<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La géographie et la guerre. Philippe Boulanger

6 novembre 2021

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Photo : La géographie et la guerre. Philippe Boulanger. Crédit photo : Unsplash

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La géographie et la guerre. Philippe Boulanger

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La géographie sert-elle d’abord à faire la guerre ? Philippe Boulanger, professeur de géographie à la Sorbonne, analyse les rapports entre cette science et le monde militaire, en rappelant ses évolutions et l’importance de la compréhension des paysages pour la tactique et la stratégie.

 

Cet entretien est la retranscription d’une partie de l’émission podcast réalisée avec Philippe Boulanger. L’émission est à écouter ici.

 

Jean-Baptiste Noé : Comment est-ce que vous définiriez la géographie ?

Philippe Boulanger : C’est une science très ancienne, pratiquée par les Grecs puis les Romains, c’était la science de la terre, out ce qui touche aux milieux naturels, la topographie, l’organisation des chaînes de montagne. Elle tarde à devenir une discipline académique, avec les jésuites puis les premières chaires à l’université dans la 2e moitié du XIXe siècle. Elle est conçue comme une science de synthèse, une convergence de différents savoirs. Par définition, elle se distingue de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie par la compréhension du territoire, comment les hommes se l’approprient et l’aménagent et comment, en retour, celui-ci peut modifier les comportements des sociétés. Il s’agit de comprendre ces interactions, c’est une science de terrain.

 

JBN : Il y a un dilemme entre volontarisme et déterminisme. Les paysages sont naturels mais construits par l’homme. Comment le géographe pense ce rapport entre déterminisme et volontarisme et la question du rôle de l’homme sur le paysage, notamment d’un point de vue militaire ? Est-ce que le militaire est forcément contraint par le paysage ou est-ce qu’il arrive à s’en affranchir ?

PB : Cette question remonte à loin. Au XIXe, on pense que le milieu détermine la façon de vivre ou de faire la guerre. Comment le réchauffement climatique est pris en compte, comment les hommes essaient de s’affranchir du milieu naturel et de le transformer, toutes ces questions se sont posées au XX. Aujourd’hui, les géographes savent observer, comprendre, s’approprier des éléments sans subir l’importance de ces données géographiques. Les géographies militaires ont inventé des doctrines, théories, concepts sur le meilleur endroit où livrer bataille. Le commandant Barré a inventé la géogénie etc. Il s’agit de voir comment les couches géologiques permettent la manœuvre pour mieux gagner la bataille. Aujourd’hui, on n’est plus dans ce type d’apprentissage et de pratiques.

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JBN : Est-ce qu’aujourd’hui, avec les missiles intercontinentaux et le cyber, la géographie est encore utile ou a-t-elle été aplanie ?

PB : La géographie est toujours la reine des batailles. Il faut distinguer plusieurs éléments : il existe plusieurs types d’espaces, matériels et immatériels, et les premiers sont prépondérants. Il y a aussi, aujourd’hui, le domaine géo-spatial, qui vient chapeauter l’ensemble des espaces. Hervé Coutau-Bégarie le mentionnait déjà dans les années 2000 : c’est un espace en cours de conquête dont la place est très importante. Il y a aussi l’espace informatique, numérique : c’est nouveau mais pas si différent, ça ne change pas la conception de la géographie.

 

JBN : Est-ce que ce n’est pas une sorte de déviance du mot espace ? Il semble qu’on donne à tout ce nom d’espace…

PB : Oui, les géographes donnent différents termes pour définir l’environnement qui les entoure. La notion d’espace est plutôt neutre, il s’impose avec des termes comme cyberespace. Le mot territoire est plus géopolitique, aujourd’hui il y a une territorialisation des enjeux de pouvoir. La Méditerranée orientale devient une zone sensible sur le plan géostratégique et politique. Les militaires ne sont pas épargnés par cette distinction : ils parlent d’environnement physique ou humain pour désigner ces espaces où il faut effectuer une manœuvre, prendre des communautés en compte…

 

JBN : Quelle est la place de la géographie dans les études militaires aujourd’hui ?

