<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La fin de « la politique arabe de la France » (1973-2023)

2 février 2024

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Georges Pompidou reçoit le Premier ministre de la Libye en avril 1968. Credit:UNIVERSAL PHOTO/SIPA/1007221718

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La fin de « la politique arabe de la France » (1973-2023)

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L’élan gaullien en direction du monde arabe et de la Méditerranée s’est érodé dans les années 1980-1990 jusqu’à disparaître complètement ces vingt dernières années. 

Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.

Début novembre 2023, une note issue de la direction Afrique et Moyen-Orient du Quai d’Orsay était discrètement révélée dans Le Figaro. Plusieurs diplomates, dont le corps a été dissous en 2022, y regrettaient la position illisible de la présidence française après l’attaque terroriste du Hamas contre Israël le 7 octobre. La proposition d’Emmanuel Macron d’élargir la coalition contre Daech au Hamas, autrement dit de raser Gaza, témoignait d’une profonde méconnaissance du dossier palestinien. Une enquête de Sophie des Déserts et Guillaume Gendron dans Libération précisait le 2 décembre que l’idée venait de Bernard-Henri Lévy, courtisan aussi habile que maladroit quand il s’agit de jouer les ambassadeurs de substitution.

Le mouvement d’humeur fut publiquement recadré par un communiqué du ministère, mais le malaise des diplomates face à l’amateurisme élyséen ne semblait pas dissipé. Quelques jours plus tard, Patrick Durel, le conseiller Afrique du Nord et Moyen-Orient de l’Élysée était annoncé partant pour prendre l’ambassade de France à Bagdad. Anne-Claire Legendre, porte-parole du Quai d’Orsay, devait prendre sa place. Simple coïncidence ? Quoi qu’il en soit, le positionnement pro-israélien de la diplomatie française a fortement contrasté avec les réactions du général de Gaulle en 1967 et de Georges Pompidou en 1973. Conséquence immédiate, la tournée présidentielle au Caire, à Amman et Ramallah est passée inaperçue et le contre-feu de conférence humanitaire pour Gaza n’a débouché sur rien de très concret. Quant aux otages franco-israéliens, ils ont été relégués en queue de liste à la fois par Tel-Aviv et le Hamas, un exploit ! Cinquante après la guerre du Kippour (1973) et vingt ans après le véto français à la guerre américaine en Irak (2003), cette nouvelle déconvenue diplomatique a le mérite de marquer symboliquement l’extinction d’une politique extérieure : « la politique arabe de la France ».

Bien entendu, cet effacement a des causes internes à la société française. Le répugnant exhibitionnisme des terroristes du Hamas a fait écho au massacre de l’école Ozar Hatorah de Toulouse (2012) et de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes (2015). L’opinion française a été choquée. Le refus présidentiel de défiler contre l’antisémitisme quelques jours plus tard n’a pas été compris. Il n’a fait que souligner, à travers un autre conseiller officieux de la présidence, Yassine Belattar, la pression croissante de l’opinion arabo-musulmane dans l’Hexagone.

La politique arabe de la France est donc morte tandis que nos liens avec le sud de la Méditerranée, et singulièrement le Maghreb, sont plus étroits que jamais. Pour comprendre ce paradoxe, revenons quelques instants sur son passé.

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Après les indépendances successives de la Tunisie (1956), du Maroc (1956) et de l’Algérie (1962), la France du général de Gaulle repartait quasiment de zéro au Moyen-Orient. Dès 1946, le protectorat français au Liban et en Syrie avait pris fin. Les États-Unis et l’URSS se disputaient les miettes du festin colonial. Israël était, avec le Royaume-Uni, notre dernier allié dans la région. Le fiasco politique de l’expédition du canal de Suez en 1956 et l’impasse algérienne avaient scellé leurs destinées dans une même stratégie d’isolement. Le Royaume-Uni prit alors le parti d’unir sa politique étrangère plus étroitement encore à Washington. Il assume et revendique jusqu’à aujourd’hui son rôle de premier valet du roi américain. La Ve République française fit le pari inverse : regagner coûte que coûte son indépendance, tourner la page de la colonisation et retrouver ainsi une profondeur stratégique au Moyen-Orient. En lâchant le fardeau algérien, de Gaulle libérait la diplomatie française du poids et des pressions que les communautés nord-africaines faisaient peser sur elle. La France pouvait mener une politique extérieure pro-arabe sans risque d’être contredite sur son propre sol. Dès que les antagonismes postcoloniaux reprendront au sein même de la société et du territoire français, une politique extérieure autonome au Moyen-Orient deviendra mécaniquement impossible.

