La Chine est en train de réfléchir sérieusement aux changements radicaux à introduire dans la gestion de ses réserves de change, une gestion jusqu’ici très conservatrice et poussiéreuse. Les tentatives de réforme ne manquaient pas dans le passé, mais n’avaient jamais abouti. À présent, face à la réalité d’une guerre économique mise au jour par la guerre en Ukraine, des voix se font entendre en Chine afin de proposer une nouvelle stratégie de gestion pour améliorer le retour des investissements et éviter d’être pris au dépourvu par des sanctions éventuelles.
Consciente que la guerre pourrait être également économique, la Banque centrale russe s’est efforcée de réduire la dépendance de la Russie vis-à-vis des États-Unis. L’évolution de la composition de ses réserves de change met clairement en lumière ce point[1]. En huit ans, la Banque centrale russe a changé la composition de ses réserves en devises.
Fin 2014, la répartition géographique en % était la suivante :
France : 33,2 %
États-Unis : 24,1 %
Allemagne : 16,1 %
Russie : 9,3 %
Royaume-Uni : 8,3 %
Reste du monde : 8,4 %
En juin 2021, nous constations une répartition fort différente, toujours en % :
Chine : 13,8 %
France : 12,2 %
Japon : 10 %
Allemagne : 9,5 %
États-Unis : 6,6 %
Royaume-Uni : 4,5 %
Or : 21,7 %
Reste du monde : 21,7 %
On voit très clairement que la Russie a essayé de répartir le risque. Les parts détenues aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne et en France, ont baissé. Concernant les États-Unis, les réserves en devises sont passées de 24,1 à 6,6 %. Néanmoins, selon le ministre russe des Finances, Anton Silouanov, la Russie ne pouvait plus accéder à la moitié de ses réserves de devises étrangères, d’or et d’autres actifs (à la hauteur de 300 milliards USD[2]) après la mise en application des sanctions concertées et successives par les pays occidentaux[3]. D’évidence, le remède prévu était insuffisant ; la dépendance vis-à-vis du dollar américain reste le point de faiblesse critique. La Chine a bien vu tout cela.
Une somme plus que nécessaire et une gestion ultra conservatrice et à risque
La Chine est, de loin, le pays qui possède le plus de réserves de change avec, selon le relevé fin 2021, plus de 3 200 milliards de dollars. Cela représente quasiment 19 % de son PIB (équivalent à 17 000 milliards de dollars américains). Cette somme dépasse largement ses besoins en ce qui concerne les reserves adequacy.
La gestion en est plus que conservatrice. La plupart des réserves chinoises sont composées de bons du Trésor américain dont le bénéfice est négatif depuis plus de vingt années. Les Chinois laissent cette gigantesque somme dormir sur les comptes au lieu de l’investir à travers des modalités diverses. De plus, une partie des bons du Trésor ont été achetés avec des emprunts. Cette façon de procéder, un peu étrange, alourdit encore les coûts.
Ce comportement a deux raisons : premièrement, les Chinois ont l’habitude d’épargner. Avoir de l’argent sur un compte leur procure un sentiment de sécurité, bien que cela rapporte très peu d’intérêt. Deuxièmement, le besoin de sécurité a été renforcé par les crises financières de 1997-1998. Ces dernières touchant la plupart des pays asiatiques ont laissé des traces psychologiques. Ils préfèrent avoir plus de réserves pour parer aux imprévus afin de ne pas revivre le cauchemar de rupture de réserves.
Outre la faible efficacité de cette gestion, la sécurité de ces réserves devient de plus en plus préoccupante. La guerre en Ukraine a tiré le signal d’alarme.
La Chine a étudié attentivement la situation créée par la guerre en Ukraine. Elle a examiné aussi ses livres de comptes. Voici le constat : en tant que premier détenteur de bons du Trésor américain, la totalité de ses réserves atteint 3 200 milliards de dollars américains. La répartition est complètement déséquilibrée[4] :
USD : 70 %
JPY : 10 %
Euro & Livres sterling : 20 %
Les experts chinois constatent que la dépendance vis-à-vis du dollar américain est encore plus inquiétante que dans le cas de la Russie. La Chine n’est pas prête à faire face à des sanctions occidentales éventuelles[5]. Ils ont senti l’urgence de réagir et interpellent le gouvernement central pour qu’une réforme radicale et en profondeur ait lieu afin d’adopter et mettre en œuvre les nouvelles stratégies. Par exemple, un certain nombre de suggestions ont été émises de manière explicite au cours du colloque « Les perspectives pour l’économie, les finances et l’ordre global » qui a eu lieu le 14 mai 2022 à Wudaokou (Pékin).