PB : On n’a jamais accordé autant d’importance à la géographie dans les environnements militaires par rapport à la fin du XIXe siècle. Il y a différentes phases où on accorde de l’importance à la géographie dans la formation des officiers. A la fin XIXe siècle, une grande importance est accordée à la « géographie militaire », d’abord physique puis de plus en plus humaine, notamment après la Première Guerre mondiale. Durant la guerre froide, l’enseignement de la géographie pour les militaires doit servir à pratiquer le métier : ces enseignements prennent alors un autre sens, ils sont moins opérationnels. Après la guerre froide, conscience de la nécessité de découvrir ou de redécouvrir des territoires. Les premières troupes qui partent en opération ont peu d’informations géographiques, comme dans le cas des troupes françaises envoyées en Afghanistan. En Centrafrique dans les années 2000, on se sert encore des cartes militaires des années 1950. Il e peut y avoir d’activité militaire sans prise en compte du territoire et de l’espace, il faut le représenter sous forme de cartes numériques, ce qui bouleverse l’enseignement de la géographie. Une place croissante est accordée aux questions de défense et de sécurité en géographie.

 

JBN : On ne met pas tout sur une carte. Qu’est-ce qu’on prend et qu’est-ce qu’on retire comme information ? Comment la carte, dans son choix d’information, peut servir le monde militaire et comment y est-elle traitée ?

PB : La carte est une représentation en deux dimensions d’un environnement, elle donne des informations en fonction d’un besoin (tourisme, navigation, guerre…). Les premiers cartographes qui améliorent les cartes sont des militaires, il y a une spécialité qui se développe. A partir du XIXe, 1/80000 puis 1/50000, les cartes deviennent plus précises. Les cartes sont conçues comme un outil militaire, de pouvoir. Depuis la Grande Guerre, s’opèrent des révolutions dans la manière de représenter le terrain : c’est à partir de cette guerre que les aménagements du terrain sont envisagés. Les outils numériques permettent une fusion de données, géolocalisées. C’est le geoint, le geospatial intelligence : à partir de multiples capteurs (satellite, terrain…), on fusionne les informations via les bases de données et on en retient les plus utiles en fonction d’une problématique donnée. Seules les grandes puissances peuvent aujourd’hui fournir ces cartes quasiment en temps réel.

 

JBN : Est-ce qu’aujourd’hui le numérique modifie la science géographique, la manière de voir les cartes, d’aborder les paysages ? Est-ce une transformation de la discipline ou une amélioration de choses déjà existantes ?

PB : C’est une évolution en cours mais sous la forme d’une continuation. Il existait déjà des données géographiques dans les années 90, on était alors à 10%, aujourd’hui c’est 90%. La donnée numérique géographique est l’élément central de mutation de la géographie, civile comme militaire. Cette dernière est faite de données numériques : il faut représenter des phénomènes à différentes échelles pour différents acteurs. Le stratège doit avoir accès à la même chose que le soldat sur le terrain. La donnée numérique permet la pleine efficacité de l’emploi de l’outil militaire. On pourrait parler du ciblage, de la manœuvre, des systèmes d’armes. Reste le problème de la transmission à d’autres acteurs en temps réel. Les attentes restent fortes de la part des décideurs comme des unités. La géographie est une aide à la décision et un appui aux unités, elle doit éviter des pertes militaires. Elle redevient une science centrale dans l’activité militaire qui vise à recueillir les meilleures informations. Certes, pendant la Seconde Guerre mondiale, la connaissance géographique était centrale, mais aujourd’hui il est intéressant de noter l’exigence de rapidité, d’efficacité dans le temps, d’accélération du rythme pour répondre à des besoins de plus en plus nombreux et précis. La géographie redevient une science incontournable pour le militaire, au point que la doctrine française en la matière s’est diversifiée depuis les années 2000, de même que celle de bien d’autres pays. La connaissance et les moyens géographiques n’ont jamais eu une telle importance dans les armées.