Le tournant des guerres israélo-arabes (1967-1973)

L’offensive éclair, lancée durant six jours par Israël en 1967, est le deuxième tournant après celui de 1962. La conquête de Gaza, de la Cisjordanie, du Golan et du désert du Sinaï par Tsahal offre à la France l’opportunité de se réconcilier définitivement avec le monde arabe et de redéployer son influence. « Nous avions repris avec les peuples arabes d’Orient la même politique d’amitié et de coopération qui avait été pendant des siècles celle de la France dans cette partie du monde et dont la raison et le sentiment font qu’elle doit être aujourd’hui une des bases fondamentales de notre action extérieure » explique le général de Gaulle. La diplomatie française, menée par Maurice Couve de Murville, ancien ambassadeur de France en Égypte, change de ton. Privée de ses ressources énergétiques algériennes tandis que l’OPEP organise la pénurie de pétrole, la France voit ses intérêts différemment et ne prend pas de gant pour critiquer l’occupation israélienne. Le marché de l’armement, le développement de l’énergie nucléaire, la possibilité de désenclaver la Méditerranée et de se tourner vers l’Asie Mineure et l’Afrique du Nord deviennent des priorités. Par ailleurs, le monde est figé en deux blocs antagonistes ; l’indépendance stratégique de la France passe nécessairement par son ouverture au tiers-monde, aux non-alignés. Ces continents anciennement colonisés, dont on pressent que leur développement et leurs poids démographiques futurs sont énormes, ne peuvent plus être négligés.

La réaction pompidolienne à l’attaque surprise de 1973 achève le processus. Michel Jobert, ministre des Affaires étrangères, ose même affirmer : « Tenter de remettre les pieds chez soi ne constitue pas forcément une agression imprévue. » La France semble ne plus écouter Tel-Aviv. Sous la pression des États-Unis, Israël doit stopper sa contre-offensive et changer de posture. À Paris, Valéry Giscard d’Estaing, élu président de la République en 1974, soutient les efforts d’Anouar el-Sadate et Menahem Begin afin d’échanger le Sinaï et son canal contre une paix durable entre l’Égypte et Israël. Les efforts du secrétaire d’État américain, Henry Kissinger, débouchent sous la présidence de Jimmy Carter à Camp David en 1978. Hélas, Sadate est assassiné en 1981 tandis que la guerre du Liban et la révolution iranienne ouvrent un nouveau cycle de troubles.

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La nouvelle donne irano-libanaise

À partir de 1975, la guerre du Liban pousse une partie de la droite non gaulliste vers des positions davantage pro-israéliennes, dans le sillage des grandes familles maronites, voire sunnites. L’afflux de réfugiés palestiniens déstabilise le fragile État chrétien. Le changement de régime à Téhéran radicalise les partis chiites au Sud-Liban et à Beyrouth. Certains chefs de clans maronites se retrouvent alliés objectifs de leur ancien ennemi, Israël. La collusion apparaît lorsque les massacres de Sabra et Chatila par des milices chrétiennes se tiennent sous les auspices de Tsahal.

François Mitterrand, dont les proches comme Claude Cheysson, Hubert Védrine, Jean-Pierre Chevènement et Roland Dumas s’inscrivent dans la lignée pro-arabe de la diplomatie française, tient à poursuivre la normalisation de Yasser Arafat et de son mouvement, l’OLP. Profitant de la tradition pro-israélienne de l’ancienne SFIO devenu Parti socialiste, il est pourtant le premier président français à s’exprimer à la Knesset. Il soutient l’Irak de Saddam Hussein en guerre contre l’Iran de Khomeini et s’accommode de l’occupation syrienne au Liban. En 1991, le président français parvient à convaincre George H. Bush de ne pas pousser ses troupes jusqu’à Bagdad pour renverser Saddam. C’est ce que Hubert Védrine appellera la synthèse « gaullo-mitterrandienne », une voix singulière dans le monde occidental. Un héritage de la politique arabe du général de Gaulle et, en même temps, une fidélité au protecteur américain et son turbulent allié israélien. Le pari est en passe d’être remporté quand Arafat se décide la même année de signer à Madrid un accord de paix avec l’État israélien de Yitzhak Rabin. La chute de l’Union soviétique oblige l’OLP à composer. Arafat quitte Tunis pour Ramallah.

