La guerre de Sécession est souvent réduite à un seul et unique enjeu entre, d’une part, les Sudistes, partisans de l’esclavage, et, d’autre part, les Nordistes, abolitionnistes. Si ce schéma de départ n’est pas faux, il demande cependant à être complété, amendé, et de fait nuancé. Une guerre civile aussi longue et meurtrière (probablement 850 000 morts, soit plus que l’ensemble de tous les morts américains dans tous les autres conflits) a forcément laissé des traces. La quasi-totalité des combats s’est déroulée dans les États sudistes, et durant les derniers mois de la guerre, les troupes nordistes s’y sont livrées à une « guerre totale », n’épargnant rien ni personne.
La guerre de Sécession est un évènement majeur de l’histoire des États-Unis. Le rayonnement culturel, notamment à travers le cinéma, a popularisé ce conflit bien au-delà des frontières américaines. Et la lutte des soldats « bleus » de l’Union, contre les soldats « gris » de la Confédération est probablement mieux connue, du moins en surface, de bien des jeunes Français que la guerre de Trente Ans ou de celle de 1870. Cependant, il convient de se garder de toutes simplifications, et de toutes réductions, au sujet d’une guerre civile qui a profondément labouré la conscience nationale américaine en y laissant des cicatrices toujours sensibles.
Une guerre civile aussi longue et meurtrière (probablement 850 000 morts, soit plus que l’ensemble de tous les morts américains dans tous les autres conflits) a forcément laissé des traces. La quasi-totalité des combats s’est déroulée dans les États sudistes, et durant les derniers mois de la guerre, les troupes nordistes s’y sont livrées à une « guerre totale », n’épargnant rien ni personne.
Aux morts, proportionnellement plus nombreux dans le sud que dans le nord (6% des hommes de 13 à 43 ans dans le nord, 18% dans le sud), à la ruine de l’économie et aux destructions des infrastructures s’ajoute la question, irrésolue, de la place des Noirs dans la société américaine.
Des équilibres fragiles
La guerre de Sécession est souvent réduite à un seul et unique enjeu entre, d’une part, les Sudistes, partisans de l’esclavage, et, d’autre part, les Nordistes, abolitionnistes. Si ce schéma de départ n’est pas faux, il demande cependant à être complété, amendé, et de fait nuancé.
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L’esclavage, c’est-à-dire une économie de marché reposant en grande partie sur une main-d’œuvre servile, est une question qui trouble et agite la société américaine dès l’immédiate après-guerre de 1812. Une fois l’autorité des jeunes États-Unis bien affirmée vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale qu’est le Royaume-Uni, les églises protestantes se fracturent sur cette question qui les agite déjà, notamment les Quakers, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Certains défendent l’idée que l’esclavage est, en quelque sorte, le « fardeau de l’Homme blanc », injuste, mais nécessaire au bon fonctionnement de la société, tandis que d’autres, le jugeant contraire à la Bible, appellent à son abolition progressive ou immédiate.
