Lord David Owen est un observateur aiguisé des relations internationales et un fin connaisseur du fonctionnement des institutions. Dans cet entretien, il nous livre ses vues sur la politique de la Grande-Bretagne en Ukraine, la place de la France au sein de l’OTAN et le futur des relations franco-britanniques.
Ancien ministre des Affaires étrangères de James Callaghan (1977-1979), puis négociateur d’un plan de paix en Bosnie entre 1992 et 1994, Lord David Owen est l’auteur d’un récent ouvrage, Riddle, Mystery and Enigma (HausPublishing, 2022) sur deux cents ans de relations russo-britanniques.
Propos recueillis par Maximilien Nagy.
Un an après le début de la guerre en Ukraine, diriez-vous que la Grande-Bretagne a bénéficié de ce conflit pour renforcer sa stature de puissance diplomatique et militaire ?
Il me semble que oui. D’ailleurs, Boris Johnson laissera au moins une trace positive de son mandat comme Premier ministre de 2019 à 2022 : sa gestion musclée de la guerre en Ukraine dès son déclenchement en février 2022. Il est fin connaisseur de Churchill et a parfaitement appliqué la doctrine de son maître à penser en Ukraine, en s’opposant sans hésitation à l’envahisseur russe. L’implication de la Grande-Bretagne dans ce conflit vient à mon sens remédier à son absence notable dans les négociations de Minsk de 2013, qui ont donné aux Russes ce qu’ils voulaient : la conquête de la Crimée et l’engagement de l’Ukraine à renoncer à tout programme nucléaire. La grande erreur d’Angela Merkel et de François Hollande fut de montrer aux Russes qu’ils pouvaient annexer des parties de l’Ukraine sans qu’il n’y ait de représailles de la part des Européens. Vladimir Poutine a ainsi vu que les frontières de l’Ukraine pouvaient être modifiées impunément, ce qui l’a certainement encouragé à préparer puis à enclencher une invasion en février 2022. Rappelons que la seule mesure prise par les Européens pour manifester leur désaccord avec la conquête de la Crimée, fut l’imposition de sanctions commerciales qui n’ont quasiment pas affecté l’économie russe.
Pour l’heure, l’entraînement des troupes ukrainiennes et l’assistance matérielle à leur armée est, je le crois, une priorité. Je fus agréablement surpris d’apprendre que depuis 2014, les Britanniques entraînaient les troupes de l’armée ukrainienne. Un secret qui fut très bien gardé jusqu’à maintenant. Je salue en ce sens le travail mené par le ministre de la Défense Ben Wallace, qui a très bien su conseiller Boris Johnson lorsqu’il était son ministre, et qui gère très bien, à l’heure actuelle, l’assistance renforcée de l’armée britannique à l’armée ukrainienne.
La guerre en Ukraine contribue-t-elle selon vous à replacer l’OTAN au cœur de l’Europe ?
Le conflit ukrainien met en évidence l’importance d’avoir une figure dominante au sein de l’OTAN. Ces dix dernières années, particulièrement depuis l’échec de la guerre en Irak et en Afghanistan, nombre de pays – y compris certains Britanniques – ont cru que désormais l’institution n’avait plus véritablement d’importance et que les Américains ont perdu le rôle de leader en son sein qu’ils avaient jusqu’au début des années 2000. Désormais, avec le conflit en cours, il est clair que l’OTAN est bien de retour, de même que la place centrale des États-Unis en son sein. C’est un point qu’Ernest Bevin, le ministre des Affaires étrangères de Clement Atlee de 1945 à 1951, avait parfaitement compris. Il insistait pour que les Américains soient à la tête de l’institution et cela me paraît vital aujourd’hui pour lui donner une véritable impulsion.
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Vous êtes un fervent promoteur du renforcement de la coopération franco-britannique. Quelle place la France doit-elle occuper au sein de l’OTAN dans les années à venir ? Doit-elle reconsidérer sa position actuelle avec la guerre en Ukraine ?
Emmanuel Macron est un fédéraliste. C’est l’impression que j’ai eue dès ma première rencontre avec lui – initiée par Michel Rocard – en 2013. Pour autant, la réalisation de ses objectifs, notamment celui d’une armée européenne me paraît bien difficile et est tombé aux oubliettes avec la guerre en Ukraine. Nous observons qu’avec ce conflit, les Européens, notamment les pays dans l’environnement proche de la Russie, veulent que les États-Unis restent en Europe. Ils sont les seuls capables de les unir autour d’une politique étrangère commune. Les hésitations d’Emmanuel Macron au début du conflit ukrainien n’ont certainement pas été bénéfiques pour le leadership de la France sur le continent. La France devrait à mon sens revoir son positionnement dans l’OTAN et s’interroger sur sa volonté à réinvestir décisivement dans sa politique de Défense et à prendre l’OTAN au sérieux.
Le cas de Donald Trump, qui à plusieurs reprises s’est plaint des contributions minimes des pays européens au budget de l’OTAN et a menacé de réduire la contribution américaine, nous rappelle que nous sommes aussi responsables de notre propre défense et que la négliger aura tôt ou tard des conséquences. Les Américains ne sont plus disposés aujourd’hui à financer la sécurité du continent européen. L’Allemagne l’a compris en opérant une augmentation historique de son budget consacré à la défense (2% du PIB), annoncée par le chancelier Olaf Sholz en fin d’année dernière. Un moyen pour renforcer la position de la France dans l’OTAN serait aussi qu’elle s’investisse davantage dans l’institution en tant que telle, en présentant par exemple un candidat pour le prochain poste de secrétaire général. Les Britanniques – déjà dans une position renforcée – y auraient tout intérêt et seraient probablement prêts à soutenir une telle candidature. Enfin les Français pourraient aussi contribuer davantage au commandement intégré de l’OTAN.