La normalisation de l’OLP après la guerre du Golfe

Jacques Chirac, élu en mai 1995, ne tarde pas, lui non plus, à faire un pas symbolique en direction de la communauté juive de France. Sa reconnaissance des crimes du régime de Vichy au Vel’ d’Hiv’ en juillet est un tournant majeur du parti gaulliste, lequel fusionne avec l’UDF pour former l’UMP en 2002. L’assassinat par un juif fanatique du Premier ministre israélien le 22 novembre 1995 met fin au processus de paix né à Oslo en 1993 et débouche sur la victoire électorale de Benyamin Netanyahou. Mais l’ancien poulain de Georges Pompidou, amoureux des civilisations orientales, avait gardé une sympathie pour les chefs d’États arabes. La visite du président français dans les quartiers arabes de la vieille ville de Jérusalem en octobre 1996 est restée dans la mémoire collective. Chirac prend ses distances avec Israël. Il est le seul dirigeant occidental à se rendre aux funérailles de Hafez el-Assad à Damas en 1999. En effet, il n’y a pas de politique arabe de la France sans relations diplomatiques avec les régimes dictatoriaux ou monarchiques arabes. La démocratie est encore rare dans la région.

2003, le véto français à la deuxième guerre du Golfe

Jacques Chirac, qui sait que le développement du Moyen-Orient ne pourra se faire sans les Arabes ni à coups de missiles de croisière, est le dernier président français qui comprend la région. Son refus, au côté de Gerhard Schroeder et Vladimir Poutine, mais aussi de la Chine de Jiang Zemin, d’engager l’ONU dans un changement de régime en Irak reste, vingt ans plus tard, le dernier moment important de la diplomatie française. Paris a le courage de s’opposer à Washington, entraînant dans son sillage un nombre conséquent d’alliés. La France retire du discours de Dominique de Villepin à New York un prestige et une aura qu’elle ne reverra plus. Le gaullisme diplomatique semble ressuscité. Chirac devient aussi populaire que Zidane. C’est en réalité le crépuscule de la politique arabe de la France.

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« Certains pays arabes veulent mettre fin à la cause palestinienne ». Entretien avec Cheikh Sadik Al Nabulsi

L’impasse du processus de paix palestinien après le début de la deuxième intifada en 2001 prend à rebours les voisins arabes d’Israël, désireux de consolider une paix froide avec Tel-Aviv. Les attentats du 11 septembre 2001 poussent Ariel Sharon à durcir les positions de l’État hébreu en Cisjordanie. Avec la bénédiction de George W. Bush, il fait construire une immense clôture de sécurité qui morcelle la Judée en échange de son retrait de la bande de Gaza en 2005. Seuls le Hezbollah libanais et le Hamas, soutenus par la République islamique d’Iran, entretiennent le feu de la guerre. La mort de Yasser Arafat le 11 novembre 2004 et la fossilisation de l’autorité palestinienne autour de son successeur Mahmoud Abbas laissent le combat contre Israël aux factions islamistes, sous perfusion financière et pétrolière des princes wahhabites du Golfe. La cause palestinienne voit ses modes d’action glisser progressivement de la guérilla révolutionnaire et socialiste au simple terrorisme islamiste. Le Hamas fondé par le cheikh Yassine remporte les élections à Gaza et s’empare de tous les pouvoirs en 2006. Les Frères musulmans, chassés d’Égypte, profitent de la protection du Qatar pour contrôler à distance le mouvement. Les armées syrienne et israélienne quittent le Liban et le Hezbollah tient la frontière sud.

La politique du Golfe de la France

Le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012) est assurément une rupture. La politique arabe de la France se rétrécit progressivement jusqu’à se réduire à une politique du Golfe arabe. La France atlantiste du nouveau président veut faire oublier les années Chirac-Villepin.