La politique ne tarde pas à s’en mêler, avec la signature, en 1820, du Compromis du Missouri (Missouri Compromise) qui précède de quelques mois l’admission du Missouri en tant qu’État au sein de l’Union. L’idée générale est de préserver les équilibres entre les États esclavagistes et les États non esclavagistes (on ne parle pas encore, sur le plan politique, d’abolition pure et simple). Désormais, les nouveaux États seront esclavagistes ou non en fonction de leur position géographique, au sud ou au nord du 36° 30′ parallèle (la frontière sud du Missouri). Cette décision a pour effet de calmer temporairement la situation. Pourtant, la question de l’esclavage, et de son abolition, fait son apparition dans les programmes politiques. Ainsi, en 1833 est fondée l’American Anti-Slavery Society. Forte de ses 250 000 adhérents et de ses 1 350 sections, elle va structurer le courant abolitionniste. Cette association va servir de matrice à une expression anti-esclavagiste électorale sous la forme du Liberty Party, créé en 1840. Ce petit parti connait un relatif « apogée » lors de l’élection présidentielle de 1844, avec 2,3% obtenus par James G. Birney. Cette candidature, absente des États sudistes, passe cependant la barre des 8% dans trois États de Nouvelle-Angleterre (New Hampshire, Vermont et Massachusetts). En 1848, une large fraction de ce parti, allié aux tendances anti-esclavagistes des partis whig et démocrate, la Conscience whig d’une part et les Barnburner democrats d’autre part[1], donne naissance à une nouvelle formation : le Free Soil Party (Parti du sol libre). La fondation de ce parti découle directement de l’intégration du Texas au sein de l’Union. En effet, en application du Missouri Compromise, le nouvel État est considéré comme esclavagiste. Les Free Soilers n’exigent pas, dans l’immédiat, l’abolition de l’esclavage dans les États sudistes. En revanche, ils demandent que le « sol libre » de ces nouveaux territoires soit réservé à des « hommes libres » et se font ainsi les porte-parole des pionniers et petits fermiers. Le parti, présent aux élections présidentielles de 1848 et 1852, où il obtient respectivement 10,13%, puis 4,93%, dispose aussi d’élus, tant au Sénat qu’à la Chambre des représentants.
Un enjeu économique et politique
Les partisans de l’esclavage, quant à eux, vivent souvent ce système servile comme une obligation économique. En effet, avec le retour de la paix en Europe en 1815, ainsi que le développement de la révolution industrielle en Angleterre, en France et en Allemagne notamment, les besoins en coton ont explosé. De 1830 à 1850, la production cotonnière des États sudistes passe ainsi de 750 000 à 2 850 000 balles de coton. Elle atteindra les 5 millions à la veille de la Guerre civile. L’économie du Deep South est donc très largement dépendante de la production du King Cotton, le Roi Coton. Or, cette culture a la particularité d’épuiser rapidement les sols et d’être donc extrêmement gourmande en foncier, générant ainsi, de la part des États esclavagistes, une course à la conquête territoriale.
Outre cette compétition économique, la confrontation est aussi politique. En effet, au Congrès, l’équilibre est fragile entre les élus des États esclavagistes, au sud, et ceux des États non-esclavagistes, au nord. En 1854, devant les tensions montantes, le sénateur démocrate de l’Illinois, Stephen A. Douglas, fait voter une loi, le Kansas-Nebraska Act, à l’occasion de l’intégration de ces deux nouveaux territoires au sein de l’Union. Ce texte, qui abroge le Missouri Compromise, stipule que, dans les nouveaux États, c’est la population qui décidera d’introduire, ou non, l’esclavage comme pratique économique.
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Mais, alors que le législateur espérait apaiser les esprits, c’est très exactement le contraire qui se produit. Les États anti-esclavagistes et les États esclavagistes poussent leurs colons respectifs à venir s’installer sur ces nouveaux territoires dans l’espoir de les faire basculer dans leur giron. La confrontation devient inévitable entre les deux camps. Cet épisode, connu sous le nom de Bleeding Kansas, est une succession d’actes de violences, d’attaques et d’assassinats, sur fond de fraudes électorales répétées, entre les Free-Staters abolitionnistes et les Border Ruffians esclavagistes. Ces tensions entre groupes armés durent jusqu’au déclenchement de la Guerre civile en 1861 et font entre 100 et 150 morts pour un nombre équivalent de blessés. C’est dans le contexte de ce Bleeding Kansas que s’inscrit l’activisme abolitionniste de John Brown. L’homme, un ardent calviniste passablement illuminé (Abraham Lincoln le qualifiait de « fanatique »), est condamné à mort et exécuté en 1859 après avoir tenté de s’emparer de l’arsenal fédéral de Harpers Ferry pour armer ses partisans en vue de déclencher une guerre de libération des esclaves. Son exécution lui confère un statut de martyr de l’abolitionnisme et a inspiré la John Brown’s song, qui deviendra un des hymnes nordistes.
