Les troupes françaises et espagnoles s’affrontent dans les Pyrénées en 1794, dans une guerre aujourd’hui oubliée. C’est la connaissance du terrain, l’habitude prise dès l’enfance de fréquenter les sentiers et la maitrise des caractéristiques de la montagne qui contribuèrent à la victoire française. Entretien avec Marie-Danielle Demélas.
Docteur d’État en histoire, Marie-Danielle Demélas a été chercheur au CNRS et professeur à l’Université de Paris 3. Elle a publié plusieurs ouvrages consacrés à la guerre, notamment sur les parachutistes en Algérie et en Indochine. Elle vient de publier Petite guerre dans les Pyrénées. Le 18 fructidor de l’an II au cirque de Lescun (Mont Hélios, 2024).
L’ouvrage que vous venez de publier, Petite guerre dans les Pyrénées, revient sur un fait d’armes qui s’est produit en 1794 dans la vallée d’Aspe, entre 900 m et 2 000 m d’altitude, et c’est prétexte à revenir sur des aspects peu connus des guerres de la Révolution et de l’Empire. Que représentait ce front montagnard alors que la guerre se livrait sur toutes les frontières du pays ?
L’attention s’est plus souvent portée vers les premières victoires de la Révolution, dans l’Est et le Nord — il fallait d’abord protéger Paris. Puis la guerre est devenue l’affaire de Bonaparte. Ce qui s’est alors passé dans les Pyrénées a été tenu pour négligeable, qu’il s’agisse de la guerre menée par la Convention contre l’Espagne, entre 1793 et 1795, puis du passage obligé des troupes qui partirent pour l’Espagne en 1807 et qui en revinrent, en déroute, cinq ans plus tard. On s’est parfois intéressé à la guerre dans le Roussillon (la Guerra gran) où les troupes françaises ont d’abord été vaincues, un peu moins à celle des Pyrénées occidentales qui s’est pourtant conclue par la conquête d’une partie du pays basque espagnol et de la Navarre, et pas du tout au front des Pyrénées centrales qui faisait face à l’Aragon. Or, il s’y est livrée une guerre de montagne qui préfigure certains épisodes des campagnes en Italie et c’est aussi, au sud de la frontière, le creuset d’où vont sortir les guérillas du nord de l’Espagne.
Le fait d’armes de l’an II dans le cirque de Lescun montre que la guerre en montagne, déjà connue dans les Alpes et réglée par Pierre de Bourcet pour lequel la guerre en Afghanistan a réveillé l’intérêt, était aussi attendue dans les Pyrénées où, peu d’années avant la Révolution, des officiers géodésiens français et espagnols avaient reconnu les crêtes et les limites. Mais les affrontements entre l’armée d’Aragon et les compagnies de chasseurs pyrénéens montrent que le fait de disposer de cartes et de guides ne remplace pas les savoirs acquis dès l’enfance par les montagnards ni la mobilité et la souplesse qui donnaient à leurs petites unités improvisées l’initiative contre des unités de ligne.
Autrement dit, cette étude traite de l’auto-défense pratiquée par des sociétés montagnardes ?
En effet. Et c’est à ce titre qu’en 1900, un officier alsacien qui rêvait de reconquête, le lieutenant Schmuckel, avait mené une première recherche sur cette « bataille de Lescun ». Mais il voyait la victoire française au prisme de la doctrine d’une armée qui pensait encore « qu’il n’existait pour vaincre l’ennemi d’autres moyens que l’attaque immédiate et poussée à fond », comme le déplora Foch après avoir connu les ravages de la Première Guerre mondiale.
Ce qu’enseigne la victoire de quelques centaines de montagnards, dispersés en escouades de quarante à cinquante hommes, face à des colonnes cinq à dix fois plus nombreuses, c’est la supériorité que donne, dans un terrain difficile, les connaissances acquises à travers la chasse et la contrebande, l’activité pastorale et la guerre paysanne qui, depuis des siècles, opposait les communautés pour le contrôle des pâquis d’altitude.
Bien avant la Révolution, ces hommes étaient autorisés à porter des armes, en charge pour eux de garder la frontière.
Ils savaient se battre, connaissaient les chemins et les drailles, les accidents du terrain, les caprices du temps, qui peuvent être brutaux, et les lieux d’embuscade.
Ils sont du même village, parlent le même langage, sont parents à des degrés divers et, dans plusieurs compagnies, le capitaine peut compter sur ses frères, nommés sergents et caporaux.
Les régimes et les gouvernements se succèdent, mais les apprentissages et les réflexes de défense restent identiques, depuis la Révolution jusqu’à la conclusion des guerres civiles en Espagne. Des études de terrain de ce type permettent de mieux comprendre comment, dans une période de troubles et de dangers, peuvent très vite se mettre en place des structures collectives d’auto-défense, qu’il s’agisse de montagnards de la vallée d’Aspe pendant la Révolution, de pueblos espagnols et hispano-américains jusqu’au début du XIXe siècle, ou bien des communautés péruviennes menacées par le Sentier Lumineux à la fin du XXe siècle.