La guerre en Ukraine, une tragédie pour l’Europe

4 mars 2023

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Des personnes regardent les dégâts causés par une attaque à la roquette dans la ville de Kiev, en Ukraine, vendredi 25 février 2022. Crédit : SIPA (AP Photo/Emilio Morenatti)/EM106/22056251923821//2202250804

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La guerre en Ukraine, une tragédie pour l’Europe

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Face à une guerre qui dure et dans l’impasse pour en trouver une solution, les Européens sont plus que jamais menacés et aux premières loges d’un conflit qu’ils n’ont pas vu venir. 

Ana Pouvreau – Spécialiste des mondes russe et turc, docteur ès lettres de l’Université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Auditrice de l’IHEDN. 

Raisonnant selon une nouvelle logique de blocs antagonistes entre d’une part, « le monde libre » et les démocraties et, d’autre part, les autocraties russe et chinoise, telle que réaffirmée par le président américain Joe Biden, lors de son discours à Varsovie le 21 février 2023, les Européens sont en train de perdre de vue le fait que la guerre en Ukraine pourrait être annonciatrice d’une véritable tragédie pour l’Europe. 

Vulnérabilisés par une série de basculements aux plans géopolitique, géostratégique, énergétique et économique, provoqués par le déclenchement du conflit en Ukraine le 24 février 2022, il n’est pas à exclure que les peuples d’Europe se retrouvent menacés dans leur existence même, par l’intensification significative de ce conflit au printemps 2023, avec l’entrée dans une nouvelle phase de la guerre.

L’entrée périlleuse dans une nouvelle phase de la guerre 

En cet hiver 2023, sur le théâtre de guerre ukrainien, le front s’est stabilisé. Une ligne séparant les territoires sous contrôle russe du reste de l’Ukraine s’étend désormais du nord-est jusqu’au sud du pays. Les belligérants se retrouvent immobilisés dans une guerre d’usure. Les Ukrainiens ne parvenant plus à reprendre de territoires conquis par la Russie, prévoient de lancer au printemps une offensive contre les forces russes, qu’ils espèrent décisive grâce à l’aide militaire massive – à savoir, des chars, des véhicules blindés, de l’artillerie de précision, voire des avions de combat – fournie par les Occidentaux, au premier rang desquels figurent les États-Unis. 

Selon Pierre Lellouche, ancien ministre des Affaires européennes et ancien président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, en soutenant cette offensive qui pourrait permettre une reconquête par l’Ukraine des territoires perdus y compris de la Crimée, « les Occidentaux espèrent une défaite de l’armée russe qui, à son tour, entraînerait la chute du régime poutinien et donc l’avènement d’une autre Russie supposément démocratique, que certains, à l’instar de Lech Walesa, souhaiteraient couper en rondelles, de manière à la rendre définitivement inoffensive ». Un tel processus de changement de régime serait, selon cette analyse, extrêmement risquée s’agissant d’une puissance nucléaire, telle que la Russie, qui possède plusieurs milliers d’ogives nucléaires1. 

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La décimation prévisible d’un grand peuple européen : les Slaves

Dans un contexte d’escalade vertigineuse, l’afflux d’armement en provenance des pays occidentaux sur le théâtre de guerre ukrainien a atteint des records. Vladimir Poutine, dans son discours devant l’Assemblée fédérale de Russie, le 21 février 2023, a estimé que le montant de cette aide militaire s’élevait désormais à 150 milliards de dollars, un montant colossal2 . Le corollaire de cette escalade militaire est l’ampleur des pertes humaines. La guerre qui fait rage en Ukraine depuis le 24 février 2022, après huit ans d’un conflit sanglant dans le Donbass (2014-2022), est un exemple spectaculaire de guerre fratricide au cœur du continent européen, entre deux peuples slaves. En ce début d’année 2023, on compte ainsi plus de 200 000 morts et blessés dans les deux camps, auxquels s’ajoutent les quelque 15 000 victimes de la guerre au Donbass. Le taux de mortalité chez les combattants serait 60 fois supérieur à celui enregistré lors de la guerre du Vietnam3. Interviewé sur la guerre en Ukraine, le porte-parole de l’ambassade de Russie à Paris, Alexandre Makogonov, a reconnu lui-même qu’il était « vraiment atroce de voir comment les frères slaves s’entretuent sur le champ de bataille »4. Une génération de jeunes ukrainiens et russes est ainsi sacrifiée, la mobilisation générale ayant été déclarée en Ukraine dès le début du conflit pour les hommes de 18 à 60 ans, et une mobilisation partielle ayant été annoncées par décret présidentiel en Russie à partir du 21 septembre 2022. Fort de 300 millions de personnes, le peuple slave est le peuple européen le plus nombreux et forme le plus grand groupe linguistique européen. Largement décimé pendant les deux Guerres mondiales puis lors des conflits dans l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, il va perdre des centaines de milliers d’âmes dans le conflit ukrainien.

