Au mois de juin dernier, le navire roulier Cirkin s’est retrouvé au centre d’un incident opposant les marines française et turque. En plus de mettre en lumière l’une des facettes de l’expansionnisme turc en Méditerranée orientale, cet incident a rappelé que la guerre civile en Libye pouvait poursuivre son cours grâce à une logistique bien organisée, qui perdure malgré l’embargo sur les armes frappant ce pays.
La guerre civile en Libye en fait un foyer d’instabilité majeure, qui a un impact direct sur l’Europe. L’aspect le plus visible est le développement de cette traite moderne que constitue la filière migratoire qui traverse la Tripolitaine. D’autres trafics sont apparus en profitant de ce chaos, mais ont un impact moins important, comme les exportations illégales de pétrole brut et de produits raffinés.
Un pays sous embargo, mais toujours frappé par la guerre civile
Car depuis 2014, plusieurs factions se disputent le contrôle de la Libye. Les deux principales sont le Gouvernement d’entente nationale, basé à Tripoli, soutenu notamment par la Turquie et le Qatar, et le gouvernement de Tobrouk, dont le bras armé est l’Armée nationale de Libération, et est soutenu notamment par l’Égypte et la Russie. Les États-Unis et l’Union européenne reconnaissent le gouvernement de Tripoli, tout comme l’ONU. Mais les États-Unis, la France et le Royaume-Uni soutiennent également celui de Tobrouk dans le cadre de sa lutte contre certaines factions ayant prêté allégeance à Daesh.
Si l’embargo est en place depuis 2011, c’est en 2014 également que le rapport du groupe d’experts sur la Libye pointe une prolifération des armes dans le pays [1]. Au sujet de l’approvisionnement, il cite plusieurs affaires, notamment deux interceptions effectuées par les Grecs : une première datant de février 2013, qui concerne l’Alexandretta, un cargo immatriculé à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, qui transportait 3 conteneurs de munitions et d’armes, et une autre effectuée en novembre 2013, qui concerne le Nour M, un cargo immatriculé au Sierra Leone, qui transportait quant à lui 55 conteneurs de munitions.
Depuis, d’autres navires ont défrayé la chronique libyenne. L’un des cas les plus épiques est sans nul doute celui de l’Andromeda, un cargo battant pavillon tanzanien, qui a été intercepté en Grèce en janvier 2018 avec une cargaison d’explosifs. L’armateur a alors déclaré pour sa défense qu’ils étaient destinés à Djibouti, mais qu’en raison d’un litige avec l’affréteur, il comptait les mettre à l’abri en Libye [2].
On remarquera également que l’approvisionnement des combattants libyens ne concerne pas seulement les armes. En décembre 2018, c’est le Noka, cargo sous pavillon syrien, qui a été intercepté avec 3 millions de comprimés de captagon – la « drogue de Daesh » – ainsi que 6 tonnes de cannabis [3].
A lire aussi : Reconquête turque du bassin méditerranéen : une stratégie à haut risque
Les méthodes d’approvisionnement s’industrialisent
Mais au fil des années, les armements livrés en Libye sont devenus de plus en plus lourds et de plus en plus évolués. L’un des cas les plus élaborés d’importation d’armes reste celui du patrouilleur Al-Karama, ex-Lé Aisling. Ce navire, mis en vente par la marine irlandaise, est passé en 2018 entre les mains du gouvernement de Tobrouk grâce à un montage très ingénieux, qui a permis de l’exporter en tant que yacht immatriculé au Panama.
La Turquie, elle, s’implique sans prendre de gants dans son soutien au gouvernement de Tripoli, puisqu’elle va jusqu’à envoyer des véhicules blindés grâce à des navires rouliers. Le premier cas rendu public est celui de l’Amazon, photographié en mai 2019 dans le port de Tripoli en train de livrer des véhicules 4 x 4 blindés de fabrication turque. Depuis, d’autres navires ont transporté du fret turc vers la Libye, mais le cas le plus marquant reste celui du Cirkin, un navire roulier sous pavillon tanzanien. En juin 2020, alors qu’il transporte probablement des chars M60A3 [4], il fait l’objet de deux tentatives d’interception infructueuses, une première par la frégate grecque HS Spetsai, et une seconde par la frégate française Courbet, au cours de laquelle la frégate turque Gökova a procédé à des illuminations avec son radar de conduite de tir, un acte particulièrement hostile.
