« La présidence au féminin » fait son effet à Taïwan, cette petite île montagneuse menacée par le géant chinois. Dans son ouvrage Taïwan, la présidente et la guerre, Arnaud Vaulerin nous brosse le portrait d’une femme qui tient bon face aux pressions de la Chine, alors que les prochaines élections présidentielles se profilent.
Arnaud Vaulerin est journaliste à Libération, spécialiste de l’Asie, correspondant au Japon pendant 5 ans. Il signe ici son troisième livre.
Propos recueillis par Pétronille de Lestrade.
Arnaud Vaulerin, Taïwan, la présidente et la guerre, Novice, 2023, 18,90€
Vous commencez votre ouvrage par l’évocation du 24 février 2022, début de l’invasion de l’Ukraine par les forces russes de Vladimir Poutine. Pourquoi ce choix ?
Dès les premières heures de cette invasion russe en Ukraine, j’ai pensé à Taïwan. Le parallèle s’imposait comme une évidence. Bien sûr, les deux situations sont à première vue peu similaires. À la différence de l’Ukraine, Taïwan est une île, séparée du continent par un détroit aux eaux et courants tumultueux où transitent la moitié des porte-containers de la planète. Taïwan est difficile d’accès, avec des montagnes de plus de 3 000 mètres. Il fait face à la menace de la Chine depuis 1949, sans frontière immédiate et terrestre avec des pays pouvant lui venir en aide en cas d’attaque. Mais l’archipel taiwanais, comme l’Ukraine, partage une histoire commune avec un très puissant voisin, hégémonique et autoritaire. Surtout, comme Kiev, Taipei fait face à un empire doté d’une armée et des moyens pléthoriques – première marine en nombre de vaisseaux et sur le papier, réorganisée et très puissante. Pékin, depuis 1949, (comme Moscou depuis 2014 en Ukraine), n’a jamais caché son projet d’envahir et de faire main basse sur l’île. Taïwan, comme l’Ukraine, sont deux réelles démocraties, sous la pression de deux puissances illibérales et répressives – sinon des dictatures – qui veulent s’affranchir de l’ordre international pour s’imposer par un rapport de force. Pour les deux pays, c’est une question de survie et pour le camp des démocraties, c’est une question de crédibilité que de les soutenir.
Enfin, cette comparaison avec l’Ukraine m’est venue lors de discussions avec des amis, des collègues à Taïwan. Au soir du 24 février 2022, quand les troupes de Poutine progressaient, alors, rapidement vers la capitale, ils étaient nombreux à s’inquiéter, à échafauder des scénarios sombres et catastrophistes. Certains se sont dit : aujourd’hui l’Ukraine, demain Taïwan. Comme si la chute de Taïwan était inéluctable. La suite a montré que rien n’était écrit d’avance. Taïwan a beaucoup appris de ce qui se passait en Ukraine pour se mobiliser, se préparer à un éventuel conflit.
« Pour la première fois, la présidence au féminin » : quels sont les changements provoqués par cette nouveauté ? En quoi la présidence de Tsai Ing-wen est-elle atypique ?
L’arrivée de Tsai Ing-wen à la présidence en 2016 est une surprise à Taïwan, dans le monde chinois et même en Asie. D’abord, parce que c’est une femme qui prend la présidence dans un milieu politique où les hommes sont surreprésentés, véhéments, charismatiques, parfois à poigne, souvent tribuns. Tsai est l’exact opposée de ce genre de président. Elle est discrète, voire timide, assez peu charismatique, avec un look neutre sinon terne. Tsai s’exprime en mandarin, quand les cadres de son parti, ses prédécesseurs s’expriment en taiwanais pour valoriser l’identité, la « taiwanité » d’une certaine manière. Elle a valorisé l’anglais, poussé ses conseillers, les députés à aller à l’étranger, ouvrir Taïwan, afin que l’île s’ouvre, sorte du tête-à-tête mortifère avec les autorités de la Chine continentale. En ce sens, il y a une rupture avec ses prédécesseurs et pas seulement à cause d’un changement de genre à la présidence.