La période du Bleeding Kansas a marqué l’histoire locale peut-être autant que la guerre de Sécession elle-même. C’est ainsi qu’en 2022, durant la campagne contre la restriction du droit à l’avortement au Kansas, les défenseurs de ce dernier se feront appeler les Free-Staters, en souvenir des anti-esclavagistes des années 1850.
En fait, c’est d’abord sur le plan électoral et partisan que la promulgation du Kansas-Nebraska Act va avoir un impact direct et durable. Afin de lutter contre cette loi, les whigs du nord, les démocrates de Nouvelle-Angleterre et des Grands Lacs, ce qui reste du Liberty Party, ainsi que les membres du Free Soil Party se réunissent en convention en mars 1854 à Ripon, dans le Wisconsin, et fondent un nouveau parti, promis à un bel avenir, le Parti Républicain.
Les Républicains à l’assaut du pouvoir
Ce nouveau parti, constitué par des abolitionnistes, se lance dans la course électorale dès la présidentielle de 1856. Si son candidat, John Charles Frémont, un ancien explorateur, officier, puis gouverneur et sénateur de Californie, est battu assez nettement par le démocrate James Buchanan (45,29% contre 33,09%) le jeune parti, complètement absent des États du sud, réalise une belle performance dans ceux du nord et dessine la future carte électorale nordiste. Les 21,64% restants vont à un troisième candidat, Millard Fillmore, ancien président whig de 1850 à 1853, investi par l’American party, ou Know Nothing, un mouvement protestant nativiste, anticatholique et prohibitionniste, issu d’une société secrète l’Order of the Star Spangled Banner dont les membres avaient coutume de répondre « I know nothing », lorsqu’on les interrogeait sur leurs activités. Ce parti espère incarner un dépassement des problématiques liées à la question de l’esclavage, Fillmore lui-même étant, à titre personnel, abolitionniste. L’échec de sa candidature amorce la désagrégation du mouvement Know Nothing dont une large majorité, dans le nord, se ralliera au Parti Républicain. Au sud, il alimentera en partie, durant la Guerre civile, le courant très minoritaire des « unionistes » sudistes.
Le nouveau président, James Buchanan, est donc un nordiste, né en Pennsylvanie en 1791. Sans être un défenseur de l’esclavage, il n’entend pas toucher aux fragiles équilibres entre les États de l’Union. Un jugement de la Cour suprême, en date du 6 mars 1857, vient d’ailleurs confirmer la volonté de statu quo d’une partie des institutions américaines. Cet arrêt met en effet un terme au Dred Scott case, un feuilleton judiciaire qui dure depuis 1846. Dred Scott est un esclave né en Virginie en 1800, et il réside au moment des faits, avec sa femme, dans le Missouri, État esclavagiste. Il met en avant le fait qu’ayant séjourné, au service de son maître, et donc pas comme fugitif, durant plusieurs années, dans des États et territoires non esclavagistes (Illinois et Wisconsin), son état d’esclave a été, de fait, aboli. Après plus de dix années de procédures, les juges de la Cour suprême finissent par lui donner tort.
L’arrêt, complexe, repose sur trois piliers. D’une part, l’affirmation que les individus d’ascendance africaine ne sont pas inclus sous le vocable de « citoyens » et ne peuvent donc en revendiquer aucun droit ni privilège. D’autre part, que le droit de propriété est inaliénable, et que le fait pour un maître et ses esclaves de séjourner dans un État abolitionniste ne modifie en rien le statut légal de ces derniers. Ce point est perçu par les opposants à l’esclavage comme une extension territoriale de facto de l’esclavagisme. Enfin, la Cour dispose que la Constitution garantit le « droit des États » lequel n’est pas aliénable aux décisions du Congrès.
