Incapable de faire son deuil des printemps arabes, Paris semble avoir abandonné tout espoir de redéployer son influence dans une région où elle était jadis respectée.
Parmi les nombreux fiascos du quinquennat de François Hollande, la Syrie tient certainement une place à part. François Hollande a fini par l’admettre lui-même : sans la guerre en Syrie, il n’y aurait pas eu les attentats de 2015. Si les attentats de Charlie Hebdo et de l’hypercasher à la porte de Vincennes ont été revendiqués par Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), le massacre du Bataclan et les autres attaques dans Paris en novembre ont bel et bien été organisés par l’État islamique au Levant, né sur les décombres de la guerre civile en Syrie et en Irak. Paris et Damas se rejettent depuis lors la responsabilité d’avoir engendré une telle monstruosité.
Lorsque l’ancien président revient sur ses cinq années passées à l’Élysée, il semble accablé et use de trésors de casuistiques pour se persuader qu’il avait raison de vouloir faire tomber Bachar, seul contre tous. Mais personne ne l’ayant suivi, cela expliquerait les centaines de morts de Paris. Pourtant, François Hollande l’a révélé, dès 2014 à Xavier Panon, dans son livre d’enquête intitulé Dans les coulisses de la diplomatie française, de Sarkozy à Hollande, (Archipel, 2015) : ses services ont discrètement armé le djihad syrien quand il est arrivé à l’Élysée en 2012, dans le but de changer de régime à Damas. « Je suis conscient de la force de ce que je suis en train de dire : Monsieur Bachar el-Assad ne mériterait pas d’être sur la Terre » lâchait alors son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius. Tout était alors permis.
À lire également
La France, à jamais haïe en Syrie ?
Quand le cycle populaire et politique du printemps syrien échoue en mars 2011, la révolte se mue en guerre civile avec la création de l’armée syrienne libre (ASL) à l’été 2011. La fusion des déserteurs se fait alors avec les groupes djihadistes venus d’Irak dès l’été 2011 ; date à laquelle est créé le Front al-Nosra. L’effondrement de l’État syrien dans de nombreuses régions sunnites fait sortir de prison des milliers d’opposants politiques, mais aussi de bandits et de potentiels terroristes avides de vengeance contre la clique alaouite qui règne à Damas.
Notre guerre d’Espagne
« La Syrie est notre guerre d’Espagne » écrivait le blogueur du Monde Jean-Pierre Filiu. Pour le professeur de Sciences-Po Paris, la chute de Bachar al-Assad pouvait s’apparenter à une lutte antifasciste. Depuis la rive gauche de la Seine, tous les moyens sont bons pour ce noble combat. « Nous avons commencé quand nous avons eu la certitude qu’elles iraient dans des mains sûres », relativise néanmoins l’ancien président socialiste. Une précision utile, car les livraisons ont débuté dès 2012, alors que l’embargo européen, établi à l’été 2011, n’a été levé par l’Union européenne qu’en mai 2013. Aujourd’hui, tout le monde sait dans quelles mains sont tombées nos armes, comme dans quelles mains est tombée la cimenterie de Lafarge. Laurent Fabius notait alors que al-Nosra était très utile contre Bachar al-Assad tout en se défendant de les inclure dans une coalition contre Bachar, au grand dam de nos alliés et financiers du Golfe. Bref, l’opposition syrienne s’est djihadisée tandis que Paris fermait les yeux. « L’opposition syrienne », progressivement appelée « rebelles modérés » puis simplement « rebelles » et enfin « milices djihadistes » s’est radicalisée grâce à l’armement fourni par les services occidentaux. De fait, Daech et le Front al-Nosra (actuel Hayat Tahrir al-Cham) sont les deux groupes militaires qui ont progressivement émergé. Al-Qaïda a eu l’habileté de se dissimuler derrière des noms d’emprunt au sein de vastes alliances comme « l’Armée de la conquête » ou Jaïch al-Islam.
Officiellement donc, la France n’envoyait que de la logistique : gilets pare-balles, outils de communication cryptée, masques contre les armes chimiques, lunettes nocturnes. En réalité, c’était aussi des canons de 20 mm, des mitrailleuses 12.7, lance-roquettes AT4, des missiles antichars Milan. Consciente, malgré tout, des risques de détournements par des groupes djihadistes, la France s’est gardée d’envoyer des missiles antiaériens. Signe que les groupes armés par la France n’étaient pas complètement sûrs et que leur porosité était forte.