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Il y a aussi chez elle le refus de parler fort, de faire des promesses à tout-va, de flatter les électeurs. Enfin, c’est une bureaucrate qui arrive à la présidence en 2016. Elle n’a jamais été élue au préalable, n’a jamais exercé de mandat. Jusqu’en 2016, c’était une experte, une consultante, brillamment diplômée en économie et en droit, étiquetée parfois par certains de ses plus proches collaborateurs comme une responsable ennuyeuse, accro au travail, aux notes de lectures, aux discussions entre experts. Elle l’a dit publiquement : jamais elle n’avait envisagé devenir présidente. Ce qui en fait, enfin, une atypique en politique est son parcours personnel. Elle n’est pas l’héritière d’une circonscription, n’est pas la femme, la fille, la veuve d’un leader politique. Elle s’est faite seule en étudiant, en travaillant, grâce aussi à la chance qui lui a souri à des moments clés.
Officiellement célibataire, sans enfant, elle ne s’affiche pas en couple, verrouille le côté intime en contrôlant très bien sa communication sur cet aspect. La « petite Ing », comme elle est surnommée, n’est pas glamour, n’a guère d’égo. Tout cela tranche avec ses prédécesseurs et avec l’image que l’on peut avoir d’une présidente ou d’une cheffe de gouvernement comme on le voit en Estonie, en Italie, et comme on l’a vu en Finlande et en Nouvelle-Zélande ou en Birmanie.
Vous notez que plusieurs de ses contemporains la comparent à Margaret Thatcher, ou bien à Angela Merkel. Qu’en pensez-vous ?
Tsai Ing-wen a elle-même cité l’exemple de Margaret Thatcher. Elle était étudiante à Londres quand la Dame de fer dirigeait le Royaume-Uni. Quand Tsai a été élue à la présidence, son entourage lui a conseillé de plus valoriser le modèle d’Angela Merkel. Et il est vrai que la présidente taiwanaise a beaucoup en commun avec l’ex-chancelière allemande : même minimalisme apparent, même rigueur, mêmes tenues et une coupe de cheveux presque identique. D’une manière peut-être paradoxale, tout cela finit presque par définir un style. Surtout plus fondamentalement, il y a chez les deux dirigeantes le même pragmatisme teinté de sérieux voire d’ennui-, une approche technique de la politique, la même expérience personnelle avec un passé répressif et un système communiste, un positionnement politique pas très éloigné. Tsai Ing-wen a été campée en « conservatrice » par certains militants du parti démocrate progressiste (PDP). Elle a dirigé un parti composé en partie de courants indépendantistes, très à gauche, sans soutenir cette thèse, sans être vraiment une révolutionnaire ni une féministe – alors qu’elle a été victime d’un harcèlement sexiste et misogyne durant de longues années. On pourrait rajouter une certaine longévité politique, plus importante pour Merkel, mais bien réelle pour Tsai qui a enchaîné deux mandats à la présidence.
Pourquoi la présidente de Taïwan constitue-t-elle la « bête noire » de la Chine, faisant de ce pays une menace grandissante pour l’île ?
Tsai Ing-wen a pris la tête d’un parti (le PDP) qui a longtemps compté dans ses rangs des indépendantistes, que la Chine communiste a toujours détestés parce qu’elle suspectait qu’ils allaient revendiquer l’indépendance. Mais le parti, et surtout Tsai, se sont bien gardé de le faire, car ils savent que cela déclencherait immédiatement une attaque de Pékin. Si elle n’a jamais emprunté ce chemin très périlleux ni soutenu cette position, Tsai Ing-wen a en revanche clairement délimité le cadre des discussions avec le régime chinois : elle a toujours refusé de reconnaître le consensus de 1992, un accord oral découlant de discussions entre les deux rives qui, en 1992, étaient arrivées à la conclusion qu’il n’y avait qu’une seule Chine, mais que chaque partie pouvait avoir sa propre interprétation.
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Elle refuse également d’endosser la formule « un pays, deux systèmes », établie en 1983 par Deng Xiaoping au sujet de Hong Kong. L’actualité a donné raison à Tsai. Pékin a vidé de sa substance cette doctrine à Hong Kong en écrasant toutes les libertés. Le territoire est en fait devenu un pays, un système. Pour justifier ses choix, la présidente s’est toujours appuyée sur le résultat des élections et la volonté majoritaire des Taiwanais opposés à l’unification chinoise, autant de principes démocratiques et de bon gouvernement qui ulcèrent la Chine communiste autoritaire. Face à la menace grandissante du régime de Xi Jinping, qui a musclé son armée dans des proportions inédites, s’est approprié des îlots et des récifs en mer de Chine, déploie des avions et des bateaux pour harceler Taïwan et ses voisins, Tsai Ing-wen a renforcé son partenariat avec les États-Unis et a ouvert l’archipel vers l’Asie en développant des relations avec le Japon, l’Australie et dans une moindre mesure avec l’Europe.