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Cet épisode judiciaire renforce la détermination des deux camps. Le Nord y voit une capitulation en rase campagne de la Cour suprême devant les États du sud. De son côté, le Sud considère que la reconnaissance de la supériorité de la notion du droit des États sur le législatif fédéral met son système économique et politique à l’abri d’ingérences futures.
La campagne présidentielle qui débute en 1860 est cruciale pour l’avenir des États-Unis. Les Démocrates sont les premiers à pâtir de la question de l’esclavage et, plus largement, de celle du droit des États et du degré de fédéralisme à apporter à l’Union. Ils se réunissent en convention en avril 1860 à Charleston en Caroline du Sud. C’est le sénateur de l’Illinois, un état nordiste abolitionniste, Stephen A. Douglas qui est donné vainqueur, d’autant qu’il a battu le républicain Abraham Lincoln au Sénat l’année précédente. Pourtant, la convention est rapidement prise en otage par les délégués démocrates du sud qui déposent une mention approuvant les motivations du Dred Scott case. Le rejet de la motion, par 165 voix (essentiellement des démocrates nordistes) contre 138 voix démocrates sudistes, provoque une glaciation des débats. Les statuts du Parti démocrate imposent en effet que le candidat soit désigné par une majorité des deux tiers. Or, sans l’appui des délégués sudistes, Douglas, qui passe pour un modéré (rédacteur du Kansas-Nebraska Act, il est favorable à un maintien strict de la situation), n’a aucune chance de l’emporter. Les débats s’enlisent et aucun candidat ne parvient à l’emporter, même au bout de 57 tours de scrutin. Les délégués sudistes finissent par quitter la convention qui est reconvoquée le 18 juin, à Baltimore. Cette fois, Stephen A. Douglas obtient l’investiture, mais sans les délégués sudistes qui se réunissent le 23 juin dans la même ville et désignent le vice-président sortant, sénateur du Kentucky, John C. Breckinridge, comme candidat à la présidence.
Les Républicains, qui tiennent leur convention à Chicago à la mi-mai 1860, n’ont rien perdu des difficultés des Démocrates à Charleston et entendent en profiter. Abraham Lincoln, qui s’est fait un nom en affrontant Stephen A. Douglas, apparaît en outre comme le candidat le plus consensuel sur la question de l’esclavage. Il est, pour l’heure, hostile à son expansion, mais défavorable à son interdiction. Il se prononce par ailleurs en faveur de la ségrégation raciale : « Je dirai donc que je ne suis pas ni n’ai jamais été pour l’égalité politique et sociale des noirs et des blancs, déclare-t-il à Columbus, dans l’Ohio, en 1859, que je ne suis pas, ni n’ai jamais été, pour le fait d’avoir des électeurs ni des jurés noirs, ni pour le fait de les former à exercer ces fonctions, ni en faveur des mariages mixtes; et je dirai en plus de ceci qu’il y a une différence physique entre la race blanche et la race noire qui interdira pour toujours aux deux races de vivre ensemble dans des conditions d’égalité sociale et politique ».
Enfin, la dernière candidature est celle de John Bell, pour le compte du Constitutional Union Party, une coalition regroupant d’anciens whigs, des démocrates dissidents et des know-nothing. Elle entend passer sous silence la question de l’esclavage en maintenant un statu quo qui met l’accent sur le respect scrupuleux de l’Union et de la Constitution.
En réalité, plutôt qu’une campagne électorale unique, ce sont deux campagnes qui se déroulent parallèlement. Dans les États nordistes entre le républicain Lincoln et le démocrate Douglas, ce dernier étant par ailleurs le seul de tous à mener une campagne nationale puisqu’il est présent dans 32 des 33 États de l’Union. Et, dans les États sudistes, entre le démocrate sudiste Breckinridge et l’unioniste constitutionnel John Bell. Seule la Californie voit les quatre candidats s’affronter dans un relatif équilibre des forces. Il est par ailleurs à noter que dans les deux États de New York et du New Jersey, la candidature du démocrate Douglas, dite de « fusion », est soutenue par Bell et Breckinridge pour barrer la route à Lincoln, stratégie qui réussira dans le New Jersey, mais pas dans l’État de New York (à l’exception de New York City).