La guerre prend une tournure macabre lorsque des quartiers entiers sont bombardés et les attentats se multiplient. À l’été 2013, la presse occidentale s’émeut des violentes contre-offensives menées par l’armée syrienne à Homs, Hama, Alep et dans la Ghouta orientale, à l’est de Damas. François Hollande, qui vient de libérer Tombouctou dans le nord du Mali et vit alors « le moment le plus important de [sa] vie politique » se voit désormais en sauveur de la Syrie. Bernard-Henri Lévy lui conjure d’intervenir.
Mais les États-Unis et le Royaume-Uni refusent de se lancer dans une telle aventure, car la Russie n’accepte plus qu’on change de régime sur la base de rapports d’ONG controversées. Ils lâchent aussi François Hollande parce que la question de l’après-guerre n’a pas été anticipée. Une fois Bachar al-Assad tombé, Al-Qaïda et l’État islamique se seraient engouffrés dans la brèche, comme al-Baghdadi le fit en Irak un an plus tard, arrivant jusqu’aux portes de Bagdad.
À lire également
La France a-t-elle encore un rôle au Moyen-Orient ?
La France chassée
En 2015, face à l’effondrement irakien et aux attentats de Paris, la France prend alors un tournant et décide de ne plus soutenir que les Kurdes d’Irak et de Syrie et de concentrer ses efforts sur la menace islamiste. Le changement de régime à Damas n’est plus au programme. Mais les relations franco-syriennes ne reprennent pas pour autant : ni échange d’ambassadeurs ni réouverture d’ambassades ou de consulats. La coopération bilatérale reste en hibernation. Au printemps 2018, un coup de semonce est envoyé sur une base militaire syrienne après des soupçons de bombardements au gaz, avec l’assentiment de la Russie. Mais rien de plus.
Dès lors, une forme de cohabitation américano-russe s’établit sur la rive gauche de l’Euphrate. La Turquie s’établit durablement au nord laissant Russes et Iraniens s’installer là où Bachar al-Assad reste souverain. Mais le statu quo évince globalement la France de la région. Quant aux restes de « l’opposition syrienne », elle est aujourd’hui recluse dans les prisons kurdes, s’est réfugiée en Europe ou dans la poche d’Idlib, sous l’emprise de l’émir djihadiste (HTS) al-Joulani.
En 2022, la Syrie et la France continuent de se regarder en chiens de faïence. Gérard Bapt, ancien député socialiste et président du groupe France-Syrie, regrettait avec amertume dans l’hebdomadaire Marianne le gel des échanges culturels : « Ce sont désormais les Hongrois qui travaillent à la restauration du Krak des Chevaliers, et accueillent les étudiants syriens, notamment pour l’archéologie. Les Tchèques fouillent un site à Lattaquié, les Italiens, les Polonais, les Japonais ailleurs. Les travaux à Palmyre sont désormais rédigés en anglais. Aujourd’hui, sept pays de l’UE ont rétabli des relations diplomatiques avec la Syrie. La Grèce vient de rouvrir son ambassade. Les États-Unis eux-mêmes viennent de lever partiellement l’application de leur “loi César” pour ce qui concerne la réhabilitation du pipeline du Qatar vers le Liban, montrant encore une fois leur pragmatisme lorsque leurs intérêts géostratégiques sont en jeu. »
Éric Chevalier, ancien Médecins du Monde placé à la tête de l’ambassade de France à Damas par Bernard Kouchner, entretenait jusqu’en 2011 de bons rapports avec les autorités syriennes. Dans plusieurs rapports, il avait alerté sur le fait que le régime Assad était plus solide qu’on ne le croyait. Pour lui, son assise sociologique restait assez large et ses jours n’étaient pas comptés. Il n’a pas été écouté par Alain Juppé.
La France, ancienne puissance mandataire de la Syrie, protectrice du Liban et des chrétiens d’Orient, a maintenant disparu de la Syrie. Pour sortir de l’impasse diplomatique et retrouver un jour sa grandeur passée au Levant, Paris devra, au préalable, reconnaître les erreurs d’appréciation qui ont marqué les terribles années 2010.
À lire également