<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Mauritanie à la croisée des chemins

15 janvier 2021

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Nomades conduisant leur caravane, au Nord de la Mauritanie. Le désert représente plus de trois quarts du pays. (c) Sipa 00949520_000010

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La Mauritanie à la croisée des chemins

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Depuis mars 2020, la Mauritanie assume la présidence tournante du G5 Sahel, le groupe de coopération régionale contre le djihadisme. Ce pays à la jointure de l’Afrique blanche maghrébine et de l’Afrique noire est devenu un modèle dans la lutte contre le terrorisme. Bordant la zone de crise sahélienne, le territoire mauritanien est pour l’heure relativement préservé puisque la dernière attaque auquel il a été confronté sur son territoire remonte à 2011. Existe-t-il un modèle mauritanien ?

 

On l’appelait naguère « le pays au million de poètes ». La République islamique de Mauritanie s’étend sur un vaste territoire de plus d’un million de km2, une façade maritime de 720 km, une côte fluviale de 750 km et une zone économique exclusive s’étendant sur 234 000 km². Sa position, à la confluence de l’Afrique subsaharienne et du monde arabe, peut être un atout important, mais l’étendue de son grand territoire dépeuplé aux trois quarts désertiques ne présente pas que des avantages.

Un pays, deux visages

 

Pays à identités multiples, arabe, africaine et musulmane, la Mauritanie est dominée par les Maures arabophones et musulmans qui constituent plus de 75 % de la population. Ces derniers relèvent de deux communautés à peu près égales en nombre, mais différentes par leurs origines ethniques : les Maures « blancs » de souche arabo-berbère (les Beidhan) et les Maures « noirs » (les « harratin », appellation désignant les travailleurs de la terre), descendants des esclaves africains de souches diverses, arabisés depuis des siècles, mais ayant gardé la conscience de leur statut social inférieur. Les 20 % restants sont les « Négro-Mauritaniens ». Ceux-ci appartiennent à plusieurs ethnies africaines de la sous-région. Hal Pularen (Peulh ou Fulanis), Ouolof ou Soninké.

L’appartenance commune à l’islam constitue le seul ciment unitaire dans un pays où les Négro-Mauritaniens subissent encore l’ostracisme de leurs compatriotes arabo-berbères qui souvent les considèrent comme des « Sénégalais » ou des citoyens de seconde zone. Si les dirigeants maures de la Mauritanie indépendante ont privilégié de manière récurrente l’identité arabe, ils ont réduit au strict minimum les références à l’« africanité » ; une manière de prendre leurs distances avec le passé colonial, mais aussi avec le Maroc. Car il faudra attendre le traité d’Ifrane, signé en 1969 entre l’Algérie, le Maroc et la Mauritanie, pour que Rabat reconnaisse l’indépendance de cette dernière et la souveraineté algérienne sur Tindouf. Jusqu’à cette date, le royaume chérifien considérait la Mauritanie comme partie d’un grand Maroc allant de Tanger au Sénégal.

De taille modeste, l’armée mauritanienne a vu ses dépenses militaires exploser pour constituer jusqu’à 30 % du budget national dans le contexte de la guérilla du Polisario au Sahara occidental à fin des années 1970. La Mauritanie est militairement défaite par les rebelles sahraouis en 1978. En conséquence, les militaires renversent le pouvoir civil et prennent les rênes du pays le 10 juillet 1978, puis renonce au partage de l’ancien Sahara espagnol, dont le territoire cédé à la Mauritanie passe automatiquement sous contrôle marocain en 1979. Elle s’est recyclée depuis dans l’organisation de ce coup d’État. Au total, l’armée a mené une dizaine de coups d’État réussis ou avortés. C’est du reste avec le coup d’État du colonel Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya en décembre 1984 que la dérive chauvine anti-noire atteint une dimension paroxystique dans les années 1989-1991. Pendant cette période, le conflit sénégalo-mauritanien le long du fleuve Sénégal qui sépare les deux pays riverains se solde par la rupture des relations diplomatiques pendant plusieurs années et des chassés-croisés de population de part et d’autre de la frontière. Cette crise aiguë a laissé de profondes séquelles ; elle renvoie à la difficile conciliation de la double appartenance arabe et africaine de la Mauritanie.