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La victoire de Lincoln s’avère la plus modeste, en pourcentage, de toute l’histoire présidentielle américaine, exception faite de celle de John Quincy Adams contre Andrew Jackson, en 1824, les deux, cependant, appartenant au même parti et se partageant un vice-président identique. Les 39,65% néanmoins obtenus par Lincoln lui permettent cependant de gagner 180 électeurs présidentiels (59% du collège), tandis que les voix démocrates se divisent entre Douglas avec 29,52% des voix et 12 électeurs présidentiels seulement, et Breckinridge avec 18,20% et 72 électeurs. John Bell obtient lui 12,62% et 39 électeurs. La division de l’électorat démocrate entre deux candidats, voire trois puisque Bell attire nombre de leurs suffrages, s’avère mortifère pour leur parti.
La sécession
Dès le 20 décembre 1860 (l’élection s’est déroulée le 6 novembre), un premier État, celui de Caroline du Sud, annonce sa sécession. Il sera suivi par 10 autres. L’état de guerre est effectif le 12 avril 1861, après l’attaque de fort Sumter par des miliciens sudistes devant le refus de la garnison nordiste de l’évacuer.
Concernant les causes de la sécession, il serait réducteur de les résumer à un simple conflit moral entre esclavagistes et abolitionnistes, tout comme il serait faux et absurde de nier l’importance de la question. La question de l’esclavage est un des points dominants de la crise qui s’ouvre avec l’élection de Lincoln, mais elle n’est pas la seule. D’ailleurs, lors de son discours d’investiture, le 4 mars 1861, c’est-à-dire entre le début de la crise sécessionniste et le déclenchement des hostilités, Lincoln réaffirme sa volonté de ne pas bouleverser les équilibres : « je n’ai aucune intention, directe ou indirecte, d’interférer avec l’institution de l’esclavage dans les États où il existe. Je crois que je n’ai aucun droit légitime de le faire, et je n’ai aucune envie de le faire ».
En réalité, la question de l’esclavage se double d’une problématique institutionnelle que l’abolitionnisme a réveillée : celle du droit des États, c’est-à-dire du degré de puissance du gouvernement fédéral. L’interrogation n’est pas nouvelle puisqu’en 1777, le Second Congrès continental, c’est-à-dire l’assemblée des délégués des 13 colonies, qui a proclamé l’indépendance l’année précédente, a adopté un texte intitulé Articles de la Confédération et de l’Union perpétuelle. Ce document institue un État confédéral limité à quelques prérogatives, comme une armée continentale, la diplomatie et l’émission, non contraignante, de papier-monnaie. Malgré leur abrogation en 1789, ces Articles fixent un niveau « plancher » de cohabitation des différents États. C’est en partie sur ce texte, vu comme une référence, que s’appuient les sécessionnistes, ainsi que sur l’arrêt du Dred Scott case, analysé comme une reconnaissance constitutionnelle du droit des États. Pour les sudistes, la sécession n’est pas une rébellion, c’est au mieux une modification des équilibres, et au pire une simple rupture de contrat. Ce « patriotisme » des États n’est pas à négliger, et il constituera même, pour le Sud, durant la Guerre civile, une difficulté supplémentaire dans la coordination des opérations militaires.
Ajoutons que la nature même d’un modèle économique à deux vitesses, écartelé entre territoires esclavagistes ou non, a forcément des répercussions autres que seulement morales. Le nord, industriel, est tourné vers le développement intérieur du pays, tandis que le sud, plus agricole, vit de l’exportation de ses productions vers l’Europe. Le nord, tenté par le protectionnisme, souhaite multiplier les taxes douanières, tandis que le sud, libre-échangiste, veut leur disparition, en tous les cas au niveau fédéral.