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JBN : Pour l’armée française, y a-t-il des liens institutionnels entre l’université, les départements de géographie et l’armée ?

PB : Il existe des institutions de géographie militaire dans les armées, c’est un héritage des cartographes et des ingénieurs géographes sous Louis XIV. Il y a une évolution des institutions géographiques militaires, y compris dans la marine. Il y a des phases de transformation de ces services, qui montent en puissance à la fin du XIXe après la défaite de 1870. Les stratèges maîtrisent alors le territoire allemand… mais pas français : dans La Débâcle, Zola fait dire à un général français « comment voulez-vous que l’on se batte sur un territoire qu’on ne connaît pas ? ». Il n’a pas les connaissances géographiques. A partir des expériences liées à la défaite, le service géographique de l’armée est né puis copié par bien des pays. La géographie militaire se structure comme un courant de pensée et acquiert une grande importance dans la pensée militaire, ce qui prospère jusqu’à aujourd’hui. Il y a différents services dédiés à la géographie militaire, de notoriété internationale, dont un service interarmées. Concernant le lien entre la géographie des militaires et géographie académique des universités, les liens sont de plus en plus précis mais à relativiser. La Grande Guerre a été la première grande période de liens et de convergences entre géographes universitaires et géographes militaires, à travers la commission de géographie militaire : dès octobre 1914, elle se réunit quasiment toutes les semaines à l’institut de géographie pour définir les cartes, les synthèses utiles. Depuis la fin de la Guerre froide, de nouvelles relations s’élaborent entre géographes universitaires et géographie militaire : cela se fait avec de la bienveillance, comme se voit la signature de convention entre Sorbonne Université et le ministère des Armées. Les géographes universitaires peuvent être consultés pour parler de géographie, de données physiques. Il s’agit toujours, pour les uns comme pour les autres, de comprendre le lien entre territoire et sociétés.

 

JBN : Est-ce que la période coloniale a contribué à renouveler la pensée militaire et les apports de la géographie militaire ?

PB : La géographie coloniale n’est pas la géographie militaire. Jusque dans les années 1960, la géographie militaire vise à faire face à l’ennemi héréditaire qu’est l’Allemagne. La géographie militaire des colonies a existé mais c’était seulement une géographie de découverte, d’exploration, c’est de la description des paysages. Les travaux effectués sur les populations sont de grande qualité : les troupes coloniales qui ont effectué des études de connaissance des populations indochinoises ont fait des travaux remarquables de précision qui servent encore en milieu universitaire. Les troupes coloniales ont un rapport historique avec les populations indigènes. C’est donc plutôt en termes de géographie humaine que géographie coloniale et géographie militaire sont liées. La géographie coloniale est un élément de la géographie militaire mais elle est loin d’être associée entièrement.

 

JBN : Aujourd’hui, quelles pourraient être les prospectives, les innovations ? Pour un officier qui sortirait de Saint-Cyr aujourd’hui, de quoi pourrait-il s’attendre pour dans 20 ou 30 ans ?

PB : On est à l’anticipation, à avoir une vision prédictive. Qu’est-ce qui va se passer ? On est de plus en plus en mesure de le savoir, mais il faut rester prudent. Toutes les prochaines tendances des décennies à venir sont en cours. On est beaucoup plus capable de répondre à ce type de démarche à une échelle tactique que dans des touts géostratégiques en mesure d’évoluer très rapidement. Un élève qui sort d’une grande école a besoin d’outils qui facilitent son travail, mais le développement des institutions de géographie militaire compte aussi. On comprend que seul le développement de moyens en personnel et d’outils, de programmes, comptent. Les technologies numériques avancent vite, et ce n’est pas évident que les outils numériques d’aujourd’hui soient encore opérants demain. Les nouveaux officiers et sous-officiers sont déjà conscients de l’importance des outils numériques, le tout c’est que le pouvoir donne les moyens sur le terrain. On sait déjà quels seront les principaux outils des 15 à 20 prochaines années, on en est à la préhistoire.

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