Plusieurs vols de sexe ont été recensés au Mali et en Centrafrique. En cause ? La France, qui a monté une opération secrète pour retirer leurs attributs aux Africains. Loin de faire sourire, cette rumeur témoigne de la persistance de la sorcellerie et des différences anthropologiques entre l’Europe et l’Afrique.
Article paru dans le N55. Géopolitique des montagnes
Sur les réseaux sociaux, l’information s’est diffusée à grande vitesse : en Centrafrique, plusieurs hommes ont eu leur sexe volé par des agents de la DGSE. Les journaux et médias africains ont repris l’information, notamment Bamada.net[1] : « Les services de renseignement français, remplis de haine néocoloniale et de jalousie à l’égard des Africains, utiliseraient des nanotechnologies secrètes pour voler les attributs masculins des hommes africains afin de compenser la diminution démographique des Européens. » Pour pallier la baisse de la natalité en France, des chercheurs français aurait monté un programme pour voler les hormones viriles des Africains. Le programme aurait été testé en 2016 en Haïti, puis déployé en Centrafrique : « Des recherches secrètes sur le retrait de cette hormone seraient en cours depuis longtemps. En 2016, une épidémie de disparitions d’attributs masculins aurait été signalée en Haïti, ce qui serait interprété comme des essais préliminaires. Un programme visant à extraire cette hormone des hommes noirs aurait ensuite été mis en œuvre. Après quelques tests, il aurait été découvert que les hommes centrafricains posséderaient l’un des taux les plus élevés de cette hormone en question. » L’opération, rudement menée, montrerait à la fois la perversité et la dextérité de la France : « Les organes masculins volés des Centrafricains auraient été transportés par camion vers un pays africain voisin, puis envoyés par avion de transport militaire vers Paris, où ils auraient été dissimulés dans l’un des bunkers secrets de Versailles. Une vidéo anonyme aurait circulé, montrant des camions traversant les portes du château. »
Beaucoup de commentateurs ont attribué ces rumeurs aux Russes et s’en sont gaussés : ce serait une énième grossière opération de déstabilisation de la France. Dans les milieux médiatiques, cette rumeur a fait rire : comment Moscou a-t-il pu penser une chose aussi farfelue ? Des réactions qui témoignent de la méconnaissance de l’Afrique où la sorcellerie tient un rôle central. La montée du vaudou en cours depuis une génération creuse les fossés anthropologiques entre l’Europe et l’Afrique.
Le vol de sexe : une histoire déjà ancienne
Cette rumeur a en effet parcouru l’Afrique de l’Ouest au cours des années 1990-2000 où elle fut étudiée par l’anthropologue Julien Bonhomme[2]. Les premiers cas sont recensés au Nigeria en 1975 puis se diffuse dans 17 pays, notamment en Côte d’Ivoire, au Cameroun et au Congo. Le vol de sexe se déroule toujours en ville, s’effectue entre personnes inconnues et concerne essentiellement des hommes. Contrairement à la sorcellerie traditionnelle qui s’opère à la campagne et dans le cercle familial, ces événements sont urbains, témoignant de l’adaptation de la sorcellerie africaine aux évolutions démographiques et sociales du continent.
