits États nationaux profitèrent du déclin de l’Empire ottoman pour s’étendre jusqu’à la mer Noire. Celle-ci devint un objectif commercial et stratégique et un horizon national, et entra dans leur argumentaire historique, leurs rêveries littéraires, leurs programmes de peuplement, du xviiie au xxe siècle. Les Turcs, venus des steppes et installés en Anatolie depuis le xie siècle, grignotèrent peu à peu la côte pontique peuplée en partie de Grecs depuis l’Antiquité et s’emparèrent finalement de Trébizonde et de la Crimée à la fin du xve siècle, après Constantinople en 1453. La mer Noire n’est plus un lac ottoman, mais la Turquie a gardé toute la côte pontique de l’Asie Mineure de la Bulgarie à la Géorgie. La Moscovie commença sa descente vers le sud au xvie siècle, d’abord pour sécuriser sa frontière vis-à-vis des peuples nomades et pillards de la steppe, puis pour s’assurer un accès à une mer chaude, sous Pierre le Grand (qui occupe la forteresse d’Azov), et surtout sous Catherine II, qui ne réalisa pas son grand projet grec de succéder à l’Empire byzantin. Mais qui par la conquête de la Tauride et de la Nouvelle Russie (Crimée, Ukraine) donna à la Russie une vaste façade sur la mer Noire (fondation de Sébastopol en 1783 et d’Odessa en 1794), élargie encore par l’extension jusqu’au delta du Danube (1812) et l’annexion du littoral géorgien et caucasien (1809-1829). La Russie devint ainsi une puissance navale en mer Noire, au détriment des Turcs.

Les principautés roumaines de Moldavie et de Valachie (entre Dniestr, Carpates et Danube) avaient atteint l’entrée du delta (Galati et Braila), mais pas la mer avant 1856 (bouches du Danube et portion de la côte bessarabienne). Leur façade se déplaça vers le sud en 1878 et en 1913 avec la Dobroudja du Sud, perdue après la Seconde Guerre mondiale.

Les Ukrainiens n’étaient pas non plus un peuple marin, mais ils se réclament des Cosaques zaporogues de la steppe proche de la mer Noire, qui faisaient des raids en mer au xviie siècle. C’est par les conquêtes russes du xviiie-xixesiècles, puis par la création d’une république au sein de l’URSS et le rattachement de la Crimée par Khrouchtchev en 1954, qu’ils ont hérité lors de leur indépendance en 1991 de la façade maritime la plus longue jusqu’en 1994. Mais contrairement à la Russie, ils n’ont pas de vocation impériale, et ils n’ont pas eu le temps d’acquérir une tradition navale propre ni de constituer une flotte opérationnelle. Le littoral de la mer Noire est ainsi fragmenté entre six États très différents, deux religions (christianisme orthodoxe et islam), trois alphabets (cyrillique, latin, géorgien), et une dizaine de langues.

Zone de coopération, zone de conflits

Le commerce a provoqué des guerres (Gênes contre Venise), mais il a aussi suscité des compromis (entre colons grecs et peuples autochtones, entre marchands génois et vénitiens et Byzantins, Tataro-Mongols et Ottomans). Après plusieurs accords internationaux remis en question au xixe siècle, la convention de Montreux de 1936, toujours en vigueur, décida le libre passage des détroits turcs, à certaines conditions. La fin de la guerre froide a suscité des organes de coopération mais les conflits d’intérêts, les litiges sur les frontières et la délimitation des zones maritimes (exploitation des hydrocarbures), les vieilles méfiances, y ont mis des freins. La Roumanie a poussé à un Forum du dialogue et du partenariat (2006), les Russes et les Ukrainiens s’étaient mis d’accord sur le statut de la base navale et de la ville de Sébastopol (1997 et 2010), ainsi que sur la mer d’Azov, déclarée mer intérieure russo-ukrainienne avec partage des zones maritimes (2003). La crise entre les deux pays en 2014 a bouleversé durablement la donne.

La mer Noire a été et reste une zone de conflits, pour le contrôle de ses eaux et de ses côtes, en raison des luttes entre nations et entre religions, et des risques de déséquilibre entre les puissances.