Certes, les relations franco-arabes dans le Golfe ne datent pas des années 2000 et les réceptions somptueuses de Bachar al-Assad et Mouammar Kadhafi à Paris ont marqué l’opinion de l’époque. L’Union pour la Méditerranée a été un projet ambitieux, même s’il a été torpillé par l’Union européenne d’Angela Merkel dès 2008. Le véritable tournant a lieu avec le Printemps arabe de 2011 qui va affaiblir des partenaires traditionnels de Paris. La très chiraquienne Michèle Alliot-Marie démissionne. Ben Ali à Tunis, Bachar al-Assad à Damas, Hosni Moubarak au Caire sont chassés ou ostracisés. Le nouveau Quai d’Orsay d’Alain Juppé croit pouvoir renouer avec la rue arabe, tout en s’appuyant sur des partenaires du Golfe de plus en plus riches et très méfiants quant à la démocratisation de la région. C’est avec l’émir absolu du Qatar que la France entend prêcher la nouvelle croisade pour la démocratie. Une action militaire conjointe de Paris et Londres, soutenue par Washington, parvient à éliminer Mouammar Kadhafi. Mais l’euphorie de Benghazi, où Bernard-Henri Lévy savoure son influence, est de courte durée. L’Égypte du maréchal Sissi et les Émirats arabes unis de Mohamed ben Zayed d’une part, la Turquie et la Tunisie d’autre part entretiennent la guerre civile. La Libye se disloque et se transforme en plateforme panafricaine de trafic migratoire. C’est bientôt l’ensemble du Sahel qui tremble sur ses bases.

L’attribution de la coupe du monde de football au Qatar en échange du rachat du PSG sous la présidence de Nicolas Sarkozy marque un point de bascule symbolique. Ce sont désormais les pays arabes qui exercent une politique française. La classe politique française s’est enfermée dans un tissu de réseaux occultes dont elle peine à sortir. Meyer Habib, député des Français de la Méditerranée orientale et ami de Benyamin Netanyahou, fait office d’ambassadeur de substitution. Émirs du Golfe et alliés d’Israël font pression pour que la France concentre ses efforts à la lutte contre l’Iran, la Syrie et l’arc chiite en général.

Sous la présidence de François Hollande, la proximité du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, avec les Émirats arabes unis frappe les esprits. Laurent Fabius multiplie lui aussi les voyages à Dubaï et Abu Dhabi. Le fils de l’émir du Qatar, qui vient de prendre le pouvoir, cherche une indépendance stratégique qui déplaît. C’est donc vers l’Arabie saoudite du jeune Mohammed ben Salmane que le jeune président Emmanuel Macron se tourne en 2017. Et pour Israël, il nomme Éric Danon, qui suggère au président en visite à Jérusalem d’aller prier au Mur des lamentations, une première dans l’histoire diplomatique française. La solution des deux États est abandonnée au profit d’une solution à deux souverainetés, dont celle limitée de l’autorité palestinienne.

Hosni Moubarak (Egypte) et Bachar el-Assad (Syrie) invités par Nicolas Sarkozy pour le défilé du 14 juillet 2008.
WITT/CHESNOT/SIPA

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Tributaires des fonds financiers du Golfe, la diplomatie française n’a plus beaucoup de liberté d’action. Elle a subi les accords d’Abraham initiés par Donald Trump. Même au Liban, où Emmanuel Macron est acclamé en sauveur sur les décombres de l’explosion du port de Beyrouth en 2020, elle déçoit. La présidence libanaise est vacante depuis le départ de Michel Aoun. Même le roi du Maroc s’impatiente devant les vaines tentatives françaises de rapprochement avec l’Algérie. La chiraquienne Catherine Colonna peine à incarner la voix de la France et à s’émanciper de la présidence. L’isolement est complet. Le statu quo syrien et libyen, l’éloignement égyptien, seul l’Irak semble apporter quelques satisfactions. Sans doute un souvenir de 2003 et une gratitude pour la coalition anti-Daech née en 2015.

Tandis que la diplomatie française s’efface, la diplomatie chinoise a réconcilié l’Iran et l’Arabie saoudite. Et c’est vers la Russie que la Syrie, l’Algérie, la Tunisie, la Libye et même l’Égypte se tournent. Minée par ses divisions intérieures, la France ne semble plus capable de déployer sa diplomatie vers le monde arabe. La nature ayant horreur du vide, nos partenaires méditerranéens se tournent vers nos rivaux. Nous voilà revenus en 1956.

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Michel Chevillé

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