Parlons de la politique de Défense britannique. Des augmentations budgétaires ont finalement été concédées aux armées dans le budget de 2023 (5 milliards de livres). Est-ce suffisant pour recouvrer les coupes budgétaires de ces quarante dernières années ?
Les budgets alloués au ministère de la Défense sur les dernières décennies sont lamentables, avec des coupes budgétaires effectuées presque chaque année depuis trente ans. L’augmentation récente des budgets que vous avez mentionnés est donc une bonne nouvelle. Pour l’année 2023, le budget de la Défense représentera 2,2% du PIB britannique. Je tiens à saluer les efforts opérés par Rishi Sunak et le chancelier Jeremy Hunt pour débloquer ces nouveaux fonds, alors que les taux d’intérêt sont si élevés (4,25%) et que la dette de la Grande-Bretagne atteint des records historiques. Les travaillistes n’auraient sûrement pas fait preuve d’autant d’habilité. Pour autant, cette hausse ne suffira pas à inverser la tendance au sous-investissement dans laquelle le gouvernement britannique est lancé depuis plus de quarante ans. Cela dit, pour retrouver une défense solide, il faudrait ramener le budget de la Défense au minimum à 2,5% du PIB et idéalement à 5%. Un objectif que la situation financière actuelle de la Grande-Bretagne ne permet pas pour l’instant.
Revenons sur la politique étrangère de la Grande-Bretagne avec le reste de l’Europe : comment doit-elle à votre sens transformer ses relations avec ses partenaires ?
Ma longue expérience avec des hommes d’État français m’a convaincu que la Grande-Bretagne ne peut aller de l’avant sans les autres puissances européennes. En Europe, c’est avant tout avec la France qu’elle a intérêt à construire un véritable partenariat. Il est temps d’oublier les conflits ancestraux et les divisions qui ont entaché la relation de nos deux pays dans les siècles passés. Maintenant que la question de la pêche dans la Manche est réglée, Emmanuel Macron doit affronter sérieusement la question migratoire, qui fut certainement un frein à la relation franco-britannique jusqu’à maintenant. Si les accords signés lors du précédent sommet franco-britannique du 10 mars sont effectivement mis en œuvre par la France, alors les relations entre les deux pays pourront aller de l’avant sur d’autres sujets. C’est une tendance qui sera certainement favorisée tant que Rishi Sunak et Emmanuel Macron seront en poste. Après tout, ils viennent du même milieu et parlent le même langage, ils semblent être faits pour s’entendre.
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La nouvelle alliance AUKUS1 , qui a provoqué l’interruption des contrats de sous-marins entre l’Australie et la France, n’est-elle pas un obstacle de taille pour la future entente franco-britannique ?
Je comprends la colère d’Emmanuel Macron lorsqu’il apprit, par surprise, l’interruption des commandes de sous-marins à la France par les Australiens en septembre 2020. Pour autant, il me semble qu’il s’est mis en colère contre les mauvais acteurs : ce ne sont pas les Britanniques ni Boris Johnson qui sont responsables de ce revirement, mais bien les Australiens. Nous pouvons comprendre leur choix : pour faire face à la puissance chinoise, les Australiens avaient besoin de sous-marins nucléaires et non pas de simples sous-marins conventionnels dont ils avaient fait commande à la France. L’erreur des Australiens fut certainement leur manque de délicatesse à l’égard de la France sur ce sujet. Si Rishi Sunak avait une vision large, il pourrait d’ailleurs envisager d’intégrer le Japon et la France à l’AUKUS, ce qui permettrait de créer une coalition solide dans le Pacifique pour faire face à une puissance chinoise conquérante. Il s’agirait d’une audacieuse nouveauté que les Américains seraient sans doute prêts à envisager, je pense. Il va de soi que la France et la Grande-Bretagne travailleront toujours mieux ensemble que chacun de leur côté, surtout que l’un et l’autre ont d’importants intérêts dans le Pacifique.
Nous observons en ce moment un accroissement de la méfiance des Européens contre la Chine, en particulier en Allemagne. L’Europe peut-elle aujourd’hui se passer de la Chine ?
Ce serait une erreur, je pense, malgré le contexte de crise que nous vivons avec la Chine depuis le déclenchement de la crise du coronavirus en 2020 et la rupture brutale de la déclaration conjointe entre la Chine et la Grande-Bretagne sur le statut de Hong Kong, signé en 1984. La Chine demeure un partenaire commercial vital pour tout l’Occident. Les Allemands, par exemple, n’ont aucun intérêt à interrompre leurs relations avec la Chine et je doute qu’ils poursuivront leur politique de sanctions à leur égard. À qui vont-ils vendre en effet leurs produits ? Comment vont-ils se fournir en matières premières ? La Chine est le deuxième destinataire de ses exportations (8,01%), derrière les États-Unis (8,7%) et son premier importateur tous produits confondus (10,1%)2.
Plus généralement, les Européens doivent s’interroger sur leur relation à long terme avec la Chine et non pas couper brusquement leurs liens avec elle. Souhaitent-ils vraiment qu’elle scelle un partenariat avec une Russie affaiblie, se détournant ainsi de l’Europe ? Ce serait une folie. Je ferai remarquer que les Américains, malgré la montée des tensions depuis cinq ans, n’ont pas interrompu leurs liens commerciaux avec les Chinois et ne sont pas prêts à le faire…
1 Australia, United-Kingdom, United-States