Tout change avec l’éclatement de l’URSS en 1991, l’extension à l’est de l’OTAN (2004) et de l’Union européenne (adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007), et les « révolutions orange » soutenues par l’Occident dans les républiques ex-soviétiques riveraines de la mer Noire (Ukraine et Géorgie). En 1991, l’indépendance de l’Ukraine et de la Géorgie fait perdre à la Russie les trois quarts de sa façade maritime, efface trois siècles d’histoire russe en la renvoyant à la situation de l’époque de Pierre le Grand. Sur les quatre « villes héroïques » de la Grande Guerre patriotique sur la mer Noire, la Russie en perdait trois (Odessa, Sébastopol et Kertch ; il lui restait Novorossiisk). Les statuts de Sébastopol et de la flotte font l’objet de compromis précaires entre les deux États en 1997 et 2010. Dans la mer d’Azov, déclarée mer intérieure, les eaux territoriales sont partagées entre les deux États (2003). L’Alliance atlantique déclare vouloir s’étendre le plus à l’est face à la Russie, suivant les thèses de l’Américain Brzezinski en 1997. Les États-Unis prévoient l’intégration de l’Ukraine avec la Crimée (Sébastopol, base de l’OTAN) et de la Géorgie dans l’espace euro-atlantique, « ligne rouge » pour la Russie. La réaction nationaliste russe est déclenchée d’abord par la sécession de l’Abkhazie de la Géorgie (1992-1994), soutenue par Moscou, puis par le coup d’État de Maidan à Kiev, qui fait basculer l’Ukraine dans le camp occidental. De 2014 à 2019, c’est la réintégration de la Crimée et de Sébastopol dans la Russie, le développement de la flotte russe, la militarisation de la Crimée, position stratégique au centre de la mer Noire, le développement de bases sur la côte du Caucase, Abkhazie comprise. La carte politique est bouleversée : l’Ukraine et la Géorgie perdent une bonne moitié de leurs côtes, désormais sous la souveraineté de facto ou le contrôle de la Russie, qui allonge son littoral et multiplie par 2,5 sa zone maritime. L’Ukraine verrouille la frontière terrestre de la péninsule de Crimée et coupe son approvisionnement en eau du Dniepr. En 2018-2019, la Russie la rattache au continent russe en construisant le pont ferroviaire et routier le plus long d’Europe (19 km) sur le détroit de Kertch (« pont de Crimée »), vieille idée des tsars, de Hitler et de Staline réalisée par Poutine. Les Russes peuvent ainsi gêner les activités commerciales et militaires ukrainiennes par le contrôle de l’entrée en mer d’Azov sous le pont de Kertch, qui a donné lieu à des incidents en 2018. La sécession russe du Donbass a fait reculer la frontière de facto de l’Ukraine sur la côte nord de la mer d’Azov jusqu’à 15 km du port ukrainien de Mariupol. Pour la Turquie, rien n’a changé sur terre et sur mer, mais elle développe ses bases sur ses côtes, tout en freinant les mesures antirusses, en raison d’intérêts communs dans la zone. En 2021, l’OTAN a lancé l’opération Brise de mer consistant à faire longer la côte criméenne par des navires de guerre (survolés par la chasse russe), afin de manifester son refus de reconnaître le fait accompli. Les bases militaires se développent sur les côtes russe, ukrainienne, turque. L’OTAN a des installations en Roumanie, Bulgarie et en Ukraine, mais pas sur la côte turque de la mer Noire. L’objectif officiel de ces opérations est de promouvoir la paix et la stabilité dans la région, mais elle risque de devenir « une zone de dangereuse confrontation militaire », selon le président russe.

En résumé, il y a deux États politiquement instables assistés par les Occidentaux qui voudraient les intégrer à leur système politico-militaire (Ukraine et Géorgie), deux membres à part entière de cette alliance, mais récents (Roumanie et Bulgarie), tous les quatre faibles militairement sans les Occidentaux, et deux puissances militarisées, fortes et stables (Russie et Turquie). Il y a désormais une frontière de fait entre la Géorgie et l’Abkhazie, que les habitants géorgiens ont fuie en masse. Les litiges entre l’Ukraine et la Roumanie sont en partie réglés par un arbitrage international sur la délimitation des zones maritimes prometteuses en hydrocarbures (2009). Mais l’ensablement du delta du Danube permet à l’Ukraine d’étendre son territoire jusqu’aux abords du port roumain de Sulina, débouché de son bras principal.

La mer Noire, zone de coopération ? Depuis 1992 existe une organisation de coopération entre les pays de la région (Russie comprise), riverains ou non, pour le commerce, la technique, l’environnement, avec des résultats modestes. Il y a des lignes de ferries entre tous les ports des pays riverains, sauf entre la Russie et l’Ukraine. La Turquie, tout en étant membre de l’OTAN, défend le statu quo en mer Noire. La longue expérience, unique, historique, qui a abouti finalement à un modus vivendi et à une certaine convergence d’intérêts avec la Russie en mer Noire serait plutôt une garantie de stabilité en cette période incertaine. Mais les différences, les divergences et les antagonismes sont actuellement trop forts pour qu’une identité régionale puisse se développer, au-delà des nécessités géographiques et des souvenirs communs, lorsqu’ils ne sont pas clivants.

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À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.

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