À la Conférence de Munich sur la sécurité, qui s’est tenue du 17 au 19 février 2023, l’escalade militaire a pris une tournure particulièrement alarmante lorsque le vice-premier ministre ukrainien Oleksandr Koubrakov a demandé à ses alliés occidentaux des armes controversées telles que des munitions à fragmentation et des armes incendiaires au phosphore5.

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La persistance des menaces nucléaire, biologique et chimique : une épée de Damoclès pour les pays européens

Outre le risque d’effondrement de l’économie des pays d’Europe occidentale lié à la grave crise énergétique, le déclenchement de la guerre en Ukraine a plongé les peuples européens dans l’anticipation de scénarios apocalyptiques liés au risque d’explosion d’installations nucléaires civiles ou à celui de l’utilisation de l’arme nucléaire, ainsi qu’aux menaces biologiques et chimiques. Ces risques non seulement perdurent, mais il est prévisible qu’ils s’accroissent simultanément avec l’escalade en cours à l’heure actuelle.

La situation dans la plus grande centrale nucléaire d’Europe à Zaporijia et dans la centrale nucléaire de Tchernobyl placée sous contrôle des forces russes dès mars 2022 avec 200 personnels techniques bloqués sur le site ont obligé les Européens à anticiper l’éventualité d’un accident nucléaire de grande ampleur. La gestion des combustibles irradiés, soit dans les piscines de refroidissement, soit dans des conteneurs de béton à la surface, doit être strictement encadrée, ce qui est difficile en pleine guerre. Selon l’expert Bernd Grambow, un conteneur de combustibles irradiés endommagé par des tirs pourrait occasionner des fuites radioactives et un accident dans les piscines de refroidissement provoquerait une catastrophe. Ces incertitudes sont une source d’inquiétude continuelle pour l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Dans ce contexte, en 2022, la France a envoyé 2,5 millions de comprimés d’iode à l’Ukraine à titre préventif. Il serait à cet égard utile que les populations en France et dans les autres pays européens soient familiarisées à la conduite à tenir en cas d’accident nucléaire.

Les États-Unis et la Russie se sont accusés mutuellement de développer des armes biologiques, en dépit du fait que les deux pays ont signé la Convention sur les armes biologiques de 1972. La Russie a accusé l’Ukraine de développer, avec l’aide des États-Unis, depuis la révolution orange de 2004, un programme d’armes biologiques sur son territoire, puis d’avoir fait disparaître les traces d’un tel programme au début de la guerre le 24 février 2022. La Chine, également membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, a apporté son soutien à la Russie dans ses allégations, tandis que l’ONU indiquait ne pas avoir connaissance d’un tel programme. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a demandé pour sa part, à l’Ukraine de détruire les agents pathogènes à haut risque sur son territoire afin d’éviter qu’une fuite due à des bombardements, ne propage des maladies. Les États-Unis et l’Ukraine ont démenti les allégations de la Russie. Cependant, la sous-secrétaire d’État Victoria Nuland a reconnu le 8 mars 2022, devant le Sénat des États-Unis, l’existence d’installations de recherche biologique ukrainiennes et elle a exprimé sa crainte de voir les forces russes en prendre le contrôle. 

En ce qui concerne les armes chimiques, la Russie a signé la Convention sur l’interdiction des armes chimiques de 1993. Vladimir Poutine a annoncé en 2017 la destruction des derniers stocks de la guerre froide. Mais par la suite, on a assisté à des tentatives russes d’empoisonnement au novitchok dans l’affaire Skripal en 2018 et concernant l’opposant Navalny en 2020.

Quoi qu’il en soit, le risque d’explosion d’installations nucléaires civiles, de même que la menace biologique ou chimique se sont accrus en raison de la multiplication d’éléments incontrôlables sur ce théâtre de guerre.

En conclusion, vus de Washington, les risques induits par le conflit en Ukraine sont loin d’être les mêmes pour les États-Unis que pour les peuples européens d’Europe, les dirigeants européens devraient tenir compte de ce décalage de perception manifeste dans leur prise de décision dans leur analyse de la guerre en Ukraine. 

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1 « Guerre en Ukraine : vers une escalade ? Avec Pierre Lellouche et Stéphane Courtois – En toute vérité », Sud Radio, 5 février 2023. (https://www.youtube.com/watch?v=LFk9UxjOILU)

2 https://www.france24.com/fr/vid%C3%A9o/20230221-replay-discours-de-vladimir-poutine-devant-la-nation

3 Selon le colonel le colonel Richard Black, ancien Marine vétéran de la guerre du Vietnam et sénateur au Sénat de Virginie.

4 https://www.bfmtv.com/international/asie/russie/l-interview-du-porte-parole-de-l-ambassade-de-russie-en-france-sur-bfmtv-en-integralite_VN-202301180768.html

5 https://www.7sur7.be/monde/kiev-veut-des-armes-controversees-des-munitions-a-fragmentation-et-des-armes-incendiaires-au-phosphore~a4b45a36/?referrer=https%3A%2F%2Fwww.google.com%2F

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À propos de l’auteur
Ana Pouvreau

Ana Pouvreau

Spécialiste des mondes russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Éditorialiste à l’Institut FMES (Toulon). Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.

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