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Des fragilités structurelles

 

Accusant des fragilités structurelles, du fait de sa composition pluriethnique et des tensions communautaires, le pays accuse un déficit alimentaire chronique dans la mesure où les sols cultivables ne représentent que 1 % du territoire et que la production céréalière, dépendante des précipitations, ne couvre que 30 % des besoins. Si le sous-sol mauritanien recèle plusieurs minerais dont le fer, le cuivre et l’or, le pays est réputé en outre pour l’abondance et la diversité de ses ressources halieutiques. Mais le secteur de la pêche (surexploitée) contribue à hauteur de 5 % seulement du PIB et ses retombées socio-économiques demeurent faibles comparées à d’autres États du nord-ouest africain comme le Maroc, le Sénégal, ou le Ghana. Certes, la découverte de gisements pétroliers off-shore avait soulevé de grands espoirs, mais ceux-ci se sont révélés beaucoup plus modestes qu’espérés au départ. Perçue comme le « maillon faible du monde arabe » et du fait de sa géographie excentrée de l’axe des crises moyen-orientales, la Mauritanie a conclu un accord de normalisation avec Israël en 1999 qui a été gelé en 2009 dans le contexte de la guerre de Gaza.

Du soufisme au wahhabisme

 

Les Mauritaniens sont quasiment tous musulmans. À l’origine, ils professent un islam tolérant du fait de l’influence des confréries soufies, Qadiriya et Tidjaniya notamment, tiennent dans la vie sociétale une place éminente, inscrite dans la constitution. En l’absence d’un socle unitaire solide, l’islam sunnite de rite malékite qui rassemble 99 % de la population fait office de marqueur supranational. Rien d’étonnant que le régime de Nouakchott se targue d’être une République islamique, avec la bénédiction de l’Arabie saoudite qui importe à plein régime son idéologie wahhabite et dispose de nombreux relais d’influence en Mauritanie. Le wahhabisme comme doctrine fondamentaliste commence à prendre le dessus sur le soufisme à partir du début des années 1990. En 1994, des groupes violents attaquent sauvagement deux prêtres français dans la cathédrale de Nouakchott. Ils accroissent peu à peu leur audience, sans pour autant faire de percée décisive. En 2005, les autorités arrêtent une cinquante d’islamistes accusés de planifier des attentats avec des djihadistes liés au Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). Commence alors une guerre d’usure de six ans ; en juin de la même année, une caserne de l’armée mauritanienne est attaquée par des combattants du GSPC, c’est la première fois que ce groupe opère hors du territoire algérien.

Le général Ould Abdelaziz prend le pouvoir en 2008. Son régime autoritaire bénéficie du soutien de l’Occident, car entretemps la nébuleuse « Al-Qaïda pour le Maghreb islamique », (AQMI) a fait son apparition dans la région. Sous le règne d’Ould Abdelaziz, la Mauritanie s’implique résolument dans la lutte contre le terrorisme islamique. Parallèlement, une coordination quadripartite est mise en place entre l’Algérie, la Mauritanie, le Mali et le Niger au niveau des chefs d’état-major. Fin 2007, le pays est victime d’une série d’attaques terroristes qui, la veille de Noël, cause la mort de quatre touristes français. Les terroristes d’AQMI s’en prennent à l’ambassade d’Israël et à celle de la France. Ce regain de terrorisme donne lieu à l’annulation du rallye Paris-Dakar, passant par la Mauritanie.

La Mauritanie résiste à la vague des Printemps arabes 

 

Dès le début de 2011, alors que la Tunisie, l’Algérie et la Libye sont déjà touchées par des manifestations populaires, la contestation démarre à Nouakchott. Les manifestants et l’ensemble des partis dont les islamistes du Tawassoul font front pour réclamer la réforme du système électoral, la démission du gouvernement, la fin de l’ingérence des militaires dans les affaires du pouvoir. Exigeant des réformes économiques et sociales, la fin de la corruption et le départ du président. Le Qatar s’en mêle. Le cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani venu en déplacement express à Nouakchott pour imposer ses vues est sèchement éconduit par Ould Abdelaziz. Mais ce dernier reste en place et le mouvement finit par s’essouffler dans les mois qui suivent. Le pouvoir parvient à éviter que le mouvement soit récupéré par les islamistes. Il fait des concessions sur les médias en libéralisant l’audiovisuel. Plusieurs mesures symboliques sont prises dont la reconnaissance des minorités, l’interdiction de l’esclavage (pour la troisième fois au moins), deux principes qui seront inscrits dans la constitution, l’instauration au Parlement de sièges réservés aux femmes, et enfin, des mesures emblématiques, comme la criminalisation des coups d’État et l’exclusion des militaires en activité de la vie politique.