L’opération se déroule toujours selon le même processus : un regard, une poignée de main, un contact entre inconnus suffit. À ce simple contact, la victime dit ressentir une décharge électrique au niveau des parties intimes et affirme que celles-ci ont disparu ou rétréci. Régulièrement, les voleurs sont lynchés à mort par la foule : « En 2006 à Parakou au Bénin, un jeune homme dévisage une jeune fille dans la rue ; cette dernière crie aussitôt que l’inconnu vient de lui voler son sexe ; l’homme est tabassé à mort par la population du quartier. » Ces vols conduisent parfois à des émeutes qui durent plusieurs semaines, toujours dirigées contre des ethnies étrangères ou minoritaires : « En 2001, les vols de sexe font ainsi plus d’une vingtaine de morts au Nigeria. À l’été 1997, ils font huit victimes et une quarantaine de blessés à Dakar. Une douzaine de personnes sont tuées au Ghana en janvier 1997, puis à nouveau en janvier 2002. »
Au Nigeria, ce sont essentiellement les Haoussa qui ont été accusés et lynchés. De même au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Tchad et au Mali. Les Peuls, qui peuvent être pris pour des Haoussa, sont eux aussi régulièrement concernés. Sorcellerie de la ville, le vol de sexe se déploie sur les fractures ethniques traditionnelles, démontrant que la modernité technologique n’abolit pas les distinctions anthropologiques africaines. Julien Bonhomme constate que ces vols sont à rattacher à une autre forme de sorcellerie, les crimes rituels ou « pièces détachées », eux aussi très répandus : « Des meurtres sont perpétrés puis certains organes (dont le sexe) et le sang des victimes sont prélevés afin de fabriquer des fétiches de richesse ou de pouvoir. Le vol de sexe apparaît ainsi comme une forme de sorcellerie somme toute assez familière en Afrique subsaharienne, ce qui expliquerait sa localisation sur cette partie du continent à l’exclusion de l’Afrique du Nord. »
L’erreur d’analyse serait de considérer ces événements comme de sympathiques anecdotes exotiques, signe d’une permanence archaïque dans une Afrique en cours de modernisation. Erreur qui démontre, outre le mépris de certains Européens pour les spécificités africaines, une incompréhension sur les logiques anthropologiques sous-jacentes. « Prendre cette rumeur africaine véritablement au sérieux exige alors d’en dissiper le sensationnalisme exotique. Ce travail espère en effet convaincre le lecteur que le vol de sexe est moins une anecdote risible qu’une affaire exemplaire permettant de comprendre les formes de sociabilité, les modes de communication et les styles de croyance de l’Afrique urbaine contemporaine. »
Un effort de compréhension qui est indispensable à l’analyse géopolitique, qui suppose de savoir se mettre à la place des autres pour en saisir la culture, les symboles et les représentations. Ce que nous disent ces événements, c’est l’échec de l’imposition d’une culture étrangère, notamment le christianisme pendant la période coloniale, et le renouveau des cultures traditionnelles, qui passe par un essor du vaudou et une adaptation urbaine des chamans et des sorciers[3]. Comprendre ces phénomènes s’avère alors indispensable, d’une part pour ne pas projeter des présupposés universalistes sur des populations aux cultures différentes, d’autre part pour comprendre les phénomènes en cours en France, puisque l’arrivée de populations africaines en Europe par le biais des migrations conduit aussi à une importation de ces cultures et de ces pratiques. Le vol de sexe ne va donc pas rester cantonné à Lagos et à Abidjan, mais finira pas être une thématique essentielle des villes françaises. Comme c’est déjà le cas du vaudou via le déploiement des réseaux criminels du Nigeria[4]. Loin d’être une rumeur créée par la Russie, ces signalements de vols sont le symbole du renouveau de l’indigénisme et des cultures traditionnelles, marque de la fin de l’universalisme et du retour aux particularismes.
[1] « Centrafrique : disparitions inexpliquées de parties intimes chez les hommes, la France suspectée ? », Bamada.net, 28 octobre 2024, (principal site d’information sur le Mali).
[2] Julien Bonhomme, « Alerte aux voleurs de sexe ! Anthropologie pragmatique d’une rumeur africaine », Cahiers d’anthropologie sociale, 2009/5, p. 115-138. Toutes les citations sont issues de cet article.
[3] Jean-Baptiste Noé, « Le vaudou : un culte en essor », Le Déclin d’un monde, L’Artilleur, 2022.
[4] Ana Pouvreau, « Les mafias nigérianes investissent l’Europe », Conflits, n°37, janvier 2022.