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Les nouvelles stratégies suggérées
Parmi les participants du colloque susmentionné, on relève un nom familier des milieux académiques en Chine : M. Yongding Yu[6]. M. Yu n’assume pas de hautes responsabilités dans le gouvernement, mais il a l’oreille des décideurs hauts placés. Ses articles et ses discours sont lus et étudiés attentivement.
Il a été remarqué dans le passé que les opinions de M. Yu ont parfois servi de ballon d’essai pour tester l’acceptation de certaines idées. Ce pourrait bien être le cas pour le dossier qui nous intéresse. Pendant le colloque, M. Yu a exposé sans détour son analyse et ses recommandations en vue de moderniser la gestion des réserves de change et d’accélérer la dédollarisation[7]. Citons-en ici les plus significatives.
Concernant les réserves déjà en stock, quatre orientations ont été proposées :
1/ Augmenter les bénéfices des investissements à l’étranger : utiliser les réserves pour investir ou acheter au lieu de les laisser dormir sur les comptes en banque.
2/ Renforcer le niveau de sécurité des investissements, augmenter les volumes dans les pays détenteurs de ressources stratégiques (par exemple en Arabie, Asie centrale pour investir dans les champs de pétrole et de gaz sous forme d’actions).
3/ Protéger les investissements étrangers en Chine afin de garder et renforcer la confiance de ces investisseurs étrangers. Il ne serait pas judicieux d’imiter les pays occidentaux pour les confisquer en guise de mesure de représailles.
4/ Chercher et utiliser d’autres moyens techniques, par exemple devise digitale, etc., pour gérer et mieux protéger les investissements chinois à l’étranger.
Ces mesures, notamment 1 et 2, si adoptées, vont libérer une puissance d’achats redoutable sur le marché. Une bonne partie des 3 200 milliards de dollars américains va y être versée : ce sera une somme gigantesque au service de la recherche de projets d’investissement, à l’instar des torpilles en acquisition de cible.
Que pourrait faire la Chine de ses réserves de change ? Dans le passé (2011), le journal The Economist avait publié, sur le ton de la plaisanterie, une liste de Fantasy shopping (achats fantaisistes[8]), pour voir ce que la Chine pourrait acheter avec tout cet argent. The Economist lui proposait d’acheter, entre autres, Apple, Microsoft, IBM et Google (au niveau de la capitalisation boursière d’avril 2011), de l’immobilier (Manhattan, Washington DC), des équipements militaires, les 50 équipes sportives du top niveau, etc. Cette liste, bien que fantaisiste, pourrait nous aider à visualiser l’impact potentiel de ces mesures.
Quant à la gestion du flux, huit mesures, d’importance inégale, ont été proposées :
1/ Stimuler le besoin de consommation intérieure, via diverses politiques d’incitation visant à augmenter les importations. Cela revient à aiguiser davantage l’appétit de la classe moyenne qui représente plusieurs centaines de millions de personnes en Chine. Quant aux produits domestiques, cela favorisera aussi les débouchés sur le marché intérieur, au lieu de leur laisser prendre la route de l’étranger.
2/ Supprimer le reste des mesures incitant à l’exportation (remboursement des taxes d’export, par exemple). Ce sera une rupture radicale ; une page historique serait réellement tournée si cela se produisait.
3/ Augmenter l’importation des produits stratégiques et des bulk commodities (marchandises en vrac en grande quantité, aliments, énergie).
4/ Diminuer l’achat de bons du Trésor américain et acheter plus de produits américains, en cohérence avec l’implémentation de l’accord commercial sino-américain. Cela ferait d’une pierre deux coups. Mais il faudrait convaincre les peureux qui sont habitués à se sentir confortés par ces bons qui alourdissent leurs poches.