Ces rouliers ne sont pas seulement des pourvoyeurs d’armes dans un pays instable, ils représentent également un danger en matière de sécurité maritime, puisque figurant en bonne place sur la liste des navires les moins performants du Mémorandum de la mer Noire, qui pointe les plus mauvais élèves de la région [5]. Du reste, l’incendie qu’a connu le Bellatrix, un cargo sous pavillon bolivien qui revenait vraisemblablement de Libye, en juin 2020 [6], montre qu’un accident touchant ces navires entretenus à minima n’est pas du domaine de la théorie.
Depuis l’incident du Cirkin, sa compagnie, le groupe turc Avrasya a fait l’objet de sanctions de la part de l’Union européenne, ce qui ne devrait cependant pas affecter son activité, dans la mesure où sa flotte, composée de 7 navires actifs, dessert principalement la Russie et la Turquie. D’ailleurs, le Cirkin avait été photographié en 2017 en train de relier Tartous à Novorossiysk pour le compte de la Russie [7]. Quant à l’Amazon, exploité par une autre compagnie turque, il a été radié du pavillon moldave, suite à son escale à Tripoli, mais a rapidement retrouvé une immatriculation avec le Togo, avant de passer sous pavillon mongol. Avrasya pratique également cette technique, appelée flag-hopping, puisqu’elle a réimmatriculé le Cirkin sous le registre de São Tomé et Principe.
A lire aussi : Entretien avec Rafaâ Tabib : la Libye face au chaos
Des moyens aériens… et des hommes
Outre les navires, la voie aérienne est également utilisée pour l’approvisionnement de la Libye, avec des aéronefs issus de pays d’ex-URSS. On trouve même, du côté du gouvernement de Tobrouk, un Iliouchine IL-18D radié du registre moldave en 2015, à l’image de l’Amazon.
Les forces en présence utilisent également des drones de combat MALE, des Bayraktar TB2 de conception turque fournis par Ankara pour Tripoli, et des Wing Loong II de conception chinoise fournis par les Émirats arabes unis pour Tobrouk. Cette dernière entité ayant déjà reçu des hélicoptères de la part du même bienfaiteur, en l’espèce des Mi-24P de fabrication biélorusse.
Désormais, les armes ne suffisent plus, puisque les soutiens des factions en présence envoient également des combattants. La Turquie aurait ainsi envoyé environ 5000 djihadistes syriens, qu’elle aurait transférés par avion [8]. Ces forces irrégulières, utilisées également sur d’autres théâtres comme le Haut-Karabakh, ne sont pas sans rappeler les bachi-bouzouks de l’Empire ottoman. En face, la Russie n’est pas en reste, puisqu’elle aurait envoyé plusieurs centaines de mercenaires par le truchement de la société Wagner.
Quant à l’Union européenne, elle a réorienté depuis mars 2020 la mission Sophia, principalement destinée à la lutte contre l’immigration illégale, vers la lutte contre les violations de l’embargo sur la Libye, en la rebaptisant Irini. Mais aujourd’hui, il semble devenu impossible de faire respecter scrupuleusement l’embargo sur les armes en Libye, car cela nécessiterait de s’opposer frontalement à la Turquie et la Russie, une option pour laquelle l’Union européenne ne semble pas avoir les moyens.
[1] http://www.securitycouncilreport.org/atf/cf/%7B65BFCF9B-6D27-4E9C-8CD3-CF6E4FF96FF9%7D/s_2014_106.pdf
[2] https://maritime-executive.com/article/libya-bound-explosives-spark-controversy
[3] https://fr.reuters.com/article/idUSKBN1OD1RF
[4] http://www.opex360.com/2020/06/11/libye-la-fregate-grecque-hs-spetsai-a-tente-sans-succes-de-controler-un-cargo-affrete-par-la-turquie/
[5] http://www.bsmou.org/downloads/watch-lists/202006.pdf
[6] https://www.vesseltracker.com/en/Ships/Bellatrix-8230405.html
[7] https://twitter.com/yorukisik/status/848920916092473345
[8] https://www.europe1.fr/international/information-europe-1-les-preuves-que-la-turquie-a-brise-lembargo-sur-la-vente-darmes-en-libye-3949407