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Juguler le terrorisme djihadiste

 

Située dans une zone d’activité des mouvements salafistes radicaux, la Mauritanie a traversé cette zone de turbulence alors qu’AQMI poursuit son extension dans la bande sahélo-saharienne. Cette dernière menace en février 2011 le président mauritanien de l’assassiner, l’accusant de « mener une guerre par procuration contre les moudjahidines pour le compte de la France […] une guerre qui n’est pas la sienne, en alliance avec les croisés ». AQMI appelle l’armée mauritanienne « à déposer le président ». Plusieurs tentatives d’assassinat sont déjouées, suivies de représailles. Durant le premier semestre 2011, de nouveaux raids des forces mauritaniennes sont lancés vers le territoire malien et des opérations conjointes sont menées avec les Français pour tenter de délivrer des otages. En novembre 2011, les autorités de Nouakchott démantèlent une filière de recrutement qui s’apprête à envoyer 300 djihadistes vers le Mali et le « Sahélistan » en voie de formation. L’implication des forces de Nouakchott semble se faire plus discrète en 2012 quand la pression de l’AQMI se concentre sur le Mali. Ce qui n’empêche pas le Mouvement pour l’unicité du jihad en Afrique occidentale (MUJAO) de menacer à son tour. Mais l’intervention française au Nord-Mali rebat les cartes. Bien que n’appartenant pas à la CEDEAO, qu’elle avait quitté au début des années 2000, la Mauritanie est poussée par Paris de prendre part aux opérations chez son voisin. Nouakchott dépêche un contingent pour combattre l’AQMI et s’engage davantage dans un règlement politique au Mali, dans l’espoir d’un retour des réfugiés parqués dans des camps de fortune dans les confins du désert mauritanien.

Un modèle controversé

 

Le dernier attentat perpétré sur le sol mauritanien remonte à 2011. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce succès. Il y a tout d’abord la hausse du PIB résultant de l’exploitation de ressources minières (or, cuivre, fer) qui fait que l’État a consacré plus de dépenses visant à améliorer l’appareil militaro-sécuritaire, rehausser les soldes, pour décourager les recrutements de djihadistes. À cela s’ajoute un appareil de renseignement très performant conforté par la création en 2001 de la Direction générale de la sécurité extérieure et de la documentation (DGSED), directement rattachée au cabinet du président de la République. Le « succès sécuritaire » mauritanien s’explique également par la mise en place en 2008 des groupements spéciaux d’intervention (GSI), ces bataillons mobiles de l’armée formés par des militaires français et déployés dans les régions de l’est, frontalières du Mali, afin de lutter contre les incursions djihadistes. Sur le plan politique, le pouvoir a maintenu un canal de dialogue avec les oulémas les plus conservateurs, notamment ceux issus du parti Tawassoul, dans l’espoir de les coopter.

Néanmoins, des documents découverts par l’armée américaine pendant la traque d’Oussama Ben Laden au Pakistan ont révélé la conclusion d’un pacte de non-agression datant de 2010 entre AQMI et le président d’alors Mohamed Ould Abdel Aziz. Selon cette « trouvaille », le pouvoir mauritanien se serait engagé, en l’échange de l’arrêt des attentats sur son sol, au versement d’une somme de 10 à 20 millions d’euros chaque année, à la libération de prisonniers, ainsi qu’à la possibilité pour AQMI de disposer de bases arrière en Mauritanie afin d’y installer ses cadres. Si Nouakchott nie toujours l’existence d’un tel contrat, contrairement à ses voisins malien et algérien, la Mauritanie n’a pas subi d’attaques terroristes sur son sol. Ce qui lui a valu d’essuyer de multiples critiques pour avoir libéré en 2015, sans procès, l’un des principaux leaders de l’insurrection dans le nord du Mali et ancien porte-parole d’Ansar Dine (allié d’AQMI), Sanda Ould Boumama. Les Mauritaniens auraient par ailleurs facilité l’évasion de prisonniers djihadistes dans des circonstances jugées opaques. Cet accord expliquerait notamment pourquoi le président Aziz aurait refusé dans un premier temps de prendre part à l’intervention Serval menée au Mali en 2013.

Élu en 2019, le président Mohammed Ould Ghazouani, soutenu par Ould Abdel Aziz et issu de l’armée, poursuit sa tâche de restructuration des GSI. Mais cet investissement dans l’appareil sécuritaire a un coût social élevé, tenant compte du sous-investissement dans l’éducation et la santé. Parallèlement, la sécheresse de 2019 menace les populations du sud et de l’est du pays. Près de 560 000 personnes se trouvent en situation d’insécurité alimentaire et rendent ce pays charnière de plus en plus vulnérable aux différentes menaces qui pointent à l’horizon.

 

 

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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