Tsai a ancré Taïwan dans le camp pro-démocrate. Pour Pékin, c’est un défi lancé à son autorité et à son pouvoir. Taïwan défend le statu quo actuel et appelle au respect de la stabilité dans le détroit de Formose. Mais il est bien seul à privilégier cette option, car Pékin, ces derniers mois, ne cesse de menacer ce statu quo en multipliant les incursions dans la zone d’identification de la défense aérienne (Adiz) de Taïwan et sur mer.
Tsai Ing-wen a déclaré que durant son mandat, la population avait « montré au monde la détermination de Taïwan à se défendre ». Quelles en sont les manifestations et les causes ?
Au cours de leur histoire, depuis 1949, les Taïwanais ont combattu les Chinois, ont appris à se défendre, à se préparer à un conflit avec la Chine continentale. Ils ont vu émerger depuis une décennie la puissance militaire grandissante de l’Armée populaire de libération (APL) qui s’est modernisée, disposent d’un budget colossal (225 milliards de dollars en 2023 contre 19 pour Taïwan) et des ambitions hégémoniques dans toute l’Asie. Il est vrai qu’en arrivant à la présidence, Tsai Ing-wen a lancé des chantiers de modernisation de son armée et de construction de sous-marins, de bateaux de surface qui ont commencé à se concrétiser ces derniers mois, mais c’est surtout avec la guerre en Ukraine que les autorités taïwanaises ont montré leur détermination.
Taïwan a alors pris conscience d’un réel péril et de la nécessité de vite se préparer. L’île a été rattrapée par la guerre. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a été un coup de semonce pour Taipei. Le succès, dans les premiers jours, des forces armées russes a laissé penser que cela pourrait encourager la Chine à passer à l’attaque.
Face à un rapport de force militaire qui leur est largement défavorable, les autorités de Taipei ont commencé à mettre en place – sous pression américaine, le premier fournisseur d’armes de l’île – un nouveau cadre de combat asymétrique, non pas pour affronter directement la puissance de l’adversaire, mais pour exploiter ses faiblesses. Il s’agit d’acquérir en grande quantité des armes mobiles, bon marché et de petites tailles pour mener des actions de guérilla et empêcher toute invasion de l’île par Pékin. L’archipel a gonflé son budget militaire, allongé la durée de son service militaire (porté de 4 mois à un an), tente de développer une défense territoriale et la société civile a entamé un programme de formation aux soins d’urgence, de sécurité et de première résistance. Taïwan est face à une question existentielle, mais la géographie et la situation unique de l’île compliquent toute attaque ou opération de débarquement.
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« La guerre n’est pas une option » : que signifie cette phrase prononcée par la présidente de Taïwan, à l’occasion du septième anniversaire du début de son mandat ? À quelques mois des élections présidentielles, c’est son vice-président, William Lai, qui a été choisi comme candidat pour le Parti démocrate progressiste au pouvoir. Si pour Tsai Ing-wen, « la guerre n’est pas une option », lui qu’en pense-t-il ?
C’est d’abord une réponse aux faucons, parfois américains ou chinois, qui prédisent un conflit inéluctable et échafaudent des scénarios de guerre en pariant sur 2027 – centenaire de l’APL- ou 2049 – centenaire de la fondation de la République populaire -. Tout en modernisant son armée et en révisant sa stratégie de défense, Tsai Ing-wen indique également qu’elle refuse de se projeter dans l’hypothèse funeste d’un conflit. La présidente, tout comme la majorité des Taïwanais, sait pertinemment qu’une guerre dans le détroit serait dévastatrice dans des proportions et avec des conséquences – notamment économiques – bien plus importantes que l’invasion de l’Ukraine. Ce serait une calamité en vies et en destructions matérielles pour la Chine et Taiwan, et plus largement pour le monde entier. Les États-Unis se porteraient au secours de Taïwan et, très vraisemblablement, le Japon, la Corée du Sud et l’Australie entreraient en guerre aux côtés de Washington. Ce serait le scénario d’une nouvelle conflagration mondiale. William Lai, le candidat du PDP à la présidentielle de janvier prochain, a clairement indiqué qu’il s’inscrivait dans les pas de Tsai Ing-wen. Cette élection de 2024 est bien plus qu’une simple compétition électorale. C’est l’occasion de débattre du sort de Taïwan, de sa relation avec la Chine et d’un rapport de force qui menace l’ordre international et appelle à une mobilisation des démocraties.