5/ Autoriser temporairement les déficits commerciaux lors de certaines périodes afin de réduire les excédents commerciaux, donc éviter d’accroître, au-delà du besoin, le montant des réserves de change. Il faudrait donc imaginer une Chine avec des déficits au lieu d’excédents, alors qu’elle est actuellement le premier partenaire commercial d’une centaine de pays. La résistance sera très forte à l’intérieur du gouvernement et du pays même pour accepter cette idée et cette mesure.
6/ Continuer à pratiquer le taux de change dynamique (flottant) pour le RMB, mais garder la possibilité d’intervention aux moments opportuns, y compris en introduisant un contrôle des changes si besoin, comme l’a suggéré Ray Dalio qui était également présent au colloque.
7/ Diversifier les formes d’investissements à l’étranger et réduire, dans les investissements, la part des réserves de change dormantes.
8/ Renforcer les investissements dans les projets d’infrastructure, tout en évitant le piège de dettes (debt trap).
À travers ces propositions (12 points au total), nous voyons très clairement se dessiner deux objectifs clés.
Premièrement : améliorer le retour des investissements chinois à l’étranger.
On a déjà vu que la gestion chinoise de ses réserves de change laisse beaucoup à désirer. Bien que la Chine ait 2 000 milliards de dollars d’actifs financiers à l’étranger, leur retour sur investissement reste négatif depuis une vingtaine d’années.
Le contraste avec les États-Unis est plus que saisissant. Habituellement, ils étaient au niveau de 10 000 milliards USD. Récemment, ceux-ci ont atteint le record de 30 000 milliards de dollars de dette publique. Mais chaque année, ils arrivent à retirer des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars de bénéfices.
Deuxièmement, la Chine veut renforcer drastiquement la sécurité de ses actifs à l’étranger pour ne pas répéter les erreurs de la Russie. Cette deuxième visée est encore plus prioritaire par rapport à la première.
Elle aimerait modifier la structure des investissements à l’étranger et réduire au plus vite la dépendance vis-à-vis des dollars américains dans la gestion des réserves de change. La Chine envisage de répartir au maximum le risque de ses investissements, afin d’être prête à faire face aux éventuelles mesures hostiles.
La réduction d’achats de bons du Trésor américain entraînerait également l’affaiblissement croissant de la position des dollars et pourrait impacter négativement l’économie américaine, déjà endommagée par le recours abusif à la presse à billets, au cours des dernières années.
Au cas où le gouvernement chinois mettrait réellement en œuvre ces recommandations, que ce soit pour les réserves en stock ou pour la gestion du futur flux, nous assisterons à un spectacle grandiose : le « paquebot » qu’est l’économie chinoise changera de cap à la manière d’un « hors-bord » de compétition, en provoquant, au passage, de gigantesques « houles » d’une amplitude jamais vues auparavant.
Afin de pouvoir préparer à temps les adaptations ou les réajustements nécessaires pour saisir certaines opportunités, il nous paraît important d’étudier plus sérieusement ces signaux qui sont loin d’être faibles et qui auraient dû attirer plus d’attention.
À lire également
Chine : le pass sanitaire contre les manifestations
[1] Christian Chavagneux, « Offensive russe en Ukraine : la guerre est aussi économique », Alternatives économiques, 28 février 2022.
[2] Reuters 13/03/2022 à 14:10.
[3] Marie Charrel, « Le gel des réserves de la Banque centrale russe, un coup de tonnerre sur la planète monétaire », Le Monde, le 10 mars, 2022.
[4] Baidu Encyclopédie, Les réserves de change chinois ».
[5] Esther Attias, « L’économie chinoise n’est pas prête en cas de sanctions occidentales », Challenges, 6 juin 2022.
[6] M. Yu Yongding est un économiste chinois, dont l’influence est largement reconnue au sein des débats sur la politique économique chinoise. Il a été le président de China Society of World Economics et le directeur de l’Institute of World Economics and Politics de l’Académie chinoise des sciences sociales. Il a travaillé de 2004 à 2006 pour le Monetary Policy Committee of the People’s Bank of China et a écrit The Management of Cross-border Capital Flows et Macroeconomic Stability in China.
[7] Sina Finances & Economics Observer, 20 mai 2022.
[8] Cité dans Capitaine Economics, 22 février 2012.