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Il serait trop long de retracer de cet article l’histoire militaire de la guerre de Sécession. Cependant, la principale conséquence de ce conflit, qui se termine officiellement le 9 avril 1865 à Appomatox (en réalité, la reddition de toutes les forces confédérées prendra un peu plus de deux mois supplémentaires), est l’abolition de l’esclavage. La première mesure adoptée est la Proclamation d’émancipation qui est publiée le 22 septembre 1862 et promulguée le 1er janvier 1863, et qui abolit l’esclavage sur l’ensemble du territoire sécessionniste. L’abolition est étendue à l’ensemble des États-Unis, réunifiés, par l’adoption du XIIIe amendement à la Constitution, le 6 décembre 1865.
Une mémoire contestée
Plus de 160 ans après la fin de cette guerre de Sécession, le conflit demeure un enjeu mémoriel de première importance dans le Sud. La première des raisons en est que, contrairement aux autres vaincus dans d’autres guerres civiles, les Confédérés n’ont été contraints ni à l’exil ni au silence. Dès la période de la « Reconstruction » (Reconstruction Era) opérée dans le sud de 1865 à 1877, les partisans d’un récit historique, politique et militaire à la gloire de la Confédération peuvent développer et imposer leur version. Le Parti démocrate reprend alors patiemment le contrôle de tous les leviers de commande qui lui ont été confisqués lors de la défaite du sud. Il est aidé en cela par des groupes armés, qui font figure de mouvement de résistance, certains bien connus, comme le Ku Klux Klan, fondé par l’ex-général confédéré Nathan Bedford Forrest, et d’autres aujourd’hui oubliés, comme la White League ou les Red Shirts.
La fin de la « reconstruction », qui était en réalité une tutelle militaire, est le fruit d’un marchandage politique lié aux résultats controversés de l’élection présidentielle de 1876. Les Républicains, minoritaires en voix, n’ont qu’un seul électeur présidentiel d’avance, et ce malgré des fraudes multiples en leur faveur. Les Démocrates, poussés par leur puissante faction sudiste, finissent par accepter la victoire de leur adversaire républicain, en échange de l’évacuation du sud par l’armée fédérale.
Dès lors, le Sud va vivre une vie politique propre, sous le contrôle quasiment exclusif des Démocrates, menant une stricte politique ségrégationniste, jusqu’aux années 1960 et à l’apparition du mouvement des droits civiques. Lâchés par les instances nationales du Parti démocrate, les tenants de la mémoire sudiste se tournent alors souvent vers le Parti républicain. Et on a assisté, depuis le début des années 1970 à un revirement récurrent de l’électorat blanc du Sud. Mais, dès lors, ne bénéficiant plus du même soutien institutionnel que précédemment, les symboles de la confédération, qu’il s’agisse des statues ou des drapeaux, sont victimes d’une chasse aux sorcières mémorielle qui a pris une dimension supplémentaire avec l’affaire George Floyd.
Dès la fin de la Guerre civile, le Sud a été l’objet d’un combat idéologique opposant trois camps bien distincts : les réconciliationistes, partisans d’une réintégration rapide, pleine et entière, des États du sud au sein de l’Union et d’un apaisement des mémoires, les suprémacistes, favorables à l’instauration dans le Sud d’une stricte ségrégation raciale, et les émancipationistes, militants pour les droits des Noirs. Et ce sont bien trois mémoires différentes de la guerre qui se sont opposées depuis 1865 avec, pour l’heure, la domination, au moins médiatique, de la troisième.
[1] Ces derniers, qui regroupent les radicaux, doivent leur nom à une pratique des paysans néerlandais qui consistait à brûler les